Film soutenu

Braguino

Clément Cogitore

Distribution : BlueBird Distribution

Date de sortie : 01/11/2017

France / Finlande - 2017 - 50 mn - DCP - 1.85 - Dolby 5.1

Au milieu de la taïga sibérienne, à 700 km du moindre village, se sont installées deux familles, les Braguine et les Kiline. Aucune route ne mène là-bas. Seul un long voyage sur le fleuve Ienissei en bateau, puis en hélicoptère, permet de rejoindre Braguino. Elles y vivent en autarcie, selon leurs propres règles et principes. Au milieu du village : une barrière. Les deux familles refusent de se parler. Sur une île du fleuve, une autre communauté se construit : celle des enfants. Libre, imprévisible, farouche. Entre la crainte de l’autre, des bêtes sauvages, et la joie offerte par l’immensité de la forêt, se joue ici un conte cruel dans lequel la tension et la peur dessinent la géographie d’un conflit ancestral.

Mention Spéciale – Prix des lycéens – FID 2017, Marseille 

Réalisation Clément Cogitore • Image Sylvain Verdet • Montage Pauline Gaillard • Musique originale Éric Bentz • Montage son Julien Ngo Trong • Mixage Franck Rivolet • Chargée de production tournage Alla Shevelkina • Étalonnage Christophe Reynaud • Techniciens vidéo Guillaume Bringard, Jonathan Delpeint, Clara Chapus • Mixage cinéma Vincent Causson • Traduction Marina Smorodinova • Sous-titrage Guillaume Groshaeny • Voix additionnelle Sacha Bourdo • Direction de production Agnès Divoux • Chargée de développement Charlotte Ducos • Coordination post-production Céline Burgy • Assistante de production Estelle Deniaud • Coproduction SEPPIA FILM – MAKING MOVIES • Producteurs délégués Cédric Bonin, Pascaline Geoffroy, Kaarle Aho • En coproduction avec ARTE GEIE – La Lucarne • Chargée de programme Sabine Lange • Production Heike Lettau, Yvette Durrenberger • Unité de programme Culture Claire Isambert • Avec la participation de Yle – The Finnish Broadcasting Company, Erkko Lyytinen

Je viens des forêts noires.
Et ma mère, en me portant dans son ventre, M’a mené à la ville.
Mais en moi, le froid des forêts restera jusqu’à la mort. Bertolt Brecht

Clément Cogitore

Après des études au Fresnoy, Clément Cogitore développe une pratique artistique à la croisée du cinéma et de l’art contemporain. Mêlant films, vidéos, photographies et installations, son travail questionne les croyances, rituels et récits qui construisent nos communautés. Ses courts métrages, tant documentaires que de fiction ou expérimentaux, et vidéos, ont été montrés dans de nombreux festivals internationaux. Ni le ciel ni la terre est son premier long métrage.

Filmographie

BRAGUINO 2017 
Prix des lycéens, FID Marseille 2017
 

NI LE CIEL NI LA TERRE 2015 
Semaine de la Critique, Festival de Cannes 2015

PARMI NOUS  2011 [cm]
Grand Prix Européen Des Premiers Films – Fondation Vevey
Prix De La Meilleure Photographie / Lucania International Film Festival

BIELUTINE 2011 Doc [cm] 
Quinzaine Des Réalisateurs, Cannes 2011
Prix Du FIDLAB – Festival International Du Film De Marseille

UN ARCHIPEL 2011 [cm]
Sélection Officielle – Festival International De Locarno

VISITÉS 2007 [cm]
Sélection Officielle – Festival International De Locarno
Prix Du Jury – Festival International Du Film De Vendôme
Prix De La Meilleure Photographie – Festival International Du Film De Belgrade

CHRONIQUES 2006 [cm]
Grand Prix (Mention Spéciale) – “Entrevues” Festival International Du Film De Belfort
Prix SACD De La Fondation Beaumarchais Paris
Prix Du Centre Des Ecritures Cinématographiques – Festival “Ecrans Documentaires “

BRAGUINO, UN OBJET ARTISTIQUE TRANSVERSAL : INSTALLATION, FILM, PHOTO 

Braguino est un projet artistique transversal de Clément Cogitore pour lequel le cinéaste a obtenu le prix LE BAL de la jeune création avec l’ADAGP. Ce projet est constitué de différents matériaux recueillis à l’occasion de deux voyages à Braguino en 2012 puis 2016. Il prend la forme d’une installation, d’un film et d’un livre. En cela Braguino lie cinéma, photographie et art vidéo. 

