Film soutenu

Jaffa

Keren Yedaya

Distribution : Rezo Films

Date de sortie : 10/06/2009

Israel / France – 1h44 – 1.85 – Dolby SRD

Situé au cœur de Jaffa, une ville que les Israéliens surnomment « la fiancée de la mer », le garage de Reuven est une affaire familiale. Il y emploie sa fille Mali et son fils Meir, ainsi que Toufik et Hassan, un jeune palestinien et son père. Personne ne se doute que Mali et Toufik s’aiment depuis des années. Alors que les deux amants préparent en secret leur mariage, la tension monte entre Meir et Toufik…

Sélection Officielle – Festival de Cannes 2009

Réalisation Keren Yedaya
Scénario Keren Yedaya avec la participation de Illa Ben Porat
Producteurs délégués Bizibi (France) / Jérome Bleitrach – Emmanuel Agneray ; Transfax Films Productions (Israel) / Marek Rozenbaum ; Rohfilm (Allemagne) / Benny Drechsel – Karsten Stöter
Image Pierre Aim
Montage Assaf Korman
Son Jörg Theil
Montage son Carola Richter
Mixage Dominique Delguste
Directeur de production    Eyal Sadan
Musique originale Shushan
Une co-production Bizibi / Transfax / Rohfilm / Arte France Cinéma
Avec le soutien de La Fondation Rabinovich pour les Arts – Projet Cinéma / Mitteldeutsche Medienförderu /  Medienboard Berlin Brandenburg
Et la participation de Canal + / Hot / Keshet Broadcasting Ltd
Développé avec le soutien du Programme MEDIA de la Communauté Européenne 

Keren Yedaya

Féministe, membre d’associations de lutte pour les droit de la femme, elle milite aussi dans des groupes de protestation contre l’occupation des territoires palestiniens. Ses films constituent un prolongement direct de son activisme politique. Ce sont des portraits de femmes luttant pour leur dignité dans une société machiste, militariste et fortement divisée en classes.
Keren Yedaya a suivi des études de cinéma à l’école Camera Obscura de Tel-Aviv.
Son film de fin d’études, Elinor (1994) décrit les humiliations quotidiennes dont est victime une jeune appelée de l’armée israélienne. Dans son deuxième court-métrage, Lulu (1998), elle aborde pour la première fois le thème de la prostitution. Remarquée par le producteur français, Emmanuel Agneray, elle est invitée en France où elle réalise, en 2000, son troisième court-métrage Les dessous, qui se déroule dans une cabine d’essayage d’un grand magasin parisien.
Elle réalise en 2003, Mon trésor
Elle réalise en 2008, Jaffa

JAFFA, la ville aux oranges, est un paradoxe urbain. Elle incarne à son corps défendant les difficultés du dialogue israélo-palestinien, mais aussi toute la richesse culturelle d’une civilisation que les deux peuples ont en partage. A Jaffa, nul n’est simplement arabe ou israélien, car dans cette belle cité maritime chacun appartient à une communauté mixte, de voisinage ou de pensée qui transcende paisiblement les clivages. Et même si les conflits récents et la dernière Intifada ont radicalisé les positions des deux camps, Jaffa se distingue par son fabuleux cosmopolitisme.

