Film soutenu

Faust

Alexandre Sokourov

Distribution : Dulac Distribution (Sophie Dulac Distribution)

Date de sortie : 20/06/2012

Fiction / Russie / 2011 / 134 min / 35 mm - DCP / Couleur / 1.37 / Dolby Digital

Librement inspiré de l’histoire de Goethe, Alexandre Sokourov réinterprète radicalement le mythe. Faust est un penseur, un rebelle et un pionnier, mais aussi un homme anonyme fait de chair et de sang conduit par la luxure, la cupidité et les impulsions. 

Lion d’Or – Mostra de Venise 2011

FICHE ARTISTIQUE
Johannes Zeiler FAUST
Anton Adasinskiy LE PRETEUR SUR GAGES / MEPHISTOPHELES
Isolda Dychauk MARGARETE
Georg Frierich WAGNER
Hanna Schygulla LA FEMME DU PRETEUR SUR GAGES
Antje Lewald LA MERE DE MARGARETE
Florian Brückner VALENTIN
Sigurdur Skulasson LE PERE DE FAUST
Maxim Mehmet L’AMI DE VALENTIN

FICHE TECHNIQUE
REALISATION Alexandre Sokourov
ADAPTATION Yuri Arabov
SCENARIO Alexandre Sokourov, Marina Koreneva
PHOTOGRAPHIE Bruno Delbonnel
MUSIQUE ORIGINALE Andrey Sigle
DIRECTION ARTISTIQUE Elena Zhukova
MONTAGE Jörg Hauschild
COSTUMES Lidia Krukova
MAQUILLAGE Tamara Frid
PRODUCTEUR Andrey Sigle
PRODUCTION Proline Film Produktion (Russie) 
En partenariat avec : The Mass Media Development and support foundation, The Russian cinema Fund

Alexandre Sokourov

Né en Russie en 1951, il entre en 1968 à l’université de Gorky (département d’histoire). Pendant ses études il commence à travailler pour la télévision locale. A 19 ans, il produit son premier show télévisé. Entre 1975 et 1979, Sokourov étudie la direction d’acteur au VGIK (l’école de cinéma de Moscou). Son premier film La Voix solitaire de l’homme fut remarqué par Tarkovski et lui vaudra un grand nombre de récompenses. Dans les années 1980, Sokourov travaille pour le studio Lenfilm. Il commence au même moment à travailler pour le studio de films documentaires Leningrad, au sein duquel il peut réaliser ses propres films.

Alexandre Sokourov est très actif comme réalisateur, mais aussi comme scénariste et directeur de la photographie dans ses projets. Il a été récompensé à de nombreuses occasions, en Russie et à l’international : le prix Tarkovski, le prix Fipresci,… L’European Fim Academy l’a classé comme l’un des 100 meilleurs réalisateur de l’histoire du cinéma.

Entretien avec Alexandre Sokourov

Est-ce un travail à partir de Goethe ? Quelle est votre distance par rapport au mythe d’origine ?
La distance est grande, comme elle l’était déjà entre la légende et ce qu’en a fait Goethe. Le Faust qui m’a servi de base est d’abord l’œuvre d’art inventée et écrite par Goethe ; à une époque le projet s’est même intitulé Goethe et Thomas Mann. Goethe se sentait très libre par rapport à la légende. Je pense qu’il n’était pas un homme du 18e siècle, il était peut-être, disons, du 23e siècle. Son lien avec la culture médiévale, qui a vu naître la légende, est très discutable. Mais il existe, et d’abord dans le langage : à travers les particularités de la langue allemande, sa brutalité, son dramatisme, ses aspects coupants. On entre dans l’œuvre de Goethe en luttant avec une sorte de rigidité ancienne de la langue. Il faut bien avoir conscience du temps qui fut nécessaire à Goethe pour la création de ses deux pièces : presque cinquante ans. Les œuvres littéraires naissent rarement dans la rapidité. Il a pris du temps pour s’élever au-dessus de la légende et placer les fondations d’un nouveau mythe. Lorsqu’on sera vraiment confrontés aux problèmes climatiques, lorsque la vie des gens deviendra encore plus difficile avec l’évolution de la crise économique, on relira Faust.