À l’occasion de l’exposition, LE BAL et Filigranes Éditions co-éditent Clément Cogitore, Braguino ou la communauté impossible.
Conçu avec les graphistes José Albergaria et Rik Bas Backer (Change is good), le livre égrène les chapitres de ce conte cruel, les images du rêve d’isolement et de communion avec la nature s’assombrissant peu à peu inéluctablement vers les images crépusculaires d’un monde menacé de toutes parts. Les textes de Léa Bismuth (entretien avec Clément Cogitore) et de Bertrand Schefer éclairent l’intention de Clément Cogitore et reviennent sur la portée de la faillite de l’idée communautaire. 

« Les Braguines visaient la séparation, la rupture, le divorce de la société. À l’heure du combat, c’est la civilisation qui impose le choix des armes. Et les moyens dérisoires dont les Braguine disposent pour faire face à la menace, quand le village se transforme en camp retranché, donnent de la grandeur à cette lutte » 

– Bertrand Schefer 

Textes : Entretien de Clément Cogitore par Léa Bismuth et Combat dans l’île par Bertrand Schefer 

Parution : septembre 2017 


ENTRETIEN AVEC CLÉMENT COGITORE

Ce qui frappe avant tout dans Braguino, c’est la puissance des images, la force originelle qui en émane. 
Dans un film où l’on est en situation de capter les choses, la force des images tient beaucoup aux personnes et aux lieux que l’on a devant sa caméra. Dans Braguino, la force dont vous parlez irradie des habitants de Braguino et des paysages. 
Et puis il y a tout un travail de montage. Quand une image a fini de nous saisir, j’aime qu’elle disparaisse. Pas forcément pour être remplacée immédiatement par une image plus saisissante — du coup, ce serait une escalade d’images autoritaires — mais pour qu’elle ne se dilue pas. J’aime saisir l’intensité d’un regard ou d’une rencontre avec un visage ou une présence. Le travail sur les noirs est surtout présent dans mon travail de plasticien mais dans Braguino, je les ai utilisés afin que l’oeil puisse s’y laver. Et être prêt à accueillir une nouvelle image. 

Comment avez-vous fait la connaissance des Braguine cette famille perdue au fin fond de la Taïga ? 
J’ai commencé à travailler sur Braguino bien avant Ni le ciel ni la Terre (2015). En 2011, je venais de terminer mon premier documentaire, Biélutine, sur des collectionneurs d’art russes. J’avais tourné une dizaine de jours en intérieurs, à la lueur de la bougie, un film de pure parole. Je me suis dit que pour le film suivant, j’aimerais aller radicalement à l’inverse de ce tournage suffocant et filmer dans des grands espaces. J’avais, comme beaucoup, entendu parler des Vieux-Croyants, une confession orthodoxe minoritaire en Russie. Dès le Moyen Âge, ils se sont petit à petit enfoncés dans la forêt pour échapper à l’autorité de l’État et de l’Église, qui les persécutaient. De fil en aiguille, mes investigations m’ont conduit jusqu’à Sacha Braguine, issu d’une communauté de Vieux-Croyants. 
J’étais aussi guidé par l’envie de raconter l’enfance et la forêt. Pour moi, la forêt est symboliquement le lieu de la fiction, un lieu de contemplation et de peur, où on imagine les monstres, où se construit le récit épique, où se fabriquent les premières maisons de l’enfance, les cabanes. J’ai grandi dans un fond de vallée vosgienne, au milieu de la forêt. C’est là que mon imaginaire s’est construit. Je voulais réinterroger cela. Cependant j’avais envie de raconter cela de manière beaucoup plus extrême que je l’avais vécu moi : et s’il s’agissait d’une nuée d’enfants vivant en liberté, coupés du monde ? 

