Daniel aborde Marek dans une gare parisienne où ce dernier traine avec sa bande. Il lui propose de le retrouver chez lui le jour suivant. Mais lorsque Daniel ouvre la porte de son appartement le lendemain, il est loin d’imaginer le piège dans lequel il s’apprête à tomber et qui va bouleverser sa vie.
Prix Orizontti du meilleur film – Mostra de Venise 2013
Avec : Olivier Rabourdin – Daniel • Kirill Emelyanov – Marek/Rouslan • Daniil Vorobjev – Boss • Edea Darcque – ChelseaAvec :
Image : Jeanne Lapoirie • Son : Olivier Mauvezin, Valérie Deloof, Jean-Pierre Laforce • Assistante du réalisateur : Valérie Roucher • Scripte : Ania Svetovaya • Décors : Dorian Maloine • Costumes : Isabelle Pannetier • Casting : Sarah Teper, Leila Fournier, Patricia Guyotte • Montage : Robin Campillo • Produit par Hugues Charbonneau et Marie-Ange Luciani • Production : Les Films de Pierre • Avec la participation de CANAL + et du Centre National du Cinéma et de l’image Animée • Avec le soutien de la Région Aquitaine, en partenariat avec le CNC.• Avec la collaboration de l’agence Ecla / Commission du Film Aquitaine • Avec le soutien du Département des Pyrénées-Atlantiques, en partenariat avec le CNC• En association avec Cofinova 8 et Films Distribution. Avec la soutien de la Procirep Angoa
Robin Campillo
Robin Campillo est né au Maroc en 1962. Au milieu des années quatre-vingt-dix, il devient scénariste et monteur des films de Laurent Cantet, L’Emploi du temps, Entre les murs, Foxfire, Confessions d’un gang de filles. Il réalise en 2004 son premier long-métrage Les Revenants.
ENTRETIEN AVEC ROBIN CAMPILLO
Comment est née l’idée de ce film ?
Tout d’abord d’une histoire réelle. L’histoire d’un homme qui avait
adopté un jeune homme qui avait été son amant quelques années plus tôt.
Cette histoire m’avait rappelé le projet de Foucault qui bien avant les
débats sur le Pacs et le mariage proposait d’adopter son amant pour
pouvoir pallier à l’absence de droits et régler les questions
d’héritage. Je me suis demandé si derrière cette stratégie, il n’y avait
pas une forme de désir de paternité, surtout qu’il y avait souvent à
cette époque une différence d’âge, voire de classe sociale dans les
couples gays. Et donc j’ai eu très envie d’illustrer ce trouble, de
filmer une relation où le désir se métamorphose. Le couple est une
aventure complexe, que je voulais saisir à l’aune de cette histoire
particulière.
Je voulais parler aussi des sans papiers. J’ai eu l’impression au
moment de la tragédie de Lampedusa, que les migrants illégaux passaient
tout à coup dans les médias, du statut de quasi délinquants à celui de
martyrs. J’ai eu envie de raconter une histoire différente, celle de ces
Eastern boys qui surgissent dans la vie de Daniel à la fois comme une
menace et une promesse.
Le film commence par une scène incroyable, très
chorégraphiée, et assez développée, à mi chemin entre fiction et
documentaire, tournée à la gare du Nord. Comment avez-vous pensé cette
scène ?
Elle est inspirée d’un film de Robert Siodmak, Edgar G Ulmer et Billy Wilder : Les hommes le dimanche,
tourné dans Berlin avant la Seconde Guerre mondiale. Ils filment la rue
et les gens qui trainent, ce qui pour moi est une forme d’activité. De
la même façon j’ai filmé ce groupe comme un personnage, un grand corps à
l’activité floue. Comme les morts dans mon premier film (Les
Revenants), ces jeunes ont une activité qui n’est pas l’activité
habituelle de la société. Ils sont dans un lieu que les gens traversent
avec des trajectoires très codifiées. Ils parasitent cet espace, ces
habitudes, et Daniel à son tour s’insinue dans leur jeu. Il sait
décrypter les mouvements de ces corps et c’est son regard qui va
progressivement isoler Marek, de sorte que lorsqu’il l’aborde il y a
déjà une forme de familiarité entre eux.
Le Paris que vous filmez est peu montré dans le cinéma français : ses portes, sa périphérie. Pouvez vous en parler ?
J’avais envie de filmer Paris « vu de ses portes », de ses lieux
d’entrée, de sortie, aussi bien avec la gare, le périphérique ou l’hôtel
à la fin, des lieux de passage. Je trouve ce Paris aussi beau que le
Paris haussmannien ou plus ancien que l’on voit habituellement au
cinéma. On n’est pas non plus dans les cités, le film se situe vraiment
sur la frontière, un lieu entre les lieux.