Quel a été votre point de départ pour aborder le travail d’adaptation ?
Je réalise une œuvre visuelle, sa distance avec l’œuvre littéraire est un grand problème. L’une des questions principales est celle des détails. Goethe avait une capacité unique de ne pas mentionner les détails : nous ne savons rien sur la vie de Faust. Et pourtant se dessine une personnalité stupéfiante, gigantesque, une sorte de monolithe. Pourquoi ? Parce qu’il est toujours en train de parler. Dans les spectacles adaptés de Faust, dans tous les théâtres du monde, le personnage épuise le spectateur par sa verbosité, le fusille de phrases savantes… Imaginez ces enchaînements de formules philosophiques dites avec les intonations sévères de la langue allemande : le spectateur ne sait plus où se cacher. Et il sort du spectacle sans avoir compris qui était Faust.
C’était ça, ma tâche principale : essayer de créer cet homme, en donner ma version. Je me suis alors consacré à tenter d’approfondir sa biographie. C’est difficile, pour un personnage mythologique. Mais un cinéaste a besoin de s’y attarder, parce qu’il va montrer un être vivant sur l’écran. C’est un grand problème de savoir comment il est, quel caractère il a. On a dû trouver son père et sa mère, sans cela on n’aurait pas pu y croire. Ça n’intéressait pas Goethe ; il ne s’intéressait pas à ses jambes, seulement à ses pensées savantes, à sa tête volante.Mais qu’est-ce qu’il y a sous cette tête ? Comment s’habille-t-il, que mange-t-il ? C’est le problème : comment passer du mythe à la vie.

Comment atteindre la vie de cette figure ?
J’ai refusé d’en faire un concentré de pensées philosophiques, que ce ne soit pas une sorte de soupe… aucune allusion, aucune démonstration philosophique. Nous avons choisi de montrer l’histoire humaine, nous voyons un homme sur l’écran. Ça se passe à une époque incertaine. Faust occupe une place sociale ; il a la tête sur les épaules, une bonne éducation. Mais il se trouve dans une position difficile, humainement. Comment s’en sort-il ? Comment le vit-il ? Quelles sont ses erreurs ? Il décide de certaines actions, en toute conscience, mais il commet aussides erreurs, sans comprendre. Même une personne aussi éduquée et intelligente que Faust, ce monolithe, fait des erreurs par manque de jugement. Quoi, Faust n’a pas su évaluer une situation ? Faust s’est trompé ? Comment est-ce possible ? C’est Faust ! Mais c’est Faust… Voilà ce qui fait la couche superficielle du film, qui ne prétend pas à une lecture complète de l’œuvre. Je veux surtout que les gens aient envie de lire les pièces. Lire Goethe ! Moi, réalisateur Sokourov, je suis un petit homme qui jette ce caillou pour qu’il roule le plus loin possible. Si je peux éveiller la curiosité du spectateur, j’aurai rempli mon rôle.
En même temps, ce film est une partie d’une tétralogie. Dans sa dramaturgie, son atmosphère émotionnelle, il y a des liens avec ce que j’ai fait dans les films précédents. L’acteur qui jouait Hitler dans Moloch, Leonid Mozgovoy, incarne le père de Faust. Et dans mon imagination, telle que je l’ai voulue, je ne sais pas si je vais réussir, je voudrais que la tétralogie ne soit pas une suite linéaire mais un cercle. Une fois la boucle bouclée, ce cercle connectera des personnages et des moments historiques très éloignés.

Comment se déroule un processus d’adaptation aussi délicat ? Est-ce le travail sur le récit qui prime, y a-t-il d’abord des visions, des images directrices ? 
Pour moi, le film est un arbre qu’il faut laisser pousser. Lorsqu’on le voit sortir de terre, il ressemble très peu au chêne ou à l’érable qu’il va devenir. Lorsqu’on se trouve face à une puissance comme celle du texte de Goethe, il est d’autant plus difficile de faire pousser l’arbre du film, dans l’ombre d’un tel texte… Il faut donc être attentif.
Travailler dans une langue étrangère est un cas très particulier, ça resserre le travail sur le scénario littéraire, qui devient une sorte de sol à labourer encore et encore pour que l’arbre pousse correctement. J’ai raconté au scénariste mon idée. Les personnages et les grandes lignes du sujet principal m’étaient déjà clairs, comme les actions et les émotions des personnages. Le scénariste a esquissé un schéma général des situations et des dialogues, en russe. Puis j’ai commencé à adapter tout cela à la langue allemande, et il est alors resté peu de choses du scénario initial. Pour le travail de l’écrivain comme pour celui de l’acteur, la distance entre les langues est grande, dans l’atmosphère émotionnelle, dans le tempérament. Les moyens d’exprimer la pensée philosophique sont différents : en russe, elle prend des tonalités presque tendres, de la douceur. En Russie nous sommes des amoureux de la philosophie, nous la percevons un peu comme la musique. En Allemagne, c’est plutôt l’inverse. Et il en va de même pour le travail de l’acteur. Si un acteur russe joue un Allemand, mais en russe, on ne pourra jamais le post- synchroniser, la nature de la diction est trop différente, les accents logiques et émotionnels sont placés ailleurs. C’est pourquoi la traduction est une seconde écriture, qui emmène le scénario loin de sa première version. Ceci pour vous expliquer que ce moment du travail est très délicat. La traduction est la naissance du film lui-même, qui est tourné à partir de ce second texte. Il y a de nouveaux personnages, de nouvelles situations… Et aussi pendant le tournage, constamment, il y a des changements. Parce que le sens qui était exprimé par les paroles est déjà joué par d’autres choses, par la simple présence des acteurs, par des objets ou des lumières. Et il ne faut pas surcharger le spectateur. Donc je jette toujours des dialogues ou des scènes, le cœur léger.