Vous faites peu allusion à cette origine religieuse dans le film. 
La question du culte n’est pas, stricto sensu, le sujet central du film. Et d’ailleurs, plus j’avançais dans mes recherches sur ces communautés de Vieux-Croyants, moins elles m’attiraient sur ce point. Ce qui m’intéressait était d’un autre ordre, c’était davantage ce qui procède de la constitution d’une communauté, ce qui se joue dès que l’on rassemble une poignée d’êtres humains dans un endroit isolé. Braguino se situe au milieu de la Russie, dans la Sibérie du bagne, un enfer climatique où il fait moins 40 en hiver et où l’on suffoque en été, en se faisant déchiqueter par les moustiques noirs. Cette région hostile laisse deux possibilités : vivre dans les villes et villages, ce Far West de l’Est assez violent, pratiquement abandonné de tous et de l’État, ou rejoindre ces communautés de Vieux-Croyants dans les bois. Sacha Braguine a voulu échapper à ces deux alternatives. Il est parti dans les années 70 construire son monde, avec ses propres règles. Grâce à la journaliste russe Alla Shevelkina, j’ai réussi à en savoir plus sur Sacha. J’ai alors décidé de faire ce long voyage jusqu’à Braguino. 

Comment s’est passé ce voyage de repérages ? 
Le voyage était symboliquement fort. Pendant ces quatre jours de voyage, dans le sens inverse de rotation de la Terre, je n’ai vu que le crépuscule. Je me suis vu passer les bornes successives de la civilisation : là, je perds le réseau interne, là le réseau téléphonique. Et là, c’est le dernier poste de radio… Les routes de plus en plus poussiéreuses, sont devenues des pistes, puis juste des terrains d’atterrissage. On ne savait rien, hormis les coordonnées GPS de ce lieu quasi inaccessible, qui nécessite plusieurs jours de barque depuis le dernier village le long du fleuve Ienissei, ou un long vol en hélicoptère. On ne savait pas si Sacha et sa famille habitaient toujours là, ni s’ils seraient présents quand on arriverait, prêts à nous accueillir. 
Cette Sibérie que l’on remontait se réduisait à la fin à quelques cabanes branlantes, avec des hommes qui tenaient à peine debout sous l’effet de l’alcool. Il y a avait un côté fin du monde. Je redoutais l’endroit où l’on allait arriver. D’autant plus que j’étais parti avec l’idée de faire un film qui allait me ramener à la joie d’une enfance dans la forêt… Mais mon arrivée à Braguino m’a conforté dans mon choix : j’étais face à un petit paradis, peut-être l’endroit le plus paisible que j’aie vu de ma vie. 

Et la rencontre avec les Braguine ? 
Nous avons été immédiatement accueillis à leur table comme des amis. Mais je me suis retrouvé face à un problème de dramaturgie. À première vue, c’était la vie tranquille de gens qui vont pêcher le brochet et chasser le coq de bruyère dans un petit paradis. Le paradis n’ayant aucune histoire, je me disais que je pourrais plutôt qu’un film, en faire une série de photos racontant la possibilité d’un paradis, une utopie. Mais peu à peu, j’ai mieux observé l’organisation du village. Et surtout, j’ai compris que de l’autre côté de la barrière au milieu du village, y vivait une autre famille : les Kiline. Les Braguine ne voulaient vraiment pas en parler. J’ai réalisé que quelque chose n’allait pas. 

Que s’est-il exactement passé entre eux ? 
Les Kiline se sont installés à Braguino quinze ans après les Braguine. Eux aussi voulaient échapper au Far West sibérien et aux communautés sectaires. Ils avaient constaté que Sacha était arrivé à construire un petit paradis où il arrivait même à faire pousser des pastèques… Ils ont donc voulu le rejoindre et participer à cette utopie. Mais dès qu’ils se sont installés à côté des Braguine, ils ont cessé de s’entendre. Ils ont commencé à ériger des barrières, à se partager les terrains de chasse, s’empoisonner les chiens et ne plus se parler du tout. J’avais trouvé mon histoire : raconter cette impossibilité à construire une communauté, raconter l’échec d’une utopie, à partager un idéal. 
Lorsque l’on déroule le fil de cette situation, banale autant que vertigineuse, on trouve là toutes les strates possibles du conflit. Une rivalité de voisinage, comme il peut y en avoir n’importe où, dans laquelle se cristallise avec le temps, des récits et idéologies irréconciliables. Un puissant conflit a fermenté à Braguino. En même temps, c’est un conflit quasi biblique, comme pour « Caïn et Abel » — les femmes Kiline et Braguine sont liées par le sang : deux soeurs irréconciliables. 

