Film soutenu

La terre de la folie

Luc Moullet

Distribution : Les Films Du Paradoxe

Date de sortie : 13/01/2010

France – 2009 – 1h30 – DTS analogique – 1.66 – Dolby Digital

« L’arrière-petit-neveu du bisaïeul de ma trisaïeule avait tué un jour à coups de pioche le maire du village, sa femme et le garde-champêtre, coupable d’avoir déplacé sa chèvre de dix mètres. Ça me fournissait un bon point de départ…  Il y a eu d’autres manifestations du même ordre dans la famille. » Originaire d’une famille des Alpes du Sud, Luc Moullet, avec son sérieux imperturbable et son humour décalé, étudie les causes et les conséquences de ces phénomènes psychiques locaux.

Quinzaine des Réalisateurs – Festival de Cannes 2009

réalisation Luc MOULLET • scénario Luc MOULLET • image Pierre STOEBER • sonOlivier SCHWOB • assistanat réalisationSylvie BEAUJARD et Luis BERTOLO •montage Anthony VERPOORT • montage son et mixage Julien CLOQUET •  direction de production Françoise BURAUX • production LES FILMS D’ICI – Richard COPANS • avec le soutien de  la Région Provence Alpes Côte d’Azur en partenariat avec  le CNC avec le soutien de l’ ACID

Luc Moullet

Né en 1937 et cinéphile dès son plus jeune âge, Luc Moullet entre aux Cahiers du cinéma à dix- huit ans aux côtés de Truffaut, Rivette, Godard, Chabrol et Rohmer. Il est l’auteur d’une Politique des acteurs et d’essais sur Buñuel, Lang et King Vidor. Il réalise ses premiers films en 1960. A partir de 1966, il devient acteur en même temps que producteur (de ses propres films mais aussi d’Eustache ou de Duras). A ce jour il a signé trente-huit films de tous formats, du court au long-métrage, et de tous genres (comédie, aventure, western, film érotique, journal intime, road-movie, documentaire, policier…). Tous sont reliés par  un fil d’or et d’Ariane, tendu de bout en bout : le comique. Il est présenté comme le seul cinéaste burlesque de la Nouvelle Vague, il lui suffit de poser son regard sur l’humanité et la société qui l’entourent pour en révéler les travers. Originaire des Alpes du Sud, il n’a jamais cessé de filmer les reliefs.  Luc Moullet a présenté La terre de la folie à la Quinzaine des Réalisateurs en 2009 à Cannes.

FILMOGRAPHIE

longs métrages
1966 Brigitte et Brigitte / 1967 Les contrebandières / 1971 Une aventure de Billy le Kid / 1975 Anatomie d’un rapport / 1978 Genèse d’un repas / 1987 La comédie du travail / 1993 Parpaillon / 2002 Les naufragés de la D17 / 2005 Le prestige de la mort / 2009 La terre de la folie

courts métrages
1960 Un steak trop cuit / 1961 Terres noires / 1962 Capito ? / 1981 Ma première brasse / 1982 Introduction / 1983 Les minutes d’un faiseur de film, Les Havres / 1984 Barres / 1986 L’empire de Médor / 1987 La valse des médias / 1988 Essai d’ouverture / 1989 Les sièges de l’Alcazar / 1990 La sept selon Jean et Luc, Aerroporrrt d’Orrrly / 1991 La cabale des oursins / 1994 Foix, Toujours + / 1995 Imphy, capitale de la France / 1996 Le ventre de l’Amérique,  L’odyssée du 16/9ème , Le fantôme de Longstaff /9 1997 Nous sommes tous des cafards / 1998 … au champ d’honneur / 2000 Le système Zsygmondy /  2001 Sans titre / 2006 Le litre de lait / Quelques gouttes en plus / 2007 Jean-Luc selon Luc