Jaffa est aujourd’hui un faubourg de Tel-Aviv, et pourtant elle a étendu ses ruelles jusqu’à la mer des siècles avant la création de la capitale économique d’Israël. Le nom de Jaffa est mentionné dans des manuscrits égyptiens plus de 1500 ans avant notre ère. Port de Jérusalem, la ville a abrité Hébreux, Phéniciens, Grecs, Romains, Arabes, Ottomans, mais a aussi vu passer les armées napoléoniennes et l’administration britannique. A plusieurs reprises, entre 1921 et 1939, des grèves et des révoltes arabes refusant la création d’un Etat sioniste sur cette terre s’accompagnent de violences contre les Juifs. Mais en 1948, à la création de l’Etat d’Israël, de nombreux réfugiés des camps de concentration trouvent en Jaffa un foyer après des années d’errance, et dans le même temps, la ville se vide de ses habitants arabes. Ceux-ci pensaient que leur exil ne durerait que quelques semaines : 60 ans plus tard, beaucoup se sont installés à Gaza, en Jordanie ou au Liban. Seulement quelques milliers des 120 000 habitants de l’époque ont refusé de quitter leur ville. Les descendants de ces derniers sont aujourd’hui environ 20 000, appelés « Arabes israéliens ». Que recouvre l’expression, rejetée par beaucoup, qui préfèrent se définir comme des Palestiniens vivant en Israël ? Une mosaïque de situations diverses, une mixité parfois miraculeuse, tantôt impossible. Juifs comme Arabes israéliens vont ici à la même université, travaillent de concert. Mais lors de l’attaque de l’armée israélienne contre Gaza, les villes arabes d’Israël ont protesté pour la première fois, entraînant l’arrestation de 700 manifestants. Autre crainte de la communauté palestinienne : l’influence croissante du parti d’extrême-droite d’Avigdor Lieberman, qui propose sans hésitation de transférer les Palestiniens hors d’Israël, vers la Cisjordanie.

Les récents troubles militaires ont semé la confusion au cœur de communautés qui se côtoyaient sans difficultés, Palestiniens choqués de se voir diabolisés et traités de terroristes, Israéliens faisant leur deuil d’une solution pacifique du conflit. Les fossés culturels et sociaux se sont creusés : à Jaffa, 60% des familles arabes vivent au dessous du seuil de pauvreté, et 50% des élèves de cette confession ne parviennent pas à obtenir leur bac. La ville attire les plus riches des citoyens du pays, convaincus qu’un tel point de vue sur la mer ne peut qu’encourager la spéculation immobilière. Il y a quelques années, les pêcheurs avaient réussi à convaincre la Knesset, à grand renfort de manifestations, de repousser un projet de privatisation du port qui en aurait fait une marina de luxe, mais pour combien de temps encore ?

Car la richesse de Jaffa réside dans son port, dans cette ouverture maritime qui escamote discours politiques et dogmes religieux. Juifs, Arabes, Chrétiens orthodoxes ou Druzes, tous, foulent les pavés de Jaffa. Impossible alors de ne pas penser aux vers de Mahmoud Darwich, écrivant : « N’es-tu pas, frère, celui qui fait entrer la mer en poésie lorsque tu la prends sur tes épaules et que tu l’installes où tu veux ? N’es-tu pas celui qui ouvre à grands battants la mer de la parole en nous ? »


Entretien avec Keren Yedaya

Comment est né le film ?
Je me suis mis à réfléchir à Jaffa lorsque je terminais le scénario de Or-Montrésor. J’avais envie de faire un film politique sur Israël et la Palestine. Mais je cherchais à toucher plus de spectateurs que ceux qui aiment habituellement le « cinéma politique. » Je pensais sincèrement qu’on peut créer une œuvre d’art subversive, sans pour autant renoncer à toucher un large public. J’ai naturellement été amenée à m’intéresser au cinéma égyptien qui a bercé ma jeunesse. Quand j’étais petite, la télévision israélienne diffusait des films égyptiens tous les vendredis… Cela s’est avéré une formidable source d’inspiration, à la fois sur un plan politique et esthétique.

Comment s’est passée l’écriture du scénario ?
Depuis mes débuts, j’ai travaillé avec deux de mes amies : Sari Ezouz sur Or-Mon trésor et Illa Ben Porat, qui m’avait aidé à écrire mon premier film d’étudiant, sur Jaffa. Car l’écriture de scénario est une vraie torture pour moi. Du coup, je préfère échanger des idées et des points de vue avec un coscénariste.

Une fois encore, vos personnages sont issus d’un milieu modeste.
Tout à fait. Jusqu’à maintenant, les personnages dont j’ai envie de parler sont ceux qui luttent pour leurs besoins humains fondamentaux.

Les membres de la famille ont beaucoup de mal à communiquer les uns avec les autres.
Absolument. Je pense qu’il s’agit là de notre tragédie : on ne prête pas attention au point de vue de l’autre. Dans le film, les personnages ne se voient pas, ne se parlent pas, ne s’écoutent pas… En apparence, cette famille a l’air parfaitement normale. Mais au fond, elle est passablement perturbée.