« Il occupe le terrain et nous, on est là pour y vivre », résume Sacha Braguine en parlant des Kiline… 
Oui, le film prend la forme d’un western par endroit, surtout d’un point de vue politique avec un affrontement entre deux idéologies. Les deux familles ont un rapport radicalement différent au reste du monde, quant à l’utilisation des ressources et la place de l’homme dans le monde naturel. Je me disais même en repartant que le dernier stade du conflit, du récit de cette altérité relèverait de la tragédie shakespearienne si la petite Braguine tombait amoureuse du grand KiIine. Si ce n’est pas eux, ce sera deux autres enfants. Fatalement, Roméo et Juliette vont arriver ! 

Pourquoi avoir choisi de ne raconter et filmer que d’un côté de la barrière ? 
Au moment même où j’ai compris la situation réelle de Braguine, j’ai compris aussi que je devrais choisir mon camp, qu’il serait impossible de passer de l’autre côté de la barrière, de filmer les Kiline autrement que comme des silhouettes. Je n’étais pas sûr que cela fonctionne de réduire ainsi l’Autre à un personnage de spectre alors qu’on n’est pas dans un film fantastique ou de science-fiction. Mais j’ai eu l’intuition au tournage, qui s’est confortée au montage que ces silhouettes sont des supports de projection de tous les conflits et les maux de la communauté. Elles les absorbent tous. Du fait de leur isolement, les Braguine rendent les Kiline responsables de tout, purement et simplement, de manière souvent assez délirante. Même si parfois, leur paranoïa s’est révélée tristement réelle. 

Comment s’est passé ce deuxième voyage ? 
Je suis arrivé avec Sylvain Verdet, mon chef opérateur et Alla, non seulement interprète et journaliste, mais aussi lien humain avec la famille. Elle avait l’intelligence affective et psychologique de là où l’on pouvait aller, de ce que l’on pouvait dire ou pas, des règles de l’endroit. Passé ce moment de curiosité vis-à-vis de la caméra, les Braguine l’ont vite oubliée. Le rapport de pouvoir et de méfiance qui s’installe dès que l’on filme n’avait pas lieu avec eux car il n’ont aucun rapport à l’image. Ce qui était précieux car en documentaire, on passe énormément de temps à faire tomber les masques, que les gens se sentent à l’aise face à la caméra, ne soient plus en représentation et se confient. 

Vous ne cherchez pas pour autant à cacher la présence de la caméra : parfois, les gens la regardent, s’adressent à vous… 
Non seulement je ne cache pas cette présence, mais je l’atteste et je m’en sers pour filmer une rencontre. On voit dans la manière dont Sacha et sa famille nous examinent qu’ils vivent dans un monde radicalement différent du nôtre. Ils n’ont pas l’habitude de recevoir des visiteurs, cette notion n’existe pas pour eux, l’autre est forcément vécu comme une curiosité, qu’ils scrutent. 
Dès que l’on descend de l’hélico, j’ai essayé d’installer cette charge du regard comme une accroche qui lance le récit. On sent une sidération notamment du côté des enfants. On n’avait pas la tête des Sibériens qu’ils croisent parfois, on parlait une autre langue… Certains n’avaient jamais vu d’autres êtres humains que leur famille. Moi aussi, j’étais sidéré de voir les regards de ces enfants posés sur moi. À mon tour, je devenais un objet de curiosité, c’était très étrange. On devait s’apprivoiser mutuellement. 

