Film soutenu

Ema

Pablo Larrain

Distribution : Potemkine Films

Date de sortie : 02/09/2020

Chili - 2019 - 1h42 - 2.39:1 - 2K - Son : Dolby Atmos

Ils sont quinze jeunes danseurs, d’origines et d’horizons divers. Ils sont en tournée pour danser Ema, jeune danseuse mariée à un chorégraphe de renom, est hantée par les conséquences d’une adoption qui a mal tourné. Elle décide de transformer sa vie.

Avec : Mariana Di Girólamo Ema • Gael García Bernal Gastón • Paola Giannini Raquel • Santiago Cabrera Aníbal • Cristián Suárez Polo

Scénario Guillermo Calderón, Pablo Larraín, Alejandro Moreno • Image Sergio Armstrong (ADFCH) • Montage Sebastián Sepúlveda • Musique Nicolas Jaar • Décors Estefanía Larraín • Chorégraphies José Vidal • Costumes Muriel Parra, Felipe Criado • Maquillage, Coiffure Margarita Marchi • Sound Designer Roberto Espinoza • Producteurs délégués Rocío Jadue, Mariane Hartard • Producteurs associés aula Kraushaar, Catalina Adoni, Alfredo Adoni • Producteur Juan De Dios Larraín • Société de Production Fabula

Pablo Larrain

Pablo Larrain est né à Santiago du Chili le 19 août 1976. Après ses études secondaires, il étudie la communication audiovisuelle à l’Université UNIACC. Il est un des membres fondateurs de Fabula, une société consacrée au développement de projets cinématographiques et publicitaires.

Ses films, généralement limpides et directs, sont imprégnés de violence et d’une certaine agressivité. Ils dessinent d’âpres portraits de son propre pays, le Chili, notamment au travers d’une trilogie couvrant quinze ans de l’Histoire nationale, de 1973 (les derniers jours de la présidence de Salvador Allende dans POST MORTEM – 2010) en passant par 1978 (le sommet du règne de terreur de Pinochet dans TONY MANERO – 2008) jusqu’à 1988 (les derniers jours de Pinochet dans NO – 2012). Les angles atypiques avec lesquels Pablo Larrain aborde ses sujets constituent une des marques de fabrique du réalisateur. C’est par exemple à travers les méfaits d’un délinquant imitateur de Travolta ou la vie d’un publicitaire que Larrain attaque la dictature de Pinochet. FUGA (2006), son premier film, raconte lui l’histoire d’un compositeur sombrant dans la folie, tandis qu’EL CLUB (2015) se déroule dans une maison de plage, où sont mis à l’écart les prêtres qui ont « péché ».

Filmographie

2019 EMA
2016 JACKIE
2016 NERUDA
2015 EL CLUB
2012 NO
2010 POST MORTEM
2008 TONY MANERO
2006 FUGA

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

par Nicolas Rapold

Quelle était l’origine du film ? Connaissiez-vous une “Ema” ?
La véritable origine est liée à l’adoption. Je pense que l’adoption est une des choses les plus généreuses qu’une personne peut faire, mais, étrangement, elle est souvent idéalisée. Les parents traversent beaucoup de situations problématiques, et l’enfant porte parfois avec lui un traumatisme parce qu’il a été maltraité. Dans quelques cas, des parents « rendent » l’enfant qu’ils ont adopté. On appelle cela une « adoption ratée ». Dans ces cas-là, une logique bureaucratique se met alors en place : si j’abandonne l’adoption de mon fils, cette personne n’est plus mon fils et prend un nom différent, et si une famille adopte cet enfant, il devient alors leur fils. Et s’ils le rendent à leur tour, il est à nouveau orphelin. Il change à nouveau de nom et n’a jamais été le fils des personnes précédentes.

C’est comme effacer une histoire personnelle ?
Oui, il y a une absurdité autour de ça et c’est très douloureux et traumatisant. C’est à partir de ce point-là que j’ai commencé. À l’origine le personnage devait être joué par une personne âgée d’environ 45 ans, puis 65 ans et finalement nous sommes partis sur un personnage vraiment plus jeune. J’ai ensuite rencontré Mariana et on a construit le film autour d’elle. On est partis sur l’idée d’un personnage de danseuse qui écoute du reggaeton. Et il devenu clair que nous parlions d’une génération qui n’est pas la mienne et qui en est très différente. Je suis d’une génération qui appartient au siècle dernier, et cette génération appartient au siècle actuel – quel que soit le nom qu’on leur donne, leurs logiques, leurs structures et leurs valeurs sont complètement différentes. Ema incarne cette génération et c’est cette complexité qui m’a fasciné.