Pouvez-vous me parler du père et du fils ?
Il y a une anecdote qui me revient en tête : sur le plateau, Moni Moshonov, qui interprète le père, a soudain pris conscience de ce qu’incarnait son personnage. Il m’a dit : « Je comprends maintenant : je suis la voix de ceux qu’on n’entend jamais. J’ai l’air d’être le type sympa, pas raciste, bon père de famille etc. Mais en fait, je suis aussi coupable que les autres. » Du coup, je pense que le fils malheureux, à la fois raciste et violent, n’est pas pire que son père. En réalité, il ne fait qu’exprimer ouvertement le racisme et la violence qui caractérisent tous les personnages – à l’exception peut-être de Mali.

Après la mort de Meir, la famille semble comme apaisée…
Oui, on peut dire que Toufik, d’une certaine façon, leur a rendu un service en tuant Meir… Maintenant que le fils « indigne » n’est plus là, le reste de la famille est soulagé. Au départ, je voulais que le personnage de Moni soit malade et qu’il ait des ennuis cardiaques suite à la mort de son fils. Mais je me suis ensuite rendu compte qu’il valait mieux, à l’inverse, qu’il soit sportif et en pleine forme et qu’il se sente bien. Même si c’est un tabou d’envisager que la mort d’un fils peut être bénéfique, la famille, d’une certaine façon, va désormais mieux…

Qui est responsable de la mort de Meir ?
A mon avis, ses parents sont tout aussi coupables de sa mort que Toufik. Et je pense que sa mort ressemble à un suicide. Pour moi, il est une sorte de « terroriste » : il est violent et prêt à exploser à tout moment. C’est le seul qui crie, le seul qui admette que sa famille a de graves problèmes. Il fait office de brebis galeuse de la famille, mais il ne fait que leur tendre un miroir. C’est pour cela qu’ils se sentent soulagés à sa mort. Seulement, personne ne les obligera à affronter la réalité. Ils peuvent continuer à vivre dans le mensonge.

Et Mali ?
Mali se sent coupable de la mort de Meir. C’est ce sentiment de culpabilité qui motive ensuite toutes ses décisions.

Pourquoi avez-vous choisi de situer le film à Jaffa ?
Il m’a fallu un an pour déterminer le lieu de l’histoire que je voulais raconter. Cela me semblait plus intéressant d’évoquer la situation en Israël et non pas dans les territoires qu’on appelle communément « territoires occupés » : Gaza, Jenin, etc. La lutte des Palestiniens pour l’indépendance y est beaucoup plus claire que celle qu’ils mènent au sein même d’Israël – il s’agit d’une lutte beaucoup plus complexe et bien moins connue du reste du monde. Les Palestiniens qui vivent en Israël (appelés « Arabes israéliens ») sont de fait des citoyens israéliens, mais ils sont toujours privés de certains droits, comme, par exemple, la possibilité d’étudier l’histoire de la Palestine à l’école. En tournant à Jaffa, j’ai essayé de montrer que le conflit entre Israël et la Palestine ne peut pas être réglé en érigeant un mur.

Dans le film, l’avortement symbolise les contradictions de la société israélienne.
C’est exact. J’ai essayé de montrer qu’on peut parler librement d’avortement car Israël est fondamentalement une société très ouverte, mais qu’il faut passer devant une commission et justifier ses choix si on veut avorter gratuitement. En revanche, tout le monde sait qu’on peut cacher ses vraies motivations et que pas un seul membre de la commission ne tentera de vous dissuader de faire une IVG si tel est votre choix.