Ce tournage arrivait après celui aussi très éprouvant de Ni le ciel, ni la terre… 
Oui ! Un an après, je remontais dans l’avion… Mais ce qui m’a réellement éprouvé, c’est que la première semaine, rien ne se passait, tout ce que j’imaginais, attendais ou espérais n’arrivait pas. On captait des fragments de vie assez beaux, qui allaient pouvoir faire des illustrations et des transitions, préparer des personnages. Mais rien où je pouvais me dire : là il y a une scène, ça raconte quelque chose. Et de manière assez stupéfiante, tout s’est produit dans les trois derniers jours : la chasse à l’ours, la scène sur l’île aux enfants et l’arrivée de l’hélicoptère. Je savais, au moment où on les filmait que ces trois scènes feraient partie des moments essentiels du film. À partir de là, les personnages se sont déployés, un souffle humain est passé et le récit a pris une autre dimension. Pendant ce tournage, je n’ai donc fait que saisir, espérer, redouter. 

Quand les enfants Kiline arrivent sur l’île, on a l’impression d’une armée très organisée qui débarque sur un champ de bataille. Est-ce vous qui l’avez provoquée ? 
Cette scène est effectivement un vrai cours de géopolitique appliqué à des enfants de 6-8 ans ! On a l’impression d’un laboratoire qui teste comment investir le territoire de l’autre. Cette scène, je l’ai juste espérée et fait en sorte qu’elle se produise plutôt que pas… D’habitude, les enfants Kiline et Braguine jouent sur cette île à tour de rôle, mais les enfants Kiline étaient tellement intrigués par la caméra que petit à petit, ils se rapprochaient. Et il s’est passé cette scène qui a un côté West Side Story, une bataille sans bagarre, l’occupation d’un terrain par des bandes rivales. 

Comme dans vos précédents films, on circule entre documentaire, conte et fantastique. 
C’est la situation et le matériau qui le permettaient. J’avais des images ultra documentaires, très près du sol. Notamment la scène de découpe de l’ours, qui est du cinéma quasi ethnographique, où je filme des hommes au travail, dans leur quotidien. Mais sur nous, cet ours faisait le même effet qu’un monstre dans un conte de fées ou un film fantastique et j’ai essayé de garder présente cette dimension mythologique. Et puis il y a ces échappées pures dans le conte, comme lorsque la petite fille arrive avec sa robe rose et ses pattes d’ours. À ce moment-là, il suffit juste d’être là pour le saisir. La scène de l’ours, je ne l’espérais pas car des ours, ils en tuent seulement un ou deux dans l’année. Elle fait un contrepoint à cette nature a priori idyllique en renvoyant au monde sauvage dans ce qu’il a de plus brutal et terrifiant. L’ours est respecté mais surtout craint. C’est la terreur de la taïga, il peut saccager une cabane, manger un homme ou un enfant. 

Et la scène de l’irruption des braconniers en hélicoptère ? 
Cette scène de l’hélicoptère est centrale. Non seulement je ne l’espérais pas mais je ne savais même pas que c’était possible, vu le prix et la difficulté d’un voyage en hélicoptère. L’arrivée des braconniers qui dévastent la forêt à l’arme automatique, marque l’imminence de la destruction, la fin des rêves d’isolement de Sacha ou simplement d’une possible cohabitation. Quand l’hélicoptère arrive, furieux, on prend la mesure du danger bien plus grand qui menace cet endroit. Les personnages de Braguino, enfants comme adultes, paraissent alors bien fragiles et désarmés par rapport aux forces en présence. Cela fait basculer le récit dans la tragédie. 
Déjà, en 2012, les Braguine me racontaient que des gens commençaient à venir saccager cet endroit. Je me disais que cela participait de la paranoïa ambiante. Cette scène pose la question de la brutalité de la civilisation, du reste du monde qui surgit comme un deus ex machina, et contre lequel on sent immédiatement que le combat est perdu d’avance. Face à l’ours, les Braguine peuvent lutter, le combat est presque ritualisé. Mais face aux braconniers, ils n’ont aucune prise, que ce soit au niveau des armes ou de la parole. Ce que je prenais jusque-là pour une forme de délire paranoïaque était donc une réalité terrifiante dont je prenais brutalement conscience : le monde était devenu trop petit. 
Le microcosme que j’avais trouvé ne me racontait pas seulement son histoire celle d’une communauté mythologique, mais celle de la marche du monde. Ma sidération était aussi d’ordre cinématographique : je voyais la scène naître sous mes yeux, comme s’il y avait un scénario écrit quelque part. On a été obligés de couper la caméra assez vite mais heureusement, le son continuait à tourner. 

