Le chant de la foret de Joao Salaviza et Renee Nader Messora
Film soutenu

Le chant de la forêt

João Salaviza et Renée Nader Messora

Distribution : Ad Vitam

Date de sortie : 08/05/2019

Brésil, Portugal - 1h56 - Image : 1.66 - Son : 5.1

SynopsisCe soir, dans la forêt qui encercle ce village au nord du Brésil, le calme règne. Ihjãc, un jeune indigène de la tribu Krahô marche dans l’obscurité, il entend le chant de son père disparu qui l’appelle. Il est temps pour lui d’organiser la fête funéraire qui doit libérer son esprit et mettre fin au deuil. Habité par le pouvoir de communiquer avec les morts, Ihjãc refuse son devenir chaman. Tentant d’échapper à son destin, il s’enfuit vers la ville et se confronte alors à une autre réalité : celle d’un indigène dans le Brésil d’aujourd’hui.

Prix du Jury – Un Certain regard – 2018

Avec : Henrique Ihjãc Krahô, Raene Kôtô Krahô  • Et les habitants du village de Pedra Branca – Territoire Indigène de Krahô

Réalisation : João Salaviza, Renée Nader Messora • Direction de la photographie : Renée Nader Messora • Enregistrement sonore : Vitor Aratanha • Son : Pablo Lamar • Mixage : Ariel Henrique • Montage : João Salaviza, Renée Nader Messora, Edgar Feldman • Traductions & Recherches : Ana Gabriela Morim De Lima, Ian Packer • Production : João Salaviza, Renée Nader Messora, Ricardo Alves Jr, Thiago MacêDo Correia • Production : Entrefilmes, Karõ Filmes, Material Bruto  • Coordination de la production : Isabella Nader

João Salaviza et Renée Nader Messora

João Salaviza 

Il est né à Lisbonne en 1984. Diplômé de l’Académie nationale portugaise du Film et de la Scène (ESTC) puis de l’Universidad del Cine de Buenos Aires. Son premier long métrage Mountain est présenté en première mondiale en 2015 à la Semaine de la Critique de Venise. Il fait suite à une trilogie de courts métrages : Rafa (Ours d’or à Berlin 2012), Arena (Palme d’or du Court Métrage à Cannes 2009) et Cerro Negro. Ces dernières années, il revient à Berlin avec ses courts métrages High Cities of Bone et Russa. Le Chant de la forêt, coréalisé avec Renée Nader Messora, est son deuxième long métrage.
2019 LE CHANT DE LA FORÊT – Un Certain Regard – Cannes
2018 RUSSA (court métrage) – Berlin
2017 HIGH CITIES OF BONE (court métrage) – Berline
2015 MONTANHA (court métrage) – Semaine de la Critique, Venise
2012 CERRO NEGRO (court métrage) – Rotterdam
2012 RAFA (court métrage) – Ours d’or, Berlin
2011 STROKKUR (court métrage)
2009 ARENA (court métrage) – Palme d’or, Cannes

Renée Nader Messora

Elle est née à São Paulo en 1979. Diplômée en Cinéma de l’Universidad del Cine de Buenos Aires. Pendant quinze ans, elle travaille comme assistante à la mise en scène au Brésil, en Argentine et au Portugal. En 2009, elle rencontre le peuple indigène Krahô.
Depuis, elle travaille avec la communauté Krahô, au travers d’un collectif local de jeunes cinéastes. Leur travail commun se concentre sur l’utilisation du cinéma comme outil d’autodétermination et de renforcement de l’identité culturelle. Le Chant de la forêt est son premier film en tant que réalisatrice.