Le piège consiste à se servir du désir de Daniel d’acheter
des services sexuels pour s’introduire chez lui et vider son appartement
de tous ses biens.
Le piège repose surtout sur la menace de pédophilie en fait. De jeunes
hommes aux alentours de la Gare du Nord tendaient en effet des pièges de
ce type à des hommes qui venaient les voir pour des prestations
sexuelles. Ils se rendaient avec eux dans un sex-shop et au dernier
moment réclamaient leur carte bleue, en faisant remarquer qu’ils étaient
mineurs. La force de Boss, c’est, en agitant le spectre de la
pédophilie, de donner une autre envergure à cette menace, de retourner
la domination et de neutraliser Daniel, afin de le cambrioler en
douceur. Je pense qu’il y a chez le personnage de Boss, le chef de
bande, cette intelligence du monde et du pays dans lequel il vit, cette
compréhension de l’homme qu’il a en face de lui. C’est un personnage
malin dans les deux sens du terme, à la fois mauvais et brillant, qui
est aussi dans une certaine empathie vis-à-vis de Daniel. Il y a un
véritable échange entre eux. Boss a raison quand il dit à Daniel : « C’est toi qui est venu nous chercher à la gare.
» Et en effet Daniel y est allé à ses risques et périls, « at your own
risks » comme on peut parfois lire dans les guides de voyage gays. Boss
joue très fort sur cette idée. Il exerce sur Daniel non pas une violence
mais un retour de violence qui passe par la douceur : une invitation à
la fête qu’il organise dans l’appartement de sa victime. Il sait que
chez Daniel, derrière la peur d’être envahi, il y a aussi un désir de
l’être.
Cette deuxième séquence est particulièrement longue et se transforme de manière totalement inattendue, en fête.
J’avais envie que la scène prenne son temps, que l’on s’y perde avec
Daniel, de voyager avec lui entre la mélancolie et le plaisir. C’est
cette mélancolie et ce plaisir que je ressens aussi dans la house music.
Je voulais d’ailleurs rendre hommage à cette musique qui a accompagné
pour moi l’épidémie de sida. J’avais envie qu’elle prenne toute sa
place, de ne pas couper ce plaisir.
La réaction de Daniel est étonnante : il est tout d’abord
sonné, puis se met à danser avec les autres. Peut-on également la lire
comme une libération : dépouillé de tous ses objets, est-il prêt à être
investi d’autre chose ?
Oui, c’est une libération inquiète, fébrile. Je pense que dans nos
vies, deux aspirations contradictoires sont en lutte : le besoin de paix
et la poursuite du bonheur. Or on réalise que ce qu’on désire pour la
paix, c’est à dire en gros la sécurité et la propriété, ne produit pas
de bonheur. C’est pour cela que la notion de risque est fondamentale, ce
désir d’aller au contact de l’inconnu. En improvisant cette fête, Boss
fait de Daniel son otage mais il réalise aussi en quelque sorte un
fantasme de son hôte : il y a des types torses nus qui dansent dans son
salon. Boss lui dit, « sois une victime consentante et prends du plaisir
». Boss remet littéralement Daniel en mouvement et Daniel devient un
étranger à ses propres yeux.
Qui est Daniel ?
J’ai choisi de très peu le caractériser. On ne sait pas quelle
profession il exerce. J’avais envie que l’on voie sa vie, sa « vraie »
vie, par l’entrebâillement d’une porte. On aperçoit ses amis. On pense
que c’est un petit bourgeois, qui a acheté un appartement avec un ancien
compagnon. Sa vie réelle est celle qu’il va s’inventer dans le film. Je
ne pense pas que ce soit un personnage qui se sente seul mais à
l’occasion de cet intrusion dans sa vie, il va se découvrir seul.
Olivier Rabourdin s’est-il imposé d’emblée pour le rôle ?
Le choix a été très évident. Je l’avais vu dans Des Hommes et des Dieux, et dans La Face cachée de
Bernard Campan. Olivier peut paraître à la fois viril et fragile. Il
dégageait aussi un bon capital de sympathie, qui semblait nécessaire
pour incarner un personnage si dur, si ambigu.
C’est un personnage pour lequel on ressent, au début du film au moins, peu d’empathie.
J’aime cette distance. Je ne suis pas obsédé par la notion
d’identification au cinéma. La question de l’éthique m’intéresse
davantage : à quel moment entre-t-on en phase ou pas avec un personnage ?
