Film soutenu

Aisheen

Nicolas Wadimoff

Distribution : Solaris Distribution

Date de sortie : 26/05/2010

Qatar/Suisse – 2009 – 1h25 – 35 mm – 1.85 – Couleur – Dolby SR

« Elle est où la cité des fantômes ? » demande l’enfant au gardien du parc d’attractions.  « Elle est là, juste là. Mais elle a été bombardée… Tu veux la voir ? ». C’est par ces mots que commence le film, balade impressionniste dans  une Gaza dévastée, au lendemain de la guerre.  La cité des fantômes, c’est Gaza…

Prix Œcuménique – Festival de Berlin 2010
Festival “Visions du Réel” – Nyon 2010 – Hot Docs, Toronto 2010

réalisateur Nicolas Wadimoff / producteur Faycal Hassairi / productrice exécutive Joëlle Bertossa / scénarioNicolas Wadimoff – Beatrice Guelpa / assistants réalisateurs Lana Matar – Sani Abou Salem / chef opérateurFranck Rabel /  montage Karine Sudan / assistant montage et traduction Naima Bachiri /  son Monther Abou Eyada / musique Darg Team / mixage Denis Sechaud – Ayman Mokni / étalonnageRico Danschke – Massimo Baliva /producteur Faycal Hassairi  

Nicolas Wadimoff

Nicolas Wadimoff est né en 1964 à Genève, après des études de cinéma à Montréal, il tourne en 1990 son premier documentaire, Le Bol, sur une soupe populaire à Genève. Puis, en 1991, Les Gants d’Or d’Akka, sur un boxeur palestinien d’Israël. Entre 1992  et 1996, il travaille à la TSR (Télévision Suisse Romande) en tant que réalisateur pour  différents magazines d’information. En 1996, il réalise son premier long-métrage de  fiction, Clandestins, primé à plus de quinze reprises dans les festivals internationaux. En 1999, il réalise le téléfilm 15, rue des Bains, en 2000 le long-métrage cinéma Mondialito, et en 2002 le téléfilm Kadogo, l’enfant-soldat,pour France 2 et la TSR. Nicolas Wadimoff  a également réalisé un documentaire sur  l’aventure d’Alinghi, défi suisse pour la Coupe de l’America, Alinghi, the Inside Story, sorti au cinéma en 2003.
En 2004-2005, Nicolas Wadimoff initie et développe à travers sa nouvelle société, Akka Films, le projet Swiss Palestinian Encounters : à l’issue d’un atelier documentaire auquel participent de jeunes cinéastes palestiniens, cinq courts-métrages documentaires voient le jour. Les films, présentés sous l’appellation My Home, sont montrés au Festival Visions du Réel en 2005, et sillonnent les festivals internationaux.
En 2005, il sort L’Accord, un long-métrage documentaire qui raconte les coulisses  de l’Initiative de Genève ; le film est présenté au Festival de Locarno. En 2006, il coproduit Summer 2006 in Palestine, avec le Palestinian Filmaker’s collective, soit  une collection de 13 courts-métrages de  3 minutes de cinéastes palestiniens. Dès 2007, tout en développant ses propres  projets, Nicolas Wadimoff produit entre autres 5 minutes from Home, un documentaire  de Nahed Awwad, présenté en compétition au Festival Visions du Réel à Nyon, le  film Dowaha (Les Secrets) de Raja Amari, sélectionné au Festival de Venise 2009, et Fix Me de Raed Andoni, sélectionné au Festival de Sundance 2010. En février 2009, au lendemain de la guerre à Gaza, il tourne le documentaire Aisheen.Il travaille actuellement à la préparation de son prochain  long-métrage de fiction, Libertad à l’écriture d’une série pour la télévision, Grand Hôtel, ainsi qu’à la préparation d’un documentaire, Dans les yeux de mon père.