Entretien avec Luc Moullet

La folie est un thème récurrent dans ton œuvre. La folie qui menace un personnage pas comme les autres : qui ne sait pas nager, qui ouvre de 25 manières différentes une bouteille de coca, qui se demande où est le centre de la France… Est-ce que l’humour de tes folies c’est le versant sympa d’une folie criminelle cachée ?
Oui, il y a peut être une espèce de folie chez moi (si c’est être fou que de ne pas savoir nager ou de chercher une nouvelle capitale pour  ma patrie – mais alors les Brésiliens seraient tous fous – ou encore d’étudier les vingt-cinq façons d’ouvrir une bouteille de coca). Mais il s’agit d’une folie douce. En fait il s’agit plutôt d’une différence. C’est vrai que, pour beaucoup, toute différence est folie. Cette  différence est liée à mon apraxie, à mon autisme. Chez moi, tout (ou presque) est dans le ciboulot. Je ne sais pas lacer mes chaussures, tenir ma cuiller à table, je ne sais pas skier, ni conduire, ni danser, ni marcher au pas.
Mais la différence, qui passe par ou pour la folie, peut être le fondement de la création artistique (Fuller, Gance, les cinéastes nippons, Maupassant, Poe, Holderlin, Walser, Nerval, Althusser, Hedayat, Van Gogh, Pollock, etc…). De même, beaucoup de grands artistes ou créateurs sont des délinquants, délinquants politiques (Dostoïevski, Céline, Voltaire, Hugo, Brasillach, Chénier, Soljenitsine, Drieu) ou délinquants tout court (Villon, Marlowe, Malraux, Genet, Chessman, Godard,Truffaut) souvent régénérés par l’art. On me considère parfois comme fou parce que je n’ai jamais cherché à être salarié, à avoir une bonne retraite. Mais les gens qui n’ont pas un brin de folie sont de bien tristes sires, non ? Folie, folie… Mais pour moi, tous ces gens pressés qui cherchent à acquérir une auto ou un micro-onde ou à gagner le plus de fric possible, sont complètement zinzins. Et puis, dans mon film, les plus fous, ce ne sont pas seulement les assassins, ce sont parfois aussi les témoins interviewés, qui semblent très normaux au premier abord…

Dans ton film précédent Le prestige de la mort, tu mets en scène ton enterrement, ici que filmes-tu ? Ce qui aurait pu t’arriver si tu étais resté dans le Pentagone fatal ?
Qu’est-ce que je filme dans La terre de la folie ? Sûrement pas ce qui me serait arrivé si j’étais resté dans le Pentagone. D’abord, j’y ai très peu mis les pieds avant 14 ans – c’est donc une terre d’élection,  pas d’origine. Et puis le fait de l’avoir quittée ne signifie nullement qu’on se libère définitivement de la folie. J’ai un cousin, enfant de bas-alpin, qui est très peu allé en pays gavot, qui vit à Paris, cloîtré  dans sa chambre depuis cinquante ans, qui n’a jamais eu de vie sentimentale ou professionnelle, ni de hobby et qui tient par des médicaments après bien des passages en milieu psychiatrique. En fait, dans ce film, Luc Moullet est un MacGuffin, un fil d’Ariane – qui m’a été imposé par mon producteur et mes collaborateurs (mais je ne suis pas contre les impositions). Ils ont trouvé que c’était mieux pour le film. Ce qui compte surtout ici, c’est la description des faits et causes de la folie dans le Pentagone. C’est la première fois dans l’histoire du cinéma (et même de l’écrit) qu’on essaie de faire une synthèse sur  le sujet. Jusqu’ici, il n’y a eu que quelques écrits limités à un seul département (en fait il y a trois départements concernés : 04, 05 et 26)  et qui mêlent folie et crimes crapuleux. Et puis il y a l’omerta, qui existe aussi pour ce qui est des retombées de Tchernobyl en terre gavotte. Mais bien des choses se disent à la fin d’un bon repas, après le digestif…
La folie est liée au fait que les Préalpes du Sud sont une région reculée, difficile à atteindre. Les crétins des Alpes… Toutes nos montagnes sont concernées, sauf les Pyrénées. Pourquoi cette exception ? Parce que ce ne sont pas des montagnes vraiment reculées… C’est une barrière très courte, franchissable en trente bornes. Donc pas de terres reculées. Alors que les Alpes, avec leurs Préalpes, sont larges de deux cents kilomètres. Bien, mais pourquoi la folie perdure aujourd’hui, alors que, l’auto y aidant, l’isolement a disparu ? D’abord, parce qu’il n’y a là ni alpinisme ni ski, donc pas grand monde, donc pas de témoins ou d’hommes qui s’interposent. Et puis parce qu’il y a ici une tradition, une émulation qui existe (puisque untel a tué, pourquoi pas moi ?) 
Et puis, parce que ce désert attire les marginaux, et donc les conflits entre marginaux et locaux terre à terre. Il y a aussi le syndrome de Tarifa. Tarifa, c’est cette cité andalouse où il y a beaucoup de vent, donc beaucoup de fous. Enfin, il y a mille raisons. Je les énumère, sans en privilégier aucune. Dans la réalité, il y a toujours de multiples raisons aux choses : essayez un peu d’établir les raisons de la guerre de 14, vous verrez… En dépensant 6€ pour voir mon film, ne croyez pas que vous quitterez la salle la vérité en poche, que vous saurez pourquoi les gavots sont fous. Ici, ce qui nous intéresse, c’est l’enquête, la recherche de la vérité.  Certains s’étonnent de l’équation Gavots = Folie. Mais il est vrai aussi que les Ecossais sont avares, que les Bretons sont têtus, les Marseillais enclins à la cirrhose du foie, que les Normands se conduisent comme des énarques (langue de bois), que les Parisiens sont incivils, que les Belges et les Roumains sont plutôt bornés (enfin, pas tous), que les Germaniques sont les plus forts en musique, les Portugais sont très doués pour le cinéma (au contraire des Bulgares), que les Ibériques sont des champions en matière de peinture. A noter que la folie concerne au plus 10% des habitants du Pentagone – alors que 50% des Auvergnats sont pingres – mais ça laisse plus de traces marquantes.
Comique, tragique. Certains peuvent s’étonner de la présence du comique à l’intérieur de toutes ces histoires réelles si tragiques : plus de quarante morts. C’est que ce déferlement d’horreurs engendre une réaction de défense sous la forme du rire. Et puis les réactions des meurtriers, des fous sont tellement insolites, saugrenues qu’elles suscitent forcément le rire. Dans la réalité de la vie, comique et tragédie sont intimement liés. Je me souviens que ma mère, à 79 ans, au bout du rouleau, avait accepté de quitter l’hôpital, qui ne voulait plus d’elle, pour aller dans une maison de retraite. Elle devait partir ce lundi. Mais elle disait que l’hôpital avait encore une intervention très particulière à faire, très difficile. Il s’agissait d’un lavement, en fait… On ne pouvait pas la faire partir comme ça, selon elle. Mais le brancard était déjà arrivé. Elle était devant le fait accompli, ou presque. Elle me dit alors : « Oh, je m’en souviendrai… ». Phrase comique, parce que je savais que son temps de survie était très limité : elle mourut vingt et un jours après. Phrase aussi extrêmement tragique dans ce contexte. Je crois que dans le monde, tout fonctionne sur des unités binaires, contradictoires mais insécables, qui sont la seule vérité, religion et athéisme, art et industrie, pacifisme et bellicisme, judaïsme et islam, raison et folie, amour et haine, comique et tragique, etc… Et n’oublions pas que le tragique est nécessaire au comique, c’est un obstacle que la vis comica doit surpasser. Sur ce principe, est fondée toute l’œuvre de Chaplin (Les temps modernes, Le dictateur, Mr Verdoux, Un Roi à New-York, Pay Day, Charlot soldat, Le Pelerin, La Ruée vers l’or). Le grand défi des comiques (Chaplin, Lubitsch, Mc Carey, Lewis, Bénigni) a été de filmer le nazisme et la Shoah.