Par moments, pendant le tournage, j’avais honte de Daniel, de sa
cruauté, de sa lâcheté. Il ne faut pas se cacher derrière le statut du
héros. On comprend Daniel, on est obligé de reconnaître sa part
d’humanité. L’humanité ce n’est pas quelque chose de linéaire. Il y a
des ruptures. C’est aussi pour cela que j’ai tenu à chapitrer mon film, à
redistribuer les rapports entre les personnages : ainsi Daniel que l’on
pouvait percevoir comme un prédateur à la gare, devient une victime
impuissante dans la scène de la partie qui suit. Chaque partie redéfinit
le film, son rythme, son territoire.
Quelques temps après le cambriolage, Marek sonne à nouveau à
la porte. Il propose à nouveau ses services à Daniel. La première scène
de sexe entre eux est assez brutale. Comment l’avez-vous conçue ?
En couchant avec Marek, Daniel se venge. Il reprend le pouvoir, il
prend possession de son corps sans ménagements. Et en même temps, j’ai
cherché à montrer l’embarras avant le sexe, le moment où il faut se
déshabiller, il faut s’approcher l’un de l’autre… Le film ne prétend pas
dire quelque chose de définitif sur la prostitution, mais il montre dès
cette première scène sexuelle que l’un comme l’autre avancent à
l’aveugle. J’ai le sentiment que Daniel n’est pas un client régulier de
prostitués et c’est sans doute la première fois que Marek se prostitue
et qu’il couche avec un mec. La prostitution est pour lui paradoxalement
un moyen de s’en sortir, de revenir dans la vie de cet homme. Par la
suite leur relation va évoluer mais la tendresse, la familiarité qui va
se créer entre eux n’échappe jamais complètement à la domination.
Un commerce amoureux débute entre les deux hommes. Le film se
demande alors, bien au delà de la prostitution, comment se crée un lien
entre deux personnes. L’amour c’est toujours de la négociation ?
Aimer quelqu’un c’est toujours romancer le lien qu’on a avec la
personne. Mais cette création va de pair avec des considérations
économiques, sociales, conjoncturelles. Dans un couple on négocie le
sexe, le temps, les activités, presque tout. Là, la situation de départ
est intéressante : on est face à deux personnes qui se demandent comment
faire pour que leur lien devienne un peu permanent, quotidien, sans que
ça ne coûte trop cher. Le forfait que Daniel propose à Marek est une
façon de pérenniser la relation, mais en même temps ce qu’il y a
vraiment entre eux reste une énigme. D’autant qu’ils sont très étrangers
l’un à l’autre. Ce qui enchante leur relation, c’est qu’ils ne savent
pas vraiment ce qu’ils partagent.
Au cours du film, leur lien amoureux se métamorphose. Pourquoi arrêtent-ils d’avoir des rapports sexuels ?
Il y a un mélange de bonnes et de mauvaises raisons, c’est ambigu. Une
sorte de routine s’installe entre eux. La fin du sexe survient aussi à
un moment où Marek, qui est ukrainien, raconte son histoire familiale :
des morts, des bombes surgissent tout à coup. Pour quelqu’un qui vit
dans un pays en paix, la guerre est invraisemblable. Ce n’est pas que
Daniel ne croit pas Marek. Il n’arrive pas à y croire. Marek a alors la
sensation que Daniel met en doute ce qu’il dit, qui il est. La confiance
vacille. Pour Daniel, le désir s’évapore : il n’était possible tant que
Marek restait une projection, un Eastern Boy, un fantasme de porno gay.
Il ne se sent plus à la hauteur de cette histoire. Et ça le ramène à la
question, sans doute sans réponse : qu’allait-il chercher à la gare ?
Leur relation est rendue difficile par le fait que Marek a
une autre famille, dirigée par Boss, le chef de bande. Comment avez vous
pensé ce personnage ?
Boss pour moi c’est Peter Pan et ses enfants perdus. C’est comme ça que
j’en ai parlé à Daniil Vorobjev. Peter Pan n’est pas un personnage très
sympathique. On dit de lui que, comme tous les enfants, il est joyeux
et sans coeur. Comme lui, Boss est égocentrique et considère les autres
un peu comme des faire-valoir. Lorsqu’il se moque de Daniel et de ses
machines de musculation, on sent chez lui une peur de la vieillesse. Sa
façon de fuir, d’échapper à la mort, c’est d’être tout le temps en
mouvement, de traverser les frontières. Il entraine avec lui son groupe
qu’il protège sans doute mais qu’il manipule : tous les jeunes du groupe
sont prisonniers de son rêve à lui. Et de sa violence évidemment, car
son paternalisme l’amène à penser qu’il a tous les droits sur les
autres.