Chronologie

2004 
2 février : Ariel Sharon annonce son intention de démanteler toutes les colonies de la bande de Gaza.
2005
12 septembre : retrait des derniers soldats israéliens de la bande de Gaza. Les forces de l’ordre palestiniennes entrent dans les 21 colonies démantelées.
2006
25 janvier : 
le Hamas remporte la majorité absolue aux élections législatives.
2007
14 juin :
 le Hamas met en déroute les combattants du Fatah et prend le contrôle  de la totalité du territoire de Gaza.
2008
Février-mars : offensive de l’armée israélienne contre la Bande de Gaza pour tenter de mettre fin aux tirs de roquettes.  Elle provoque la mort de près de 130 Palestiniens, sans pour autant mettre  fin aux tirs du Hamas.
27 décembre : Israël lance une attaque aérienne massive, baptisée “Plomb durci”. Le chef en exil du Hamas Khaled Mechaal appelle à une troisième intifada.
29 décembre : Israël, engagé dans une “guerre sans merci” contre le Hamas, décrète le secteur frontalier du territoire palestinien “zone militaire fermée”.
2009
6 janvier : au moins 40 personnes qui s’abritaient dans une école gérée par l’ONU sont tuées par un tir israélien.
17 janvier : Cessez-le-feu. En trois semaines, l’offensive israélienne a fait 1 330 morts palestiniens, dont plus de 430 enfants, et 5 450 blessés, selon les services médicaux palestiniens. Côté israélien, 10 militaires et  3 civils ont péri, selon les chiffres officiels.
15 septembre : un rapport de l’ONU sur  la guerre de Gaza, conduit par le juge Richard Goldstone, accuse Israël  et le Hamas de “crimes de guerre” et de possibles “crimes contre l’humanité”.
5 novembre : l’Assemblée générale de l’ONU adopte une résolution donnant trois mois à Israël et aux Palestiniens pour ouvrir des enquêtes indépendantes sur les allégations de crimes de guerre commis lors du conflit de Gaza l’hiver dernier.


Entretien avec le réalisateur

Pourquoi avoir choisi de filmer uniquement du coté palestinien ?
A vrai dire, c’est une question qui ne s’est pas posée en ces termes. La notion de côté, de parti, voire de balance ou d’équilibre des points de vue, doit être prise en considération, selon moi, lorsque l’on a mission ou vocation à analyser ou informer sur la situation du conflit entre deux entités. Ce n’était pas le cas de Aisheen. Le film n’a d’autre ambition que d’être le fruit d’un regard porté à un moment donné dans un espace donné, à savoir 14 jours dans la bande de Gaza, et cela trois semaines après la fin des bombardements. Et à ce moment-là, dans cet espace-là, il n’y avait pas d’Israéliens. A partir du moment où aucun Israélien n’a la possibilité physique de s’inscrire dans le récit, dans le dispositif narratif du film, je ne vois pas de raison d’aller « chercher » leur point de vue. Cela me semblerait complètement artificiel et conférerait au film un autre statut et ouvrirait un champ de réflexion qui n’est pas celui du film. J’ai eu l’occasion dans de précédents documentaires de filmer en Israël, ou de filmer des Israéliens en Palestine, et inversement, comme dans L’Accord. Cela me paraissait tout à fait naturel, et s’inscrivait dans un récit articulé autour de cette question des négociations. D’autre part, je pense que les habitants de Gaza, comme tous les Palestiniens en général, ont le droit à la parole et à l’image, sans que ce droit soit conditionné à une prise de parole des Israéliens, ou de qui que ce soit d’autre. Dans Aisheen, les protagonistes du film existent pour eux-mêmes et par eux-mêmes. C’est déjà beaucoup.

Comment le projet de ce documentaire est-il né ?
Quelques jours après la fin des bombardements sur Gaza, j’ai reçu un coup de téléphone de la part d’un producteur établi au Qatar et travaillant pour le compte de la chaîne ludoéducative, Al Jazeera Children Channel. Il me connaissait du temps où il vivait en Suisse, et avait vu mes films précédents. Il m’a dit que la chaîne s’était lancée depuis deux ans dans un programme de films de fictions et de documentaires, et qu’il désirait me rencontrer pour discuter d’un projet de film à Gaza. Il m’a expliqué que Al Jazeera Children Channel dépendait principalement de la Qatar Foundation, et était initialement consacrée aux programmes jeunesse. Trois jours plus tard, j’étais à Doha pour rencontrer le producteur et le directeur de la chaîne. Le courant est passé et ils m’ont donné carte blanche. Deux semaine après, j’étais à Gaza pour commencer le tournage.

