Film soutenu

Les Eclats (ma gueule, ma révolte, mon nom)

Sylvain George

Distribution : Noir Production

Date de sortie : 05/12/2012

Éclats de voix, éclats de rire, éclats de rage ; bribes de mots, d’images et de mémoire ; paroles du proche et du lointain, d’hier et d’aujourd’hui, d’Afrique, Moyen-Orient, Europe ; maladies disparues, mains de métal, souffle du vent, geste du soleil au couchant, reflets rouge-sang ; rafles policières, cortèges guerriers, cour d’injustice… Pour une cartographie de la violence infligées aux personnes migrantes, de la répétition de la geste coloniale, et du caractère inacceptable du “monde comme il va”.

Sylvain George

Après des études de 3ème cycle en philosophie, droit et Sciences Politiques, et cinéma, Sylvain George réalise depuis 2006 des films expérimentaux, sur les thématiques de l’immigration et des mouvements sociaux notamment. Son travail a été présenté dans les festivals nationaux (Fid Marseille, États Généraux du film documentaire, Cinéma du Réel…) et internationaux (BAFICI, Viennale, Doc Lisboa, Torino Film Festival, Festival de Venise, Valdivia, Doc’s Ficunam, Ambulante, CPHDOX…). Parmi ses films figurent L’Impossible-pages arrachées ; Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I), qui a remporté le prix FIPRESCI de la critique internationale et le prix du meilleur film au BAFICI ; Les Eclats (ma gueule, ma révolte, mon nom), prix du meilleur film au Torino Film Festival. Il travaille actuellement la suite de son projet sur les politiques migratoires.

Filmographie 

2014 : Vers Madrid (The Burning Bright)
2012 : Les Eclats (ma gueule, ma révolte, mon nom)
L’Impossible – pages arrachées
2010 : L’Impossible-Page arrachée
Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I)
2009 : Je brûle commme il faut !
On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre
Nuits polaires
2005 : N’entre pas sans violence dans la nuit
No Border

Entretien avec Sylvain George par Eugenio Renzi                                                                                                                                                     

Dans quelles conditions le film « Les Eclats » a été produit et réalisé ?                                                                                             « Les Eclats », tout comme « L’Impossible », est un film qui répond à cette nécessité profonde, propre à chacun, que d’essayer de se re/définir comme individu et être humain, de détruire, re/construire, une relation avec le monde comme avec soi-même. Une urgence qui s’articule avec certaines des réalités les plus cruciales de nos mondes contemporains comme avec celles relevant du passé le plus lointain, enfouies, oubliées, bafouées par l’histoire officielle, collective, et individuelle. Réalités dont il s’agit d’attester, de rendre compte, et vis-à-vis desquelles il s’agit de prendre politiquement position. Les films comme les livres et autres médiums, peuvent être des “espaces” se situant entre l’expérience et l’expérimentation, des “lieux” de “nulle part”, de “personne” comme dirait Celan, dans lesquels sont remises en jeu les catégories de l’identité et de l’altérité, des processus de subjectivation et de desubjectivation, les agencements et déterminismes de toute sorte…  Des films à la lisière des forêts obscures, qui se tiennent sur les seuils, les lignes de front, de feu, dans un entre-deux, entre détermination et indétermination et ce, dans un mouvement continu, révolutionnaire.

« Les Eclats » est un deuxième film réalisé sur Calais après « Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I) », à partir de matériaux inédits tournés à la même époque que ce dernier film ou plus récemment.
Ce film devait être réalisé. Il n’y avait pas vraiment d’autres choix possible.
En raison d’évènements, de situations et de sujets extrêmement importants que j’avais pu rencontrer et filmer d’une part. Le fait que les « matériaux » qui constituent ce film n’aient pas trouvé place dans le film précédent, ne signifient pas pour autant qu’ils soient moins importants que les autres. Il s’agit principalement d’une question de construction narrative, d’équilibre.  Le montage d’un film dépend réellement du moment et de l’état d’esprit dans lequel on peut se trouver au moment où il est réalisé. Et pour ce film-ci je pensais pouvoir aller dans une voie que je n’avais pas emprunté avec « Qu’ils reposent en révolte » et qui me paraissait intéressante.
En raison d’engagement que j’avais pu contractés à l’endroit de certaines personnes en second lieu. Plusieurs personnes en effet, et notamment ces jeunes gens que l’on voit dans la jungle et qui délivrent un véritable cours de géopolitique à la fin du film, m’avaient dit que l’on ne me laisserait jamais montrer leur image, entendre leur témoignage dans un film. Je m’étais engagé vis-à-vis d’eux à ce que cela soit.