Comme dans Ni le ciel, ni la terre, la concentration sur un espace délimité finit par faire écho à des questions plus vastes… 
Ma manière de faire des films est largement habitée par cette manière de relier ces deux points, du plus petit possible au plus vaste. J’aime prendre une petite communauté de gens dans un territoire délimité et me dire : avec ça, je vais essayer de raconter le monde tel qu’il m’apparaît. J’aime partir de petites histoires avec de petits problèmes en espérant que peu à peu, par le surgissement d’un certain nombre d’évènements, la manière dont ils se déploient, la force du paysage, le mystère et la peur des choses irrésolues, tout ça va se mettre en tension et nous amener à des questions plus grandes, qui relèvent tout simplement de l’expérience humaine.

Les enfants illuminent le film mais ils ont aussi un côté enfants sauvages, livrés à eux-mêmes. On sent que leur rapport au langage est limité, pour ne pas dire inexistant… 
Cette enfance est a priori idyllique mais en fait, il se dégage une forme d’errance ennuyeuse sur cette île qui parfois ressemble à une prison. Ces enfants sont sur l’île car les parents, pris par le quotidien de la survie dans la forêt, ne peuvent pas toujours s’en occuper et c’est aussi l’endroit où ils seront protégés des bêtes sauvages. L’île est le refuge de cette enfance. Ils y sont libres — il n’y a pas d’école, pas de règles — mais ils sont aussi livrés à eux mêmes, dans la joie et la cruauté. Il s’agit à la fois d’une enfance de conte de fées et d’une enfance perdue dans l’ennui. Il y a quelque chose d’extrêmement mélancolique dans cette enfance perdue. 
Les enfants sont devenus quasiment muets, n’échangeant plus que quelques mots entre eux, rarement avec leurs parents et jamais avec les autres adultes : transformés en présences silencieuses, ils sont les témoins effrayés du conflit. 

D’où est venu ce désir que les enfants soient au coeur du film ? 
Je savais dès le début que j’allais construire le film du point de vue des enfants, à hauteur de cette présence silencieuse. Je voulais filmer leurs jeux, leurs peurs dans la forêt. Ce n’était pas simple car ils sont assez farouches, et n’adressent pas la parole aux adultes. Il a fallu s’apprivoiser mutuellement. Dans Ni le ciel, ni la terre, il n’y a qu’un enfant mais sa présence et sa parole sont décisives. Pour moi, l’enfant est une figure primordiale car je pense qu’un cinéaste, un écrivain ou tout autre raconteur d’histoires est simplement quelqu’un qui refuse que l’enfance s’arrête. Les histoires que l’on raconte aux enfants ou qu’ils s’inventent sont une manière de se relier au monde car elles posent des questions métaphysiques de manière très simple. Braguino pose celles de l’altérité et de la communauté. Est-on plus heureux dans le monde ou hors du monde ? Ensemble ou tout seul ? Toutes ces questions s’éprouvent dès l’enfance, dans la cour de récré. À sa manière, Braguino est une cour de récré — à commencer par cette île — où s’écrivent les règles de l’humanité. 

Passée la traversée des nuages qui ouvre le film, celui-ci est très lumineux. 
Dans mon travail, il y a toujours eu quelque chose d’assez anxieux et crépusculaire, qui cherche certes des échappées dans le lyrisme. Là, j’avais envie au départ de quelque chose de plus léger : la forêt, les enfants, la lumière… Le film donne l’impression qu’il règne tout le temps une lumière magnifique à Braguino mais c’est surtout que mon oeil était impitoyable au montage. Si la lumière n’était pas belle dans un plan dont je n’avais pas désespérément besoin pour la narration, je l’enlevais. Je me suis aussi arrangé pour beaucoup filmer en début et fin de journée, afin que ces moments où la lumière est plus douce soient vraiment investis. Parfois, je demandais même à Sacha de décaler le moment d’effectuer une tâche pour bénéficier d’une meilleure lumière. 