Comment avez-vous réussi à vous faire accepter par la population locale et à
gagner sa confiance ?

Tout d’abord, ce n’est pas la première fois que je me rendais à Gaza. J’avais aussi déjà tourné plusieurs fois en Cisjordanie et en Israël. Je n’ai, pour ainsi dire, pas eu besoin de temps « d’acclimatation ». Je savais où je mettais les pieds. Lorsqu’on connaît les usages, le chemin est plus rapide. Mais il faut aussi dire que Gaza avait extrêmement changé. A tous points de vue. Tout d’abord géographiquement car les colonies avaient été démantelées depuis 2005. Puis socialement et politiquement, depuis les élections de 2006 qui ont vu la victoire du Hamas, mais surtout depuis sa main mise totale sur Gaza suite au « coup » militaire de 2007. Nous n’avions qu’une autorisation de quinze jours, ce qui est très peu pour un documentaire long-métrage, mais beaucoup par rapport aux durées de séjours habituellement accordées. J’avais la chance de très bien connaître l’équipe avec qui j’avais déjà travaillé : le chef-opérateur Franck Rabel et la journaliste-écrivain Béatrice Guelpa. On ne savait pas quel film on allait faire, mais on partageait le même désir d’aller vers les gens, vers ceux qui vivent au quotidien l’absurde de cette situation. Nous ne voulions pas de discours politique, ni d’analyses, peut-être parce que nous-mêmes n’y croyions plus…

Comment êtes-vous allé à la rencontre des gens que vous interviewez ?
Très vite, nous avons « senti » quelque chose de particulier. Je me souviens, à Jabalia, d’une veille femme qui semblait rechercher quelque chose dans les décombres de ce qui devait être sa maison… Sa manière de rester debout, digne, tout en effectuant des gestes et des mouvements presque « automatiques », tout cela, était très impressionnant. Il y avait là quelque chose que je n’avais jamais vu, ni perçu auparavant. Quelque chose qui transcende la question de la guerre. Quelque chose qui a plus à voir avec la survie du genre humain. Elle devait faire « ça », même si ce « ça » pouvait paraître si dérisoire. Cette manière de collecter des petits bouts de plastique, d’essayer de recoller les morceaux d’une vie partie en éclats, c’est tout ce qui reste, mais c’est essentiel. C’est très violent, et très beau à la fois. C’est ce que l’homme doit faire pour continuer à vivre. Envers et contre tout. Et pas seulement en Palestine, bien sûr. Rétrospectivement, je crois que l’idée matrice du film réside dans cette séquence. Aisheen est une expression arabe qui signifie « toujours vivant ». C’est le fil qui nous a guidés lors des rencontres que nous avons faites au hasard de nos déplacements. Du nord au sud de la bande de Gaza, puis du sud au nord. En général, après une première rencontre, nous retournions filmer les gens trois ou quatre fois.

Vous n’avez jamais recours à la voix-off, uniquement par moments à des cartons précisant le lieu géographique. C’était un choix délibéré dès le départ ?
L’idée, encore une fois, était vraiment d’échapper à l’analyse et au champ de l’information. Je pense qu’aujourd’hui on ne peut plus dire qu’on ne sait pas. Depuis quelques guerres passées, on a accès à toutes sortes d’infos, sur le net ou ailleurs. Quand on veut savoir, on sait. Alors qu’ajouter, que raconter ? La question qui m’obsédait, c’était – pour reprendre une formule un peu consacrée – qu’est-ce que peut le cinéma, là, maintenant ? Très vite, nous avons senti qu’il allait falloir capter ce quelque chose d’essentiel, entre les lignes, entre les mots, entre les paroles prononcées. Lorsque qu’on se dit qu’il faut essayer de filmer cet instant, de silence souvent, où les hommes sont ce qu’ils sont, et non pas ce qu’ils veulent nous démontrer ou nous expliquer, tout paraît plus clair, plus évident. Dans ce dispositif narratif, très « organique », finalement, la voix-off ne me paraissait pas avoir de place. Ce n’est pas un a priori inébranlable, plutôt une sensation qui est devenue évidence au fur et à mesure de la construction du film. Quant à une voix-off plus personnelle, là aussi, je n’en ai pas ressenti le besoin : ce que j’avais à dire, à faire partager, se retrouve dans les images filmées.