Entretien réalisé le 20 octobre 2010 par Cyril Béghin, paru en janvier 2011, Cahiers du Cinéma n°663.


Alexandre Sokourov et Faust

“En 2005, entre la présentation du Soleil à Berlin en février et la première du film à Athènes en décembre, Alexander Sokourov, alors hanté par le point final de son grand œuvre, sa tétralogie sur la nature du pouvoir, composée de Moloch (1999), Taurus (2000) et le Soleil (2005) déclarait : “Dès que j’ai commencé cette série, la seule chose sûre était qu’après Hitler, Lénine et Hiro Hito, le dernier personnage serait Faust. Ce sera la fin d’une œuvre. Dans un roman, c’est la dernière ligne qui compte. Pour moi, ce sera Faust, parce que le sommet d’une montagne doit être exceptionnel. Faust est le summum de la pensée artistique européenne. Aucun écrivain, aucun peintre, aucun philosophe n’est allé aussi loin dans sa réflexion. Les œuvres qui s’inspirent du mythe de Faust sont au croisement de toutes les questions posées par l’art dramatique, par les penseurs. Le Faust de Goethe est différent de celui de Thomas Mann. Je travaille actuellement sur le sujet et je sais que le film ne verra pas le jour avant plusieurs années. J’y pense tous les jours, Faust vit en moi. Un film est comme un arbre, celui de Faust est planté, il pousse mais je ne sais pas quand il sera à terme ni de quelle espèce il sera !“

Le Faust de Sokourov s’annonce non seulement comme la continuité idéale de son parcours artistique mais aussi comme une sorte d’accomplissement de certains des aspects thématiques les plus significatifs présents dans son cinéma. “Faust est une œuvre autonome, une œuvre en soi dans l’histoire de la culture. Ni le sujet, ni les personnages, ni le conflit ne sont dépassés. Faust n’est pas devenu un monument. C’est une œuvre terrifiante par sa clarté, sa clairvoyance prémonitoire. En la lisant, on ressent un frisson… C’est une œuvre qui, indubitablement, me crée une certaine angoisse. Une œuvre très difficile. Il semble qu’après, on ne peut rien trouver de mieux.“

L’ombre du Faust traverse la filmographie entière de Sokourov, rappelant en revenant en arrière les adaptations littéraires de Platonov, de Shaw, des frères Strougatski, laissant des traces dans des traits picturaux qui caractérisent la Pierre (1992) et Pages cachées (1993), apparaissant au détour des bandes sonores qui donnent vie à Moloch ou au Soleil. Sokourov fait sienne l’idée de l’éternel féminin présente dans son Faust, qui l’est d’autre part aussi dans la poésie symboliste russe, en particulier dans les compositions d’Alexandre Blok. Mais il fait siennes également les conceptions culturelles des écrits de Goethe, à propos de la valeur de l’art, de son rôle en rapport à la liberté individuelle et au développement collectif.