Il n’est peut-être pas très orthodoxe de faire un deuxième film sur un même lieu, avec parfois les mêmes personnes, mais le film s’est imposé. Je crois qu’il faut aller au bout de sa démarche et de son engagement, faire ce qui nous parait le plus juste. Et en définitive il est très différent du premier bien qu’il dialogue étroitement avec celui-ci.

Le film réalisé, son parcours dans les festivals à débuté et il a été magnifiquement accueilli, a remporté des prix. Je pensais en rester là, et poursuivre le travail sur l’immigration et les mouvements sociaux dont « Qu’ils reposent en révolte », constitue le premier opus, mais nombre de personnes m’ont encouragé à ce que « Les Eclats » sorte aussi en salle.

D’autant que la situation à Calais n’a absolument pas évolué, tout comme les situations auxquelles le film peut faire écho ailleurs en Europe ou dans le monde. La sortie de ce film est une façon encore et toujours de parler de la situation actuelle en matière d’immigration, et de politique.

En terme économique, comme la réalisation de ce film n’était pas du tout prévue, il a fallu évidemment trouver des solutions pour lui donner droit à l’existence. Mais je ne ferais pas de ces questions de budget un argument marketing…

Il suffit peut-être de dire que la méthode de travail, l’énergie déployée, sont proches de l’esprit du free-jazz ou du punk.      


Ton travail poursuit un projet architectonique, quelle est la place de ce film dans l’ensemble de ton travail de cinéaste ?
D’une façon générale, un mouvement, un processus, une recherche portant sur certaines thématiques est engagée, et ces dynamiques trouvent à se cristalliser à un moment X dans ce qu’on va appeler un film.

Tout comme un film « Newsreels » que je suis en train de terminer à propos des évènements en Espagne , « Vers Madrid – The Burning Bright ! (Scenes from the classes struggle and the revolution)»), « Les Eclats » a surgi de façon impromptue et absolument nécessaire.

Ce film dialogue avec les précédents (Les courts-métrage, L’Impossible, Qu’ils reposent en révolte), en poussant peut-être plus avant  les partis pris politiques et esthétiques développés dans les autres films. Chaque éléments constitutifs du film (fragments, images, sons, voix, motifs plastiques…), entrent en correspondance et en résonnance les uns avec les autres de façon thématique, musicale et plastique. Le montage a été un véritable travail de tissage avec une mise en évidence de motifs, de fond, de découpes, de clair et d’obscur, un travail sur le  noir et blanc qui est beaucoup plus violent que dans « Qu’ils reposent en révolte »…
En apparence plus calme et apaisé, le film travaille et rend compte de façon peut-être encore plus violente et crue que dans « Qu’ils reposent en révolte » de « l’expérience Calais » comme zone politique d’exception.

Souvent, un penchant pour la poésie se fait remarquer dans ton cinéma. Les titres de tes films notamment, ressemblent à des vers. Peux-tu commenter le titre « Les Eclats (Ma gueule, ma révolte, mon nom) » ?
« Les Eclats  (ma gueule, ma révolte mon nom) » renvoie à la notion de fragment. Notion qui s’oppose à l’idée de totalité, d’un grand tout qui procéderait d’une multiplicité d’objets ou de sujets. Pour autant nous ne sommes pas non plus dans l’idée d’un « fragment » ou « éclat » qui serait la brisure de ce qui aurait été ou aurait pu être un grand tout comme cela a été le cas dans certaines esthétiques développées au XXème siècle. Les Eclats c’est à la fois le fragment,  une monade, un monde qui communique avec d’autres mondes, et le fait que ces « mondes » scintillent, sont éclatants, et qu’ils peuvent être vus et repérés malgré les multiples entreprises de négation et de destruction, malgré les nuits trop obscures, les nuits politiques.