La caméra est totalement invisible, comme si elle se fondait parmi les gens. Comment peut-on se faire « oublier » dans un tel contexte ?
La manière d’aborder les gens détermine sans doute la rencontre, puis la relation qui s’ensuivra. Nous n’avions pas d’a priori, pas de stratégie, pas d’hypothèses à vérifier, ni de théorie à confirmer ou infirmer. Je ne considère pas les habitants de Gaza comme une entité humaine homogène qui serait censée obéir à des codes communs préétablis, mais plutôt comme un groupe de personnes qui partage, certes, les même conditions de vie, mais dont chaque membre est « incarné » au même titre que les Français, les Suisses, etc… On se parle alors plus en utilisant le « tu » (ou le vous, forme polie) que le « vous » collectif. Cela paraît évident, mais a toute son importance. L’histoire des habitants de Gaza, je la considère bien sûr aussi comme une histoire collective, mais surtout comme l’addition d’histoires individuelles. Une fois qu’une relation de respect et de considération mutuels s’établit, il devient bien plus naturel de filmer. C’est sans doute cette relation qui induit cette « personnalisation » des protagonistes du film et cet « oubli » de la caméra.

Vous n’avez jamais eu de difficultés à tourner à Gaza ? Les autorités du Hamas ne se sont jamais interposées pour vous empêcher de tourner ?
Nous étions à Gaza dans un après-guerre quasi-immédiat. La priorité pour les gens, c’était de se relever du fracas et du chaos des semaines précédentes. Et de garder la tête haute. Pas de courir après une équipe de tournage. En plus, la plupart des gens partageaient un désir de communiquer très fort. Personne n’est venu s’opposer à notre présence. Nous avons travaillé avec des assistants (des « fixeurs » dans le langage usuel), qui connaissaient très bien la région. Très vite, ils ont fait partie intégrante de l’équipe et nous avons travaillé main dans la main, avec la même dynamique, le même rapport au temps, de préparation comme de filmage. Quant au Hamas, ils avaient vraisemblablement d’autres priorités. Ils ne sont venus nous voir qu’une fois : lorsque l’on filmait les tunnels d’un peu trop près à leur goût.

Plusieurs personnes que vous avez interviewées parlent de mourir en martyr, y compris des enfants. Est-ce un sentiment dominant à Gaza aujourd’hui ?
En fait, il y a deux personnes qui évoquent leur désir de mourir en martyr. L’ un est un enfant qui a perdu un frère, et qui a été lui-même blessé par une bombe à fragmentation. Il le dit d’une manière presque « automatique ». C’est sans doute ce qu’il pense qu’il doit dire. Cette idée peut sembler contredire ce que je disais auparavant sur la personnalisation des protagonistes du film. Nous, nous avons considéré chaque personne comme une personne propre avec ses idées et ses sentiments.Mais je ne veux pas cacher que cet espace peut aussi être l’objet d’un discours préétabli, ou même prémâché. Cela existe à Gaza. Et c’est un problème. Il y a une culture de la mort et du martyr qui s’est installée. Il ne fallait pas faire l’impasse làdessus. L’autre est un adolescent qui exprime cette idée dans un cadre particulier : lors du tournage d’une séquence avec ses amis, alors qu’ils évoquent leur activité du jour précédent, un avion israélien effectue un raid aérien et l’on entend l’explosion d’une bombe.On est dans un moment du réel. Il ne nous aurait peut-être pas dit ça dans une autre situation. Son propos est plus spontané. Mais il termine de la même manière : « Foncer sur les Juifs et mourir. » A côté de ces deux jeunes qui existent bel et bien, il y a une dizaine de personnes qui ne désirent que vivre et ont des projets. Souvent des petits projets, mais des projets quand même. Pour moi, la culture de la vie à Gaza est bien plus forte que la culture de la mort.