NOTE D’INTENTION

En 2009, Renée se rend dans le nord du Brésil où elle visite un village Krahô, un peuple indigène vivant sur une terre stérile dans l’état de Tocantins, à mille kilomètres au nord de Brasília. Au cours de ce voyage, elle rejoint un ami venu là pour y enregistrer la cérémonie de fin de la période de deuil suivant la disparition d’un important chef local. Depuis ce premier voyage, Renée n’est jamais restée bien loin ni bien longtemps éloignée de ce village, auquel elle s’est progressivement attachée. Échanges constants d’idées, enregistrement d’images, présence de la caméra au centre même du village, images et sons témoignant de l’esprit de résistance chez ce peuple indigène…
Petit à petit, un groupe de cameramen s’est formé : les Mentuwajê « Gardiens de la Culture », de jeunes Krahôs qui ont pris l’initiative d’utiliser la caméra comme un moyen d’accéder à l’autodétermination et à réaffirmer leur propre identité.
Quelques années plus tard, João fait également partie du voyage. Et jusqu’à aujourd’hui, le couple continue de travailler avec cette communauté en pays Krahô.
Les Krahôs appartiennent au peuple Timbira de la famille Jê, et au groupe linguistique Macro-Jê. Comme le reste des Timbiras, les Krahôs s’appellent euxmêmes « mehĩ ». Ce sont les habitants traditionnels du Cerrado et, ayant longtemps vécu dans cet environnement, ils y ont développé un savoir écologique sophistiqué, transmis de génération en génération.
Situé au nord-est de l’état de Tocantins, le territoire indigène Krahô s’étend sur 3 200 kilomètres carrés. Ce territoire est considéré comme l’une des zones les plus importantes de la « savane préservée » du Brésil : le Cerrado. Outre son extraordinaire biodiversité, le Cerrado est connu comme le « berceau des eaux » car il héberge les sources des principaux bassins hydrographiques de l’ensemble du pays. Cependant, le Cerrado subit une importante dégradation causée par l’expansion progressive des zones de culture et d’élevage du bétail. D’innombrables espèces de plantes et d’animaux y sont en voie de disparition, cet écosystème faisant actuellement partie des points de la planète les plus sensibles et les plus menacés en matière de biodiversité.


LA LANGUE

JOÃO : [Parce que nous ne connaissions pas leur langue] le rapport de pouvoir qui existe normalement lorsque vous dites « Action ! » ou lorsque vous entendez des gens prononcer des choses que vous avez écrites, des dialogues qui sont censés être dits d’une certaine manière, avec un certain rythme, tout ce que vous prétendez alors contrôler a été ici totalement absent. Il est inutile de chercher à interrompre la scène lorsque les gens parlent devant vous et que vous ne comprenez pas ce qu’ils disent. Mais vous savez que ce qu’ils disent est pertinent, sinon ils ne parleraient pas du tout. Bien sûr, nous avons eu des idées qui ont été discutées entre nous avant certaines séquences « davantage mises en scène ». Et tout le processus de traduction, après le tournage et pendant le montage du film, a permis de révéler de bonnes surprises, des choses significatives qui avaient été dites pendant le tournage quand nous avions imaginé que quelque chose de totalement différent avait été dit. On peut percevoir une sorte de résistance dans le film lui- même venant du fait que nous n’avons pu contrôler ni prédire ce qui serait effectivement dit par les Krahôs : ils ont dit ce qu’ils avaient besoin de dire dans ces circonstances, même si, d’une certaine manière, nous utilisions nous aussi une sorte de stratégie de reconstitution de la réalité.

LA DÉMARCHE

RENÉE : Pendant les neuf mois que nous avons passés à vivre et à filmer à Pedra Branca, il est important de se rappeler que notre problème était de filmer des gens que nous connaissions vraiment bien, après toutes ces années passées dans ce village. Nous sommes persuadés que cette intimité est visible et que l’on peut vraiment la ressentir à travers les images que nous avons prises. Je me souviens de la première  fois où je suis allée à Pedra Branca en 2009, j’étais censée aider des amis à filmer des images de rituels. Mais après trois jours, je ne pouvais toujours pas sortir l’appareil photo de mon sac parce que je sentais que tout cela était si intime que je ne pouvais me permettre de pointer mon objectif sur des gens dont je ne connaissais même pas le nom. À Pedra Branca, nous avons tourné pendant de très longues  périodes,  notre présence ne dérangeait aucunement le rythme du village, la caméra n’était plus quelque chose d’intrusif ou de choquant pour ses habitants.