En terme cinématographique, le fragment tel que je l’entend s’oppose au sacro-saint « grand récit » organique, comme à la multiplicité des « petits récits égarés » ; et donc pour reprendre un schéma un peu trop commode, s’oppose au prétention d’un certain type de documentaire de vouloir embrasser et rendre compte de toute la « vérité » d’un sujet quel qu’il soit, de la totalité d’un monde, comme aux prétentions toutes démiurgiques du cinéma de fiction de pouvoir créer « un » monde, un monde total.

La notion d’éclats traduit donc, modestement, une certaine conception politique et philosophique du monde, et dans le même temps une certaine façon « esthétique » de l’exprimer.

Le sous-titre « Ma gueule, ma révolte, mon nom » est un « éclat », une citation, un  vers que j’ai extrait d’un poème d’un poète que je lis peu, Aimé Césaire, mais qui a signé avec le poème « Prophétie » un texte dont la charge subversive, politique et poétique, entre en correspondance directe avec les thématiques, situations et sujets présents dans le  film.

Poésie et politique sont intrinsèquement liés. Les références littéraires sont donc ici utilisées comme des matériaux, des documents, des principes actifs qui permettent, tout comme les modes d’expression dits « poétiques » (ce ne sont pas les seuls bien sûrs), d’interroger, d’explorer, de rendre compte de certaines conceptions et représentations majoritaires et minoritaires du monde, de conditions et de possibilités d’existence, de se positionner clairement en faisant apparaître et en exprimant d’autres plans d’immanence. Ce qu’on appelle communément le « poétique » ne peut être tout à fait séparé du « politique » ; en ce qu’il relève tout à la fois de manières, de puissances d’être et d’agir politique, comme des modalités d’expression et de traduction de rapports au monde qui, par le jeu avec les images (analogies, métaphores etc.), peuvent aussi bien évidemment participer à la définition d’un langage ou d’une esthétique cinématographique, d’un « cinéma politique ».

Ce cinéma politique, s’oppose à « l’esthétisation du politique » et ses différentes traductions que seraient « l’esthétisation du réel » ou le fait d’instrumentaliser et de poser sur tels sujets ou tels évènements, un répertoire de formes, de les soumettre à des représentations esthétiques ou politiques conçues à priori etc., comme on peut le voir trop souvent aujourd’hui sur certains sujets relatifs notamment à l’immigration, la pauvreté etc. (il nous faudrait ici parler des nouvelles formes que peut prendre le fascisme, mais aussi de ce fameux « romantisme bourgeois » et des visions misérabilistes et contre-révolutionnaires que celui-ci charrie allégrement…)

Ce « cinéma politique », militant (terme qui effraie aujourd’hui tous les cinéastes, y compris certains cinéastes dits « d’avant-garde » prétendant faire du cinéma politique et qui en réalité s’adonnent à de pures esthétisations en mythifiant tel mouvement historique et révolutionnaire ou bien encore telle ou telle figure historique cinématographique ou révolutionnaire), et dont l’une des plus intéressantes figures est sans aucun doute aujourd’hui John Gianvito, fait, loin de tout prosélytisme, œuvre de connaissance en travaillant, en dépliant différents niveaux de réalités ; et, dans le même temps, dans l’immédiat, opère une critique des réalités mythiques et majoritaires, prend position, travaille au corps la question de la révolte et de l’insurrection, œuvre et appelle à la transformation, à la destruction radicale et immédiate de politiques mortifères et inacceptables (politiques migratoires…). Il rédime le passé le plus obscur comme le présent le plus dissimulé. Ce « cinéma politique » s’ouvre aux scènes des peuples oubliés. Ce « cinéma politique » est une bombe temporelle.

Jean Vigo, cinéaste dont la teneur politique, anarchiste, de son cinéma a souvent été occultée, ne disait me semble-t-il pas autre chose quand dans « Vers un cinéma social » (il userait aujourd’hui du terme de « politique », le terme « social » étant trop lié aux politiques d’assistanat), il écrivait que le cinéma devait « dessiller les yeux », « révéler la raison cachée d’un geste », extraire d’une personne « sa beauté intérieure ou sa caricature », traiter de certaines situations intolérables qui iraient jusqu’à vous « faire complice de solutions révolutionnaires ».