À la fin du film, vous jouez davantage sur les noirs et des lumières aveuglent les enfants dans la nuit… 
J’avais amené avec moi un petit dispositif pour éclairer ainsi de manière assez brutale. Cette lumière découpe les visages et crée des ombres très fortes qui contrastent avec le reste du film et instaurent une tension. 
À ce moment-là de l’histoire, je prends davantage la parole, j’affirme mon point de vue. On s’enfonce dans la nuit, on entend un braconnier saoul dans la radio, il y a cette lumière dont j’aveugle les enfants dans leur lit… Ce regard qui met dans la lumière comme les phares d’une voiture a quelque chose d’intrusif, c’est comme un souffle qui les menace. Tout d’un coup, moi l’ami qui a été accueilli, je deviens un intrus, un membre de la civilisation qui participe de ce mouvement qui va les chasser. Cette fin est très cruelle mais je pense qu’à terme, c’est l’histoire de cet endroit. On a filmé un monde qui va disparaître. 

On a l’impression effectivement que vous nous avez conduits aux origines d’un monde, mais avec la sensation que ce monde est déjà perdu… 
Oui, on remonte aux origines d’un monde et à peine on les a racontées, déjà elles ont été pulvérisées, soufflées comme de la poussière. Cette impression nous a sauté aux yeux lors du voyage de retour en hélico. Avec ces températures de plus en plus violentes dues au réchauffement climatique, tout brûlait dans la taïga et l’on ne voyait rien hormis le brouillard des incendies. Pendant quatre heures, on est restés plongés dans une mélancolie, incapable de se parler, avec la conscience que ce monde que l’on venait de filmer partait en fumée. 

La musique participe de la tension du film. 
Je voulais des choses assez tendues et lyriques, tout en restant minimales dans la forme : une ou deux notes, un peu de percussions. Sans aller jusqu’à de la musique de film pour ne pas les écraser, je voulais que l’univers musical porte les gens que je filme, leur donne l’ampleur de personnages de fiction. 

Sacha Bourdo est crédité comme voix additionnelle au générique… 
Des paroles importantes ont surgi lorsque la caméra ne tournait pas. Il s’agissait d’un braconnier ivre qui récitait un poème lugubre. Sans trop dévoiler du procédé, travailler avec Sacha à partir de la mémoire que j’avais de ces paroles était une manière de les réintégrer dans le film. Les informations arrivent par bribes et certaines choses restent irrésolues ou à la limite du non-dit. Parfois par choix de montage, d’autres fois, parce que c’est de cette manière que ces informations me sont arrivées. J’aime quand subsiste une « part manquante », un espace d’information ou d’image à combler par le spectateur. De manière générale il y a souvent des éléments appartenant au cinéma dit de « fiction » dans mon travail qui se glissent dans des situations dites « documentaires » et vice versa. Au final, je ne fais que capter et construire des récits en leur cherchant la forme qui me semble la plus juste, la question du registre narratif m’intéresse peu en tant que tel. 

Braguino sort en salles mais n’est pas pour autant votre deuxième long métrage. Comment le situez-vous dans votre début de parcours ? 
À la base, Braguino était un film pour « La Lucarne » d’Arte, l’une des dernières cases de pure création documentaire en Europe. Ensuite, la distributrice Saida Kasmi s’est dit : ce film peut et doit vivre en salles. Ce dont je suis très heureux. Pour moi, un film est une matière immersive qui survit en petit format mais qui se déploie sur un grand écran. Mais effectivement, ce n’est pas mon deuxième long métrage. Déjà parce qu’il fait cinquante minutes ! 
Il n’empêche, cette expérience a été très importante pour moi. Ni le ciel, ni la terre était un film de fiction financé, où l’auteur exprime ses désirs, demande des choses, s’installe dans une position d’autorité. Ce n’est pas Hollywood (!) mais on a quand même une certaine force de frappe sur le réel, qui induit une force de frappe dans les images. Cette force est toujours à double tranchant. Pour Braguino en revanche, je partais presque nu, sans savoir si quelque chose allait arriver. Cette situation d’inconfort et d’incertitude dans la pratique documentaire est peut-être là où j’apprends le plus car j’apprends à faire confiance au réel, à comprendre que parfois le cinéma peut naître de très peu de choses : un regard, quelques mots ou une tension sur un visage. 

Propos recueillis par Claire Vassé