JOÃO :  Le pays Krahô compte près de 30 villages. Tous sont organisés en un cercle parfait, toutes les maisons donnant sur une place centrale qui sert alors de centre social, culturel et politique du village. La géographie du village suggère que tout le monde est à la même distance de son centre. Pendant neuf mois, nous avons vécu dans l’une de ces maisons, tout le monde savait que nous mangions la même nourriture qu’eux, que nous nagions et que nous nous baignions dans la même rivière. Notre vieille caméra 16mm n’était ni intrusive, ni omniprésente, elle est restée la plupart du temps à l’intérieur de son boîtier. La vie au quotidien du village, sa routine était beaucoup plus importante que le film lui-même.
Vitor était en charge du son. C’est un anthropologue qui parle un peu la langue, il est originaire de Brasilia et il vit dans ce village depuis longtemps. Et Xotyc, un ami d’Ihjãc, le personnage principal du film, nous donnait aussi un coup de main pour nos effets spéciaux « naturellement improvisés » de la fumée et du feu et pour notre matériel. Parfois, nous marchions pendant deux heures dans la forêt pour filmer un endroit précis, il y avait bien sûr des serpents autour de nous, mais nous sommes absolument aveugles dans la forêt. Pas les Krahôs. Eux, ils voient tout, et avec eux, nous nous sentions en sécurité. Les Krahôs disent que nous, les Blancs, nous avons perdu « la patience du monde ». Dans le passé, Renée et moi avions travaillé comme d’habitude sur un tournage de film : avec une équipe, un planning de tournage, un calendrier, un emploi du temps… Et c’est curieux de réaliser aujourd’hui que la façon dont nous faisons maintenant du cinéma est absolument à contre-courant du rythme même de la vie au quotidien et du village des gens que nous voulons filmer. Avec eux, nous avions de longues journées où nous marchions pendant deux heures le long de la rivière, près du lac ou de la cascade, nous attendions encore six heures de plus pour avoir la lumière parfaite pour un seul et unique plan, et parfois rien n’était possible, et nous devions alors revenir plus tard, ou un autre jour, ou encore un autre…

LE TOURNAGE

JOÃO :  Certaines scènes ont été réalisées selon une approche formelle et esthétique, alors que d’autres sont très différentes. […] Il y a une alchimie, quelque chose d’organique que nous ne pourrions pas avoir avec le numérique. Bien sûr, il y a aussi beaucoup d’autres contingences pratiques : les caméras numériques sont trop fragiles dans le contexte qui était le nôtre au moment du tournage, avec des écarts de température très importants entre la journée et la nuit.

RENÉE  :  Avec notre vieux matériel, nous n’avons eu aucun problème pendant tout le tournage.

LE FILM

RENÉE : Le film joue avec la façon classique de faire du cinéma. C’est très clair quand nous travaillons sur une mise en scène plus traditionnelle. Mais c’est aussi très clair dans les moments où la caméra est là pour observer et pour filmer ce qui se passe devant elle, des rituels et des cérémonies qui alors n’ont pas pu être mis en scène. Des moments très importants dans l’organisation sociale et politique de la communauté, des moments qui ne sont pas joués parce que nous sommes présents, des moments qu’il est tout simplement impossible de mettre en scène.

JOÃO : Il y a aussi des moments dans le film où notre présence fait partie du jeu, où nous jouons d’une certaine manière avec les Krahôs. Par exemple, dans cette scène que nous aimons tout particulièrement, quand les enfants jouent la nuit avec le feu, une scène qui a été tournée d’une façon très libre, presque enfantine, pendant laquelle nous jouions avec ces enfants, et ils essayaient de nous faire peur avec le feu tout en interagissant les uns avec les autres, parfois même en regardant la caméra… Nous avons supprimé le son de cette scène pour la rendre plus ample, pour échapper à une sorte de naturalisme que ce genre d’approche avec la caméra à l’épaule apporte habituellement. Il y a donc aussi cette façon d’essayer de retravailler certaines scènes en ajoutant du son plus tard, pendant le montage.

RENÉE  :  La seule façon de faire en sorte que ce film soit rendu possible était d’accepter que le film lui-même ne soit jamais plus important que ce qui se passait dans le village. Et tout ce qui se passe chaque jour au sein d’un village, d’une communauté, est totalement imprévisible. Par exemple, un jour, nous nous préparions à filmer près de la rivière, et ce jour-là, un enfant a été mordu par un serpent. Alors la vie au village s’est arrêtée et nous, nous ne pouvions plus aller dans l’eau à cause de ce serpent, ou à cause d’un chaman qui avait dit que l’eau
était devenue dangereuse parce qu’entourée de mauvais esprits. Parfois, nous avons dû changer le planning de tournage à cause de la pluie, ou à cause de certains problèmes familiaux qui devaient être résolus au sein même de la famille.
Personne ne se souciait alors du film et nous disions alors « OK, nous filmerons quand nous pourrons filmer ».