On sent aussi que l’oisiveté forcée des habitants est un véritable cancer. C’est une dimension que vous avez voulu mettre en avant ?
C’est certain que le blocus imposé aux habitants de Gaza réduit fortement toute activité, voire la supprime complètement. Mais finalement, j’ai l’impression que Aisheen est un film rempli d’attente, plus que d’oisiveté forcée. Parce que cela n’a pas toujours été ainsi. Les gens de Gaza sont habituellement très actifs. Mais aujourd’hui, c’est vrai, tout le monde semble attendre quelque chose. C’est un sentiment paradoxal : d’un côté, c’est terrible, tragique, car on ne voit pas très bien ce qui va arriver, à part une nouvelle catastrophe ; d’un autre côté, c’est aussi l’attente d’un jour meilleur. Cette attente, que vous appelez oisiveté, je la vois plus comme une brève lueur d’espoir que comme un désoeuvrement. Oui, je préfère parler d’attente, car l’attente implique la notion de futur, d’avenir.

Les passages sur le zoo sont éclairants : les animaux souffrent et meurent de la folie des hommes. Comment en avez-vous eu l’idée ? 
Là aussi, il y a l’idée que le film s’est construit au fil des jours, en fonction des rencontres et des situations. Comme s’il s’était construit « tout seul ». Bien sûr, il s’agit de choix de tournage, de montage, de réalisation, mais je n’avais jamais eu ce sentiment d’être ainsi porté par un film… Les séquences avec les animaux arrivent dans le film parce qu’elles se trouvent sur notre route. Et elles en disent beaucoup sur la condition des hommes et sur la condition animale. Ou plutôt elles évoquent, elles questionnent, plus qu’elles ne disent. Lorsqu’on entend des avions effectuer un raid sur Rafah, et qu’une discussion s’engage sur l’état de grossesse d’une biche, il y a deux mondes qui s’opposent, celui de la mort, celui de la vie. C’est Gaza. La baleine retrouvée morte sur la plage… c’était comme un signe. Et lorsqu’on retrouve ses os une semaine plus tard chez les gardiens du zoo…c’était incroyable. Il y a eu un moment où le film imposait sa propre logique narrative. Comme s’il nous échappait. C’est un sentiment assez étrange, et  rassurant à la fois.

Les scènes des chanteurs de rap sont formidables, d’autant plus que l’on dépasse le seul cadre de Gaza pour évoquer la liberté artistique face à toutes les oppressions, notamment religieuses. Comment les avez-vous rencontrés ? Que risquent-ils face au pouvoir du Hamas ?
Le groupe Darg Team est très important dans le film. Parce qu’ils expriment la double difficulté de résider à Gaza aujourd’hui. On pourrait même parler de « double peine », celle imposée par le blocus et les bombardements massifs israéliens, et celle imposée par le contrôle social absolu du Hamas sur la bande de Gaza. Il ne fait pas bon être jeune et artiste à Gaza aujourd’hui. Le combat de Darg est un combat contre l’occupation, mais aussi contre le conservatisme grandissant de la société. Nous nous sommes liés d’amitié avec eux et faisons des pieds et des mains depuis un an pour les aider à sortir de Gaza et à jouer en Europe. Sans succès pour l’instant. Mais en attendant, nous avons produit un album, qu’ils ont réalisé avec un collectif de rappeurs suisses. En ne travaillant que par Internet et Skype. J’espère qu’ils seront avec nous cette année. A l’heure actuelle, ce serait mieux pour eux.

A un moment donné, des jeunes déclarent qu’il « faut qu’on se débarrasse des juifs. » N’avez-vous pas peur, en leur donnant la parole, d’être accusé de prendre parti ?
C’est une question toujours très délicate dans les documentaires. Dans quelle mesure les propos prononcés par les protagonistes d’un film engagent-ils son auteur ? Je ne vais pas me cacher derrière l’idée que ce sont eux qui le disent et pas moi, même si c’est vrai aussi. La question, c’est de savoir pourquoi je le laisse dans le montage final. Tout d’abord, comme je l’ai dit auparavant, je pense que ces propos s’inscrivent dans une vraie scène de documentaire, qui laisse la place au réel. Ce réel – un raid sur Rafah – est le déclencheur des propos de l’adolescent. Et ses propos dérapent. Et qui le souligne ? Son propre ami. Celui-ci lui dit que son discours est incohérent. Cette contradiction à l’intérieur même du groupe me semblait intéressante, et révélatrice d’une diversité des opinions. Mais surtout, il m’apparaît très important de ne pas occulter l’état de pensée dans lequel un jeune peut se retrouver à Gaza face aux Israéliens, qu’ils nomment la plupart du temps « les Juifs ». On ne peut pas nier que de telles idées existent aujourd’hui à Gaza. Cela fait aussi partie du quotidien. Même si cela indigne ou horrifie. La question, c’est comment faire pour enrayer ce sentiment de haine.