Aimes-tu ton film ?
Il a un gros défaut : j’ai oublié Joël Gaillard, qui, en 2008, s’était échappé de l’hôpital psy de Marseille pendant quelques jours, après avoir tué le compagnon octogénaire de sa grand-mère à coups de hachette. Ça s’est passé à 15 kilomètres au Nord du Pentagone, mais il était de La Saulce, commune du Pentagone. Et à chaque débat après le film, quelqu’un me signale une nouvelle affaire que j’ignorais…

Quel est le rôle des listes (pour le scénario, la liste des plans, le plan de montage) dans ton travail ? 
Les listes, c’est bien pratique pour la préparation d’un film. Tout le monde fait ça. Dans mon cas, ça sert aussi pour le corps même du film. Je crois que tout art, surtout moderne, est fondé sur des listes, des énumérations. Voyez Homère, Joyce, Dos Passos, Ellroy, Soljenitsine, De Mille. Sous entendu, ça peut être de fausses listes. Le faux art, c’est l’épithète poétique, le chichi, le décoratif. Et c’est celui qui fait la plus longue liste qui est le meilleur. Oui, c’est vrai, c’est un principe qui ne peut être exclusif. Ce n’est pas l’art de Henry James, de Nick Ray, de Pialat, de Cassavetes, de Visconti. La liste traduit aussi une certaine inadaptation au monde, qu’on essaie ainsi de compenser par l’accumulation. Elle exprime aussi une volonté d’assimiler l’immensité du monde moderne.

Le cinéma est-il une catharsis de tes peurs ?
Bien sûr, le cinéma est la catharsis de mes peurs, de mes problèmes. Mais c’est le cas pour beaucoup de cinéastes, Hitchcock, Brisseau, Nick Ray, Welles, Chahine…