Les principaux personnages de la tétralogie ont pour trois d’entre eux, Hitler, Lénine et Hirohito, réellement existé, seul Faust est un mythe. Comment lui imaginer un corps ? “… Ce n’était pas vraiment compliqué. Le plus complexe était de créer quelque chose d’organique. Tous les personnages de la tétralogie ont approximativement le même âge. Ils pensent de la même façon y compris Faust. Ils ont tous une certaine parenté entre eux. Hitler, Lénine, Hirohito et Faust sont frères quelque part. Faust peut être sorti de l’œuvre de Goethe, pour le reste je me dois de l’imaginer… Par exemple, imaginer comment les hommes de l’époque de Faust pouvaient être, à quoi ils ressemblaient… Je n’ai pas seulement voulu filmer une histoire de Faust, il faut tenir compte que ce Faust est avant tout la quatrième partie d’une tétralogie. Et surtout ce Faust n’est pas l’œuvre d’un réalisateur allemand, je suis russe avant tout. Comment est le Faust de Goethe ? Pour moi, Faust est plus sombre, plus noir que celui de Goethe. Je le vois plus proche d’un personnage de Gogol.“

“Je crois qu’un bon réalisateur ne doit pas mettre en images ce qui est littérature. Il doit faire un autre travail. Dans le Faust de Goethe par exemple, il n’y a pas le personnage du père de Faust. Et pourtant j’ai voulu qu’il soit dans mon film. Parce que nous ne pouvons pas comprendre le fils si nous ne savons rien du père. Comment pouvons-nous comprendre le personnage principal, le héros d’un film, si nous n’avons aucune information sur l’histoire de sa famille, ses parents, son éducation ? C’est à ce moment que le réalisateur se doit d’aller plus en profondeur, de trouver et de créer des signes de la vie antérieure de ses personnages, de chercher leurs origines. Faust, dans le livre est simplement un mythe, au contraire dans le film, nous le voyons, il mange, il bouge, il vit. Étudier le personnage veut dire aussi s’approcher de ce que l’auteur a voulu dire de ce personnage. En lisant le livre, nous nous sommes habitués à penser à Faust simplement comme à une “fabrique“ de pensées, à quelqu’un qui “produirait“ sans jamais s’arrêter. Mais le voir est d’un autre ordre. L’imaginer réellement est autre chose. Il devient déterminant de parler du corps, c’est toujours et encore le discours du corps. La pensée seule n’existe pas, mais le corps aussi existe, et dans ce cas précis, cela signifie donner un corps à Faust.“

Le rapport entre l’épaisseur de l’âme et l’existence du corps, la relation entre la vie intérieure et à les limites spécifiques du corps sujet à la mort, signalent un dernier point significatif de continuité entre Faust et le cinéma de Sokourov. Dans une des scènes d’ouverture du film, Faust parle longuement avec Wagner au sujet du cadavre d’un homme prêt à être autopsié. Ils l’observent, le scrutent longuement, pendant que Faust parle en détail de ce corps, de ce mort physiquement devant eux. “Comment cela se fait-il que vous ne disiez jamais rien de son âme ?“ demande finalement Wagner à Faust. “Simplement je ne l’ai pas trouvée“ répond Faust.

Aussi l’attention portée aux espaces, aux atmosphères trouve une matrice commune dans l’œuvre de Goethe, dans la légende de Faust. Pour la mise en scène de son Faust, Sakourov semble se remémorer les espaces de Moloch, du Soleil. Il revient à la conception d’ambiances sombres, rigoureuses et dépouillées, aux pièces angoissantes, privées de lumière et de fenêtres. On pense à une église du XIVème siècle, période à laquelle est née la première légende sur Faust. Une église qui ne laisse pas passer la lumière extérieure, privée de réconfort et par là même, privée de présence divine. Sokourov imagine une Marguerite qui y entre afin d’y trouver un sentiment de réconfort, de salut. Mais il n’est pas possible de ressentir de tels sentiments dans cette église-là.

« J’ai aimé observer attentivement la peinture allemande, l’étudier, la comprendre. Il m’a plu de m’inspirer des tableaux d’Albrecht Altdorfer, de Carl Spitzweg. Il y a dedans beaucoup de particularités qui me semblent idéales pour décrire ce monde et recréer le mythe de cette époque, aussi historiquement, avec les détails qui l’ont distinguée. Je crois que la peinture allemande de cette époque, ces lieux, ces fondements, m’ont aidé pour Faust, à amplifier son signifiant. »

Textes de Michèle Levieux 
Extraits de l’ouvrage de Denis Brotto, Osservare l’incanto – Il cinema e l’arte di Aleksandr Sokurov, Edizioni Fondazione Ente dello Spettacolo, Roma, 2011.
Traduits de l’italien par Michèle Levieux.
Extraits d’entretiens avec Alexandre Sokourov réalisés par Michèle Levieux à Berlin, Athènes en 2005 et Venise en 2011