De même, vous indiquez sur un carton que nous sommes près des « tunnels qui approvisionnent Gaza depuis l’Egypte. » Mais vous ne dites pas que ce sont par ces mêmes tunnels que transitent les armes. Pourquoi ?
Parce que je pense que cette question n’a pas à voir avec le champ du film. Parce que je ne fais pas une enquête. Ni sur les armes utilisées par Israël, ni sur le rapport Goldstone, ni sur les roquettes lancées par le Hamas ou d’autres groupes sur Sderot. Si la question des armes était arrivée dans le film, je l’aurais sans doute laissée. Elle se serait inscrite dans le récit. Mais je n’ai pas été « chercher » la question du transit des armes par les tunnels. Il y a beaucoup de choses qui transitent par les tunnels : des armes, mais aussi des lions, des moutons, des voitures en pièces détachées, des frigos, du matériel médical, des jouets d’enfants… Ca, je l’ai vu, mais je n’ai pas pu le filmer. Au-delà de la question des armes, qui est une question militaire et politique, il y a la question de l’économie de guerre. Une économie parallèle, celle de toutes les guerres. Et la séquence des commerçants qui se marrent, guère troublés par les bombardements sur les tunnels et, par conséquent, sur les enfants qui y travaillent, me semble en dire plus sur la condition humaine… Entre fatalisme, cynisme ou résistance. C’est selon.

La séquence à l’école, où les enfants jouent à un « jeu de rôles », évoque une forme de propagande de la part des enseignants. Est-ce ce que vous avez voulu montrer ?
A mon sens, cette séquence pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Là aussi, il n’y a pas qu’une explication, qui pourrait être simple et rassurante à la fois. Oui, d’un côté, on peut voir ce « jeu de rôle » comme une école de formation d’une « pensée unique » palestinienne face à l’occupation : les Palestiniens ne sont que victimes d’une agression qui les dépasse, face à laquelle ils sont totalement impuissants. Les enfants jouent ce rôle-là, c’est vrai. En même temps, il y a une fin de séquence qui nous emmène sur une autre piste, et qui rejoint là un des axes du film : face à l’extrême difficulté de leur condition, le prof propose aux enfants de se « serrer les coudes », de rester unis. De rester debout. Ils disent à leur camarade qui joue le rôle du père de famille meurtri, « nous sommes avec toi ! ». Pour qui connaît un tant soit peu la société palestinienne, et celle de Gaza en particulier, ce jeu est clairement orienté de manière laïque. La finalité n’est pas le martyr, le don de sa vie, mais, au contraire, la solidarité et l’union. Et la vie aussi.Aujourd’hui, enseigner cela à Gaza, ce n’est pas rien. En plus, par un hasard incroyable, les saynètes jouées par les enfants rejoignent celles que nous avons filmées. Ce jeu de rôle devient également un résumé du film… avec une proposition de fin que je trouve plutôt rassurante.

La femme aux cheveux courts que l’on voit à la fin est extrêmement intéressante. Elle dit que « l’espace intellectuel se réduit. » Qui est-elle ?
Il s’agit d’une femme très indépendante, militante féministe et laïque. Mais, aujourd’hui, à Gaza, les combats ne se mènent pas à ciel ouvert. Majeda dirige une fondation pour la libre pensée et la culture. Elle essaie de défendre un accès à la culture, aux sports, et bien sûr à l’éducation, pour les jeunes filles. Elle appartient à un courant politique et culturel qui tend à disparaître à Gaza. Mais, heureusement, elle connaît très bien les différentes tendances qui animent la vie politique à Gaza. Et, aujourd’hui, les plus durs ne sont pas le Hamas…