Es-tu capable d’improviser ?
C’est vrai, j’improvise peu. En cela, je suis dans la lignée, à quelques étages en dessous, de Rohmer, de Hitchcock surtout : je suis un inadapté – qui essaie de compenser par une suradaptation un peu scolaire – je ne suis pas sûr de moi-même, je me sens comme un usurpateur, un velléitaire. Et j’aime bien avoir tout préparé sur papier quadrillé. Mais je suis bien conscient de ce défaut.
Le cinéma (et l’art en général) en est à un stade où tout a été fait et dit, où on ne peut progresser que grâce au hasard, à l’aléa. Mais comme presque tout est écrit noir sur blanc, je peux me permettre, en plus, d’avoir quelques blancs à remplir ou à sauter. Dans le cadre du documentaire, c’est  nécessaire, évidemment. Ce qu’il y a de meilleur, dans Genèse d’un repas, c’est le plan très émouvant des mômes qui, tout joyeux, portent sur le dos quarante kilos de bananes en poussant ; des cris. Cinq minutes avant, je ne savais pas que j’allais tourner ça.
Dans La terre de la folie, lors de l’entretien avec la dame qui parle très vite, je ne savais pas du tout ce que ça allait donner : une bouteille à la mer. Ou alors je me laisse porter par mes collaborateurs. C’est mon assistante Céline Dupuis qui a eu l’idée des écriteaux « Par ici – Par là », dans Le prestige de la mort, reprenant ainsi les termes identiques du dialogue : plus moulletien que Moullet. Pour le montage de La terre de la folie, je me suis laissé bercer par l’inventivité de mon monteur Anthony Verpoort. La dernière seconde de ce film, c’est une idée de mon monteur son Julien Cloquet. Certains m’ont dit que c’était ce qu’il y avait de mieux dans le film. Dans mon projet Le journal de Marie, il y a deux séquences avec la mention improvisation. Mais ce ne sont que de petits appendices. L’aléa ne constitue jamais la colonne vertébrale du film, comme chez Rivette.

Tu serais un cinéaste « pauvre », c’est-à-dire de petits  budgets… Est-ce utile d’être riche au cinéma ?
Je suis un cinéaste de basse extraction. Mon bisaïeul Fortuné Moullet (1860-1945) avait des poules, quelques moutons, un petit jardin, un porc. Mon grand père était facteur. Mon père V.R.P… J’avais une grand-mère concierge et une autre bonne de curé. Donc, une vie assez réduite sur le plan fric. Jusqu’à 32 ans, j’ai vécu dans un studio avec un seul point d’eau, sans frigo. Ça ne m’a jamais gêné. Donc je n’ai pas de gros besoins. Je n’ai même pas l’idée de nouveaux achats à faire. Mes films sont de la même eau.
De toute façon, le film le plus cher d’un cinéaste est presque toujours le plus mauvais, ou en tout cas plutôt décevant : CLÉOPATRE de Mankiewicz, LES 55 JOURS DE PÉKIN de Ray, L’ÉTAU de Hitchcock, LE MESSIE de Rossellini, LA TERRE DES PHARAONS de Hawks, SIMON LE PECHEUR de Borzage, LE SANG DES AUTRES de Chabrol, LA SIRÈNE de Truffaut, TOUT VA BIEN de Godard, ALI BABA de Becker, SOLOMON AND SHEBA de Vidor, UN SAC DE BILLES de Doillon, L’ARMÉE DES OMBRES de Melville, LA CHUTE DE L’EMPIRE ROMAIN de Mann, PAGES DU JOURNAL DU DIABLE de Dreyer, CASANOVA de Fellini, NAPOLÉON de Guitry. LES DIX COMMANDEMENTS de De Mille, qui a coûté 13 millions de dollars reste très inférieur au KINDLING du même auteur, tourné pour 10 209 dollars. Normal, un gros budget est difficile à maîtriser, et puis il y a toujours un cahier des charges assez lourd. Toute règle engendre des exceptions : Tati, Ophuls. Je me souviens que Doillon avait dit à Brisseau : « Ne fais jamais de film de plus de 10 millions de francs. Au-delà, on va te faire chier ».
Cette histoire de fric, c’est des conneries. Un de mes films avait fait un tabac à un festival. Et il avait coûté 56 000 francs, très peu donc. Et le film d’un confrère n’avait pas plu du tout. Un de ses amis lui avait fait des reproches. Et notre cinéaste avait répliqué : « Bah, qu’est ce que tu veux que je fasse avec seulement 300 000 francs… ». Le manque de fric c’est l’alibi du cancre. Sur Le Prestige de la mort, j’ai même demandé à mon producteur de faire passer le temps de tournage de 5 à 4 semaines. Louis Daquin me disait un jour en rigolant : « Luc, si on te donne 40 millions de francs pour faire un film, je suis sûr que tu préfèreras tourner vingt films avec cette somme ».
Cela dit, à partir de 1987, mes budgets ont été quinze fois supérieurs à ceux de mes films précédents, mais la presse en est toujours restée à l’étiquette “Moullet bout de ficelle”. On peut comparer aux romans : on ne fait pas forcément de meilleurs livres avec un vocabulaire de vingt mille mots au lieu de deux mille. LA JOCONDE aussi, c’est bien mieux que les immenses fresques de David.

La terre de la folie est-il un film moral ?
La terre de la folie, c’est un film moral, au sens rohmerien du mot,  « relatif à l’esprit » (à l’esprit des fous). 

 Entretien réalisé par Richard Copans en mai 2009