Pourquoi avez-vous voulu donner à Jaffa un style visuel aussi radical ?
Du point de vue du style, je voulais surtout faire un film séduisant et accessible: je souhaitais que Jaffa ressemble à un mélodrame populaire… une sorte de friandise pour le public, mais avec un goût étrange. Comme je l’ai dit, le cinéma populaire égyptien a été ma principale source d’inspiration. Grâce à cette cinématographie, j’ai essayé de m’interroger sur la question de savoir ce que l’on considère comme l’art « savant » et l’art « mineur », et ce qui relève de la culture « savante » et ce qui relève de la culture « populaire. » C’est une question qui n’est pas seulement intéressante du point  de vue artistique, mais aussi politique. A cet égard, ma décision la plus importante a été de renoncer à utiliser la dolly ou la grue – qui sont des outils considérés comme « majeurs », stylisés, et propres à la culture occidentale – au profit du zoom, considéré comme mineur et populaire. Avec Jaffa, le zoom est de retour !

Quelle était votre intention ?
J’ai essayé de relancer le débat sur ce qu’on considère, d’un côté, comme esthétique et noble et, de l’autre, comme mineur, « cheap » et populaire… Et peut-être repousser les limites, ne serait-ce que dans une toute petite mesure, qui restreignent notre créativité. Je voulais aussi montrer que sur un plan culturel et esthétique, il est possible d’apprécier la culture de l’autre (dans mon cas, la culture arabe), et pas uniquement la culture européenne qui reste le paradigme de ce qu’on considère comme « artistique. »

Est-ce que cela s’est avéré difficile pour vous ?
Enormément. Le résultat final est cohérent et le film – en tous les cas, je l’espère – est  intéressant et a du style. Mais nous tous qui avons collaboré au film nous sommes longtemps demandés si ce « métissage » de styles fonctionnerait.

La scène de l’hôpital est formidable…
En général, les cinéastes cherchent à éviter les moments difficiles à filmer. Personnellement, je pense que ces moments-là, où il ne se passe soi-disant rien, sont ceux qui se situent entre les scènes dites « fortes » et qui sont les plus intéressants. Du coup, j’ai voulu m’attarder sur la douleur de la famille : je n’ai pas voulu passer rapidement de la mort du fils à la deuxième partie du film.

Comment s’est passé le casting ?
En fait, cela a été assez long parce qu’au départ, les rôles dans la famille étaient inversés : le père était d’origine marocaine et la mère était Ashkénaze. Bien entendu, il m’aurait fallu des acteurs différents de ceux que j’ai finalement choisis. Mais un événement s’est produit : un des acteurs m’a soudain appris qu’il n’était plus disponible. J’ai alors eu comme un déclic : Ronit et Moni Moshonov feraient un couple parfait. Du coup, j’ai inversé les personnages des parents : le père est devenu Ashkénaze et la mère d’origine marocaine, ce qui m’a semblé s’imposer naturellement.
Je voulais aussi retravailler avec Dana Ivgy et je me suis dit que ce serait intéressant de lui confier une fois encore le rôle de la fille de Ronit. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Pourquoi changer d’acteurs quand on peut se contenter de changer les personnages ? Au moment du montage, je me suis même aperçu qu’elles se ressemblent de plus en plus ! Il y a un plan de Dana au réveil où j’ai cru, l’espace d’un instant, que c’était Ronit. Elles sont formidables.

Et les deux jeunes hommes ?
J’ai découvert Roy Assaf (Meir) grâce à mon mari qui l’a dirigé dans des films d’action, et je m’étais dit que c’était un acteur profond. Bien qu’il soit tout à fait charmant dans la vie, je voulais qu’il ait l’air malheureux dans le film : il a pris du poids et a teint ses cheveux en jaune. Pas étonnant qu’il soit jaloux de Toufik…
On a passé pas mal de temps à chercher l’acteur susceptible d’interpréter Toufik – jusqu’à ce que mon assistant me montre des photos de Mahmoud Shalaby. C’est un musicien de grand talent, mais il n’avait joué dans un film. Je lui ai donc demandé de faire un bout d’essai avec Dana Ivgy : il a voulu improviser et il a serré Dana contre lui, en lui disant « Je t’aime ! N’avorte pas ! » Il était tellement bon et crédible que je lui ai proposé le rôle immédiatement.

Quel genre de musique vouliez-vous pour le film ?
C’est la première fois que j’utilise de la musique dans un film et Shushan, qui est d’origine marocaine, a écrit la partition. Nous nous sommes inspirés du cinéma égyptien populaire. A l’image du film, la musique est une sorte de métissage culturel.