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Avez-vous parlé de cet aspect-là avec Mariana ?
Oui, et avec des personnes plus jeunes aussi. Ces jeunes se sentent vraiment concernés par le changement climatique, et pas seulement à travers des choses comme le recyclage, ça leur tient vraiment à cœur, ils y pensent, ils en parlent et sont militants. Ils vivent avec vraiment peu de choses. Leur consumérisme est complètement différent du nôtre. Ils veulent juste un bon ordinateur, un bon téléphone, quelques vêtements, et minimiser leurs besoins matériels. Ils ressentent aussi cet amour, cette sensualité, cette sexualité qui sont non-binaires, très différents des années 60. Ils sont très individualistes mais dans un sens, ils sont très respectueux des autres. Donc Ema est un personnage avec un réel potentiel poétique, pouvant transmettre beaucoup d’émotions, de crises, d’accidents différents.

Voyez-vous une source de tension entre ce personnage et la responsabilité d’avoir un enfant ?
Oui. C’est un peu ridicule mais je pense qu’elle représente ici Mère Nature parce qu’elle est à la fois une mère, une soeur, une fille, une amante, une épouse, une danseuse, et elle est le soleil. Dans la mythologie, le soleil représente le masculin et la lune le féminin. Je pense qu’ici, Ema est le soleil et que tout le monde tourne autour d’elle.

Ema et ses collègues danseurs adorent le reggaeton et vous mettez en scène cette formidable discussion sur la musique, entre eux et leur chorégraphe Gastón (Gael García Bernal), ce qui permet de comprendre le fonctionnement de cette musique.
On ne peut pas échapper aux musiques populaires bruyantes. Que ce soit dans les aéroports, les magasins, les rues, les discothèques, les bars, les appartements, sortant des voitures, des fenêtres, partout. Et comme tout ce qui vient de la culture pop, c’est présent même si on ne l’utilise pas : on consomme de cette matière. Mais le reggaeton est une musique clivante, elle est souvent perçue comme misogyne, notamment à cause de la représentation des femmes qu’on y trouve, uniquement basée sur leur corps. Ce qui me semble intéressant est que si vous allez dire ça à une femme qui danse le reggaeton, elle va vous répondre : “Qui êtes-vous pour me dire sur quoi danser, de quoi parlez-vous ? Je danse sur ce que je veux, et je sens que quand je danse sur cette musique, je couche avec toutes les personnes qui dansent sans même les toucher.” Quand j’ai entendu ça, je me suis dit qu’on allait le mettre dans le film.

Cette réflexion vient donc d’une discussion avec quelqu’un ?
Oui, un peu, mais aussi de quelque chose que Guillermo Calderón, co-scénariste, a écrit, et en partie également de ce que Gael a apporté à la scène. Cela aurait pu être plus long. C’est la friction entre ces générations – Gastón est habitué à être dans de grands espaces, des théâtres. Comme un petit dieu, il contrôle les danseurs, il leur dit quoi faire et ne pas faire, comment bouger. Il a autour de lui ce monde de la danse contemporaine. Mais dans le film, les danseurs pensent que ce qu’il fait est juste vieux jeu, que cela n’a rien à voir avec ce qui se passe dans la rue et ce qui se fait (dans la rue). Ils lui disent : “Ton plateau ne peut pas représenter notre état d’esprit. Nous le ferons dans la rue, pas sur ta scène, car c’est là que les choses se passent, et tu sais quoi ? On va aussi brûler cette putain de rue, parce qu’on veut laisser une trace. C’est ce que nous sommes. Nous laissons des traces, c’est notre héritage, c’est notre témoignage.” Et tout ça disparaîtra car ils n’ont pas l’ambition de créer quelque chose qui restera dans le temps. Leurs actions sont conçues pour disparaître. Et c’est fascinant comme un happening : quelque chose d’éphémère, créé pour s’évaporer. Cela laisse une marque uniquement dans la mémoire. Vous pouvez voir leurs traces; vous pouvez voir ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils traversent juste en les regardant.