JOÃO :  Dès le départ, nous savions que nous pouvions filmer sans équipe, dans de mauvaises conditions techniques (pas d’électricité par exemple). Juste Renée et moi (en tant que couple) et l’un de nos amis qui vivait dans le village et était en charge du son. La seule chose dont nous avions besoin était du temps, de longues périodes passées au quotidien avec les Krahôs, en suivant le rythme de leur village. Le film lui-même se tournait de façon mystérieuse, même si nous pouvions nous appuyer sur une sorte de structure narrative basée sur ce que nous avions vu.

EN RÉSISTANCE

RENÉE ET JOÃO : Pour finir, nous voudrions ajouter que les indigènes sont en résistance depuis cinq  siècles.  Nous, nous sommes aujourd’hui  à un moment où nous discutons philosophiquement et scientifiquement de l’éventualité de la fin de notre monde. Mais nous devons savoir que le monde des indigènes a déjà pris fin il y a cinq cents ans, à cause de leur mise en contact avec les européens. Et leurs moyens de résister sont continuellement repensés pour mieux s’adapter et durer. Ils sont encore là et ils résistent. Ils continuent d’exister. Peut-être alors devrions-nous les observer et apprendre quelque chose d’eux, à ce moment précis où, comme disent les Krahôs, « nous sommes en train de vivre notre fin du monde ». Il se peut que nous devions alors réfléchir différemment. Et revenir vers là où nous ne sommes désormais plus, ou peut-être vers où nous n’avons encore jamais été.

LES MORTS ET LES AUTRES (OS  MORTOS E OS  OUTROS)

Une importante porte d’entrée pour la compréhension de l’univers du film et des spécificités de la pensée Krahô est l’ouvrage écrit par l’anthropologue portugaise Manuela Carneiro da Cunha Os mortos e os outros. Uma análise do sistema funerário e da noção de pessoa Krahô [traduction littérale :Les Morts et les Autres. Une analyse du système funéraire et de la notion de personne chez les Krahôs].

Comme le montre l’auteur, « les morts sont les autres ». Les Krahôs n’honorent pas leurs morts, ni ne vouent un culte à leurs ancêtres. Personnages de l’altérité, les morts sont dangereux, car ils veulent emmener leurs parents vivants avec eux. Pour ce rapt, ils font usage de la nostalgie, une sorte de « mémoire sensitive » nostalgique (« amjĩ kãm hapac xà » en langue Krahô) qui marque la présence d’une absence. Ce lien doit être rompu après la mort : il est nécessaire que les proches oublient leurs morts, afin qu’ils puissent à leur tour oublier les vivants. C’est pourquoi les Krahôs organisent une cérémonie de fin de deuil, le Pàrcahàc (« la bûche des morts ») pour pleurer leurs morts une dernière fois, fêter leur âme à l’aide de chants et de danses et, ainsi, leur permettre de partir vers leur nouveau village. Une autre notion centrale qui imprègne tout le film est celle de mecarõ, un concept complexe, ambigu, polysémique et contextuel. Il s’agit là d’images de corps présents ou absents, sujets à différentes traductions : âmes, esprits, ombres, reflets, photographies, films, enregistrements sonores, images oniriques. Plus qu’une simple projection, le mecarõ est conçu par les Krahôs comme une sorte de double, possédant de façon autonome une existence mobile et indépendante du corps de la personne, tout en lui étant intimement lié.

Ces « images-esprits » agissent comme une médiation entre le visible et l’invisible, le monde des vivants et celui des morts, l’univers du corps et celui de l’âme. Pour les Krahôs, après la mort, l’âme de la personne peut se transformer et prendre de nombreuses formes, dans une succession de morts consécutives : animal, plante, roche, souche d’arbre, jusqu’à se transformer en rien…

CARNEIRO DA CUNHA, M. 1978. Os mortos e os outros. Uma análise do sistema funerário e da noção de pessoa Krahô. São Paulo: Editora Hucitec.