Dans la dernière partie du film, fort de son nouveau rôle
paternel, Daniel se découvre une puissance qu’il ne soupçonnait pas.
Devient-il héroïque pour autant ?
Dans la dernière partie du film, les cartes sont rebattues. Cette fois
c’est Daniel qui s’introduit sur le territoire de Boss, territoire
ambigu car c’est un hôtel, un lieu de transition. Lorsque Daniel finit
par appeler la police, il est très conscient que cela va se terminer par
une arrestation massive, il l’a évoqué au téléphone avec la jeune femme
de l’hôtel auparavant. Ce recours à la police est une arme aussi
dégueulasse que lorsque les jeunes utilisaient le chantage à la
pédophilie pour le neutraliser. De fait, lorsqu’il s’enfuit avec Marek,
il n’est héroïque que parce qu’il a les forces de l’ordre de son côté.
On sent qu’il sauve son histoire intime contre le collectif. Dans la
précipitation, il finit même par emporter tous les papiers de la bande.
Il y a dans son geste quelque chose de libérateur et d’insupportable à
la fois.
Pourquoi Boss revient-il dans l’appartement ?
On peut penser qu’il va y régler ses comptes, mais je pense qu’au fond
il envie Marek. Peut être qu’il y revient comme quand on rentre à la
maison. Mais il n’y a plus personne au foyer. Il y a une forme de
mélancolie profonde chez Boss. Il se retrouve dans cet appartement vide
et il a tout perdu. Il redécouvre son impuissance.
Le film se termine sur l’adoption de Marek par Daniel à la
préfecture. Etait ce important pour vous d’inscrire leur relation dans
la loi ?
Je suis stupéfait depuis les débats sur le Pacs et plus récemment sur
le mariage gay qu’il y ait des législateurs qui pensent que les
homosexuels n’auront pas d’enfant si on ne leur en donne pas le droit.
Qu’il suffirait de ne pas le reconnaître pour faire que cela n’existe
pas. L’Etat ne peut pas décider de ce que les gens ressentent, de ce qui
fait profondément les liens entre les personnes. La loi ne fait
qu’encadrer des situations, elle ne décide pas de notre réalité, de nos
fictions. Les personnages de mon film sont tous des illégaux. Ils sont
sur la frontière, c’est à dire à cet endroit où les choses sont plus
floues, plus incertaines, mais aussi plus riches. Sans doute Daniel et
Marek ont-ils besoin d’une reconnaissance juridique de leur lien mais,
pour moi, lorsqu’ils quittent le tribunal, tout reste à réinventer entre
eux.
Parlons du casting : comment avez vous trouvé les comédiens qui allaient composer ces Eastern Boys ?
J’ai mis neuf mois à les trouver. J’ai fait des recherches sur
internet, j’ai vu énormément de films et de téléfilms russes. Je suis
d’abord tombé sur Daniil Vorobjev (Boss). C’est un acteur extraordinaire
même dans de très mauvais films. J’ai au départ pensé à lui pour Marek.
Mais il était plus âgé que ce que je ne pensais, ça ne collait plus.
J’ai trouvé Kirill Emelyanov qui ,était parfait pour le rôle. C’est un
comédien très instinctif, qui comprend très profondément les scènes.
J’aimais son côté enfantin. Mais comme je tenais énormément à Daniil, je
lui ai demandé de faire un essai pour le personnage de Boss qui
pourtant me paraissait assez éloigné de lui. Il s’est filmé tout seul en
Russie et m’a envoyé des scènes où il était stupéfiant. C’est lui qui
par exemple s’est mis à faire des pompes. J’ai réécrit le personnage de
Boss après avoir vu ces images. Puis j’ai fait pas mal d’improvisations
quelques mois avant le tournage avec les deux acteurs russes et Olivier
Rabourdin. Et là encore j’ai beaucoup réécrit.
Arnaud Rebotini, un des producteurs historiques de la scène electro française, signe la bande son.
Je l’avais rencontré lorsque je montais Entre les Murs de Laurent
Cantet. On avait utilisé une de ses musiques à la fin du film mais
Laurent a finalement renoncé à l’idée de mettre de la musique. Pour Eastern Boys,
j’ai immédiatement repensé à lui. J’avais besoin de techno-house
évidemment pour la fête, mais j’avais vraiment envie de morceaux dont je
ne me lasse pas. Et dont le spectateur ne se lasse pas. Il y a dans sa
musique à la fois de l’allégresse et de la mélancolie. Il a apporté des
colorations très fortes au film et j’ai l’impression que ses mélodies un
peu indécises accompagnent parfaitement les errances des personnages.