Je pensais au montage dans ce film, et pas seulement dans les scènes de danse, parce que vous vous appuyez sur ce que vous faites dans Jackie et Neruda. Il y a une façon dont les scènes sont imbriquées, pas toujours pour le plaisir de la narration, pas pour apprécier l’histoire en soi. J’avais l’impression que nous étions dans la tête d’Ema. Qu’en pensez vous ?
Oui ! C’est une question d’empathie, de notre culture, et de la façon dont certains films grand public créent une logique d’empathie qui dicte notre identification aux personnages. Cette logique est basée sur une structure qui permet au spectateur de comprendre les événements du film à partir de conventions très spécifiques. Quand ces structures et cette tonalité sont remises en question, on est donc déstabilisés. Une façon classique serait d’humilier au moins quatre ou cinq fois le personnage dans les 30 premières minutes, de lui faire regretter et lui faire comprendre qu’elle a fait une erreur. Le deuxième acte ensuite serait essentiellement l’histoire d’une femme qui lutte pour se comprendre, se pardonner, et pour retrouver ce garçon. Enfin, le troisième acte serait la construction d’une famille : peuvent-ils vivre ensemble ? Tout cela est dans le film, mais d’une manière subjective et non classique. Ce n’est pas nécessairement pour m’éloigner de ce qui est classique, mais quand quelque chose vient de l’intérieur du personnage, l’effet est plus intense. C’est là que j’aimerais emmener mon public.

Mariana Di Girólamo a une présence fascinante à l’écran. Pourquoi l’avez-vous choisie ?
Elle a quelque chose d’unique. Elle peut être à la fois un géant et une petite personne très fragile. Elle peut donc être très proche et également très loin, je voulais avoir cela dans le personnage. Tout comme certaines danses démodées, on commence en étant loin du partenaire, et puis on se rapproche, on a plus d’empathie. Comme un partenaire, Ema s’éloigne de nous à cause de ses actions, et puis on revient vers elle. Je pensais qu’elle avait cette capacité à être indescriptible, et c’est pourquoi il est si fascinant de lire comment on essaye de la décrire. C’est vraiment difficile parce que c’est quelque chose qu’on ne peut pas exprimer avec des mots, et c’est exactement ce que fait le cinéma.
Je voulais donc avoir un film ouvert que le public compléterait. Quiconque à travers sa propre biographie, sa propre relation à la famille, que ce soit avec ses enfants, ses parents, ses frères et sœurs complétera ce qu’il voit, déterminera finalement ce que nous voyons, donc le film devrait fonctionner différemment. C’est une sorte de rêve.

J’ai pour ma part pensé à Théorème de Pasolini.
Merci, vous êtes la première personne à me le dire. C’est comme Théorème dans le sens où quand Terence Stamp arrive, sa présence fait changer tous les personnages. Il quitte la famille, et tout le monde en a été transformé. Le personnage d’Ema reste, mais Théorème est un film que j’aime vraiment, vraiment beaucoup, et j’y pensais quand je l’ai fait.

Je voulais finalement vous poser une question à propos de la fin du film. Sans entrer dans les détails, elle semble modifier notre avis sur ses motivations. Est-il juste d’appeler cela une “justice poétique” ?
Je dirais que c’est un équilibre cosmique qui est atteint dans cette pièce. Ils sont finalement tous ensemble, ils forment une famille, et même s’ils s’en allaient, ils seraient toujours une famille. C’est la trace qu’ils laissent. J’adore l’idée de “justice poétique” mais je ne pense pas que la justice puisse être appliquée dans ce cas-là, parce que je ne sais plus ce que c’est. Mais je dirais qu’il y une sorte d’équilibre peut-être cosmique dans le sens où cette situation semble vraiment liée à la nature. Je pense qu’ Ema représente la nature, et la nature trouve son équilibre.

Il y a souvent dans vos films une combinaison du sublime et du douloureux ou du violent, et après ce film-là et sa façonde voir le monde, on se demande ce que vous allez faire ensuite.
Je me souviens d’un des premiers entretiens de Tim Burton. Il racontait que quelqu’un lui avait dit : « Tes films sont si sombres ». Il a répondu : « Oui, mais c’est la seule manière de voir la lumière ». C’est presque un cliché, mais c’est resté dans ma tête et c’est tellement vrai. Les gens ont peur des ténèbres – pourquoi ? On lutte tous contre nos propres ténèbres, et je pense que le cinéma doit représenter cela. Parfois ça fonctionne, ça résonne pour plus ou moins de gens, mais c’est ça l’enjeu : créer une réflexion qui peut aller n’importe où.


Propos recueillis par Nicolas Rapold pour Filmcomment
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