Les etendues imaginaires de Yeo Siew Hua
Film soutenu

Les étendues imaginaires

Yeo Siew Hua

Distribution : Epicentre Films

Date de sortie : 06/03/2019

Singapour/France/Pays-Bas - 2018 - 1h35

A Singapour, dans un chantier d’aménagement du littoral, l’inspecteur de police Lok enquête sur la disparition de Wang, un travailleur immigré chinois. Après des jours de recherches, toutes les pistes amènent Lok dans un cybercafé nocturne, tenu par Mindy, une fascinante jeune femme, que Wang fréquentait pour lutter contre ses insomnies et sa solitude. Lok découvre que Wang s’était lié d’une amitié virtuelle avec un mystérieux gamer…

Festival 3 Continents Nantes
Festival International du Film de Locarno (Suisse) – Léopard d’Or
Festival International du Film de Singapour – Meilleur Film
Festival International du Film de Pingyao (Chine) – Prix Roberto Rossellini
Festival International du Film de El Gouna (Egypte) – Etoile d’Or

Avec : Lok Peter Yu • Wang Liu Xiaoyi • Mindy Luna Kwok • Jason Jack Tan • Ajit Ishtiaque Zico • George Kelvin Ho • Foreman Lee George Low • Ming Ming Andie Chen

Scénario et RéalisationYeo Siew Hua • Image Hideho Urata • Costumes Meredith Lee • Décors James Page • Montage Daniel Hui • Montage Son Damien Guillaume • Mixage Gilles Benardeau • Musique Teo Wei Yong • Production Akanga Film Asia (Fran Borgia) Mm2 Entertainement (Gary Goh), Films de Force Majeure (Jean-Laurent Csinidis), Volya Films (Denis Vaslin) • En association avec 13 Little Pictures, Singapore Film Commission, L ’Aide Aux Cinémas du Monde, Centre National du Cinéma et de L’Image Animée, Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères, Institut Français, Hubert Bals Fund of the International Film Festival Rotterdam, The Netherlands Film Fund, Torino Film Lab Audience Design Award • Avec le soutien de Asia Pacific Screen Lab (Australie) Autumn Meeting (Vietnam), Talents Tokyo (Japon) • Coproducteurs Gary Goh, Jean-Laurent Csinidis, Denis Vaslin • Producteurs associés Melvin Ang, Ng Say Yong, Dan Koh

Yeo Siew Hua

Yeo Siew Hua a étudié la philosophie à l’université nationale de Singapour. Il est membre du collectif 13 Little Pictures. Il a écrit et réalisé le film expérimental In The House of Straw (2009). En 2015, il participe aux Talents de Tokyo où il gagne le Grand Prix pour son second long métrage Les Etendues imaginaires (A Land Imagined). Le film a été sélectionné en Asie au Pacific Screen Lab 2017 et a reçu l’aide de The Hubert Bals Fund, ainsi que l’Aide aux Cinémas du Monde.

INVITATION DU PROGRAMMATEUR

Léopard d’or au festival de Locarno, ce film singapourien de Siew Hua Yeo, est une petite pépite qui vous entraîne dans un univers à la fois effrayant et fascinant, par sa façon de combiner réalisme documentaire et imaginaire poétique par un jeu de miroirs mystérieux.

Nous sommes au cœur de cette ville-monde qu’est Singapour, carrefour maritime qui ne cesse de gagner des espaces sur la mer et concentre pour cela une masse d’ouvriers étrangers, chinois ou bangladais, esclaves modernes.

Nous suivons le destin de Wang, ouvrier chinois insomniaque passant ses nuits dans un cybercafé où il rencontre une jeune femme étrange et séduisante, mais qui un jour disparaît après un accident du travail. Un inspecteur, Lok, se lance dans une enquête qui va le mener à ce cybercafé…

Mêlant flashbacks, rencontres virtuelles et rêveries, proche d’une esthétique à la Wong kar Waï, le film nous plonge dans un labyrinthe lynchien, onirique et ludique, pour mieux faire éprouver la tension que ces différents territoires artificiels exercent sur la vie des hommes.

Jean-Marie Génard – Ciné’Fil à Blois


NOTE D’INTENTION DU RÉALISATEUR

Singapour s’est forgé la réputation d’un miracle économique moderne. D’un petit village de pêcheurs, l’Etat est devenu une économie prospère en quelques décennies.
Un tel exploit a été possible grâce à l’aménagement du littoral et aux projets de constructions infinis qui transforment les formes géographiques naturelles et assainissent les rives.
Un Etat imaginé par un esprit géométrique.
Les habitants de ce territoire artificiel ont eux-mêmes été imaginés. En tant que pays d’immigration, sa démographie dépend entièrement des lois migratoires et des enjeux économiques. Les étrangers débarquent dans le but de nourrir l’imaginaire de ce miracle économique. Une success-story qui s’est construite sur le dos d’une main-d’oeuvre immigrante embauchée pour construire un pays dont ils ne feront jamais partie.

LE COÛT DES UTOPIES
Ces travailleurs immigrés vivent en périphérie, loin de l’animation des centres. Leur exploitation reste ignorée. Ils sont invisibles, fictifs. Ce sont ceux qui ne dorment pas, qui ne rêvent pas.
Sans aucune possibilité de se rebeller, ces travailleurs immigrés vivent dans une grande précarité et dans la peur constante d’être rapatriés avec des dettes contractées par les frais de formation et d’agence. Avant même de travailler et gagner de l’argent, ils sont piégés dans leur misère.
Que se passerait-il s’ils disparaissaient ? Qui les rechercherait ? Est-ce que cela intéresserait quelqu’un ? En partant de ce constat, le film suit un inspecteur réticent à retrouver un migrant disparu dont la vie si différente et éloignée de la sienne lui semble incompréhensible. Pour résoudre son enquête, il va devoir s’immerger dans la vie de cet homme.

LA METAMORPHOSE AU TRAVERS DES IMAGINAIRES SOCIAUX
En développant le film, je me suis heurté à la difficulté d’écrire sur un groupe de gens dont les vies sont imbriquées à la mienne et en même temps si différentes. Il m’a fallu trois ans de recherches tant au niveau politique qu’humain. J’ai rencontré des ouvriers migrants, mais aussi des employeurs, des ONGs et des activistes qui les représentent, ainsi que des membres du
gouvernement censés les protéger.
Pourtant, cette immersion n’était pas assez profonde. Je voulais comprendre leurs rêves, leurs peurs et leur joie. J’avais besoin de savoir ce qui les gardait éveillés la nuit. J’ai passé mes journées en leur compagnie durant une longue période. J’ai commencé à les voir différemment.
Ils n’étaient plus de simples rouages de la société, mais des êtres humains. Je me suis trouvé métamorphosé tout comme le personnage de l’inspecteur dans mon film et j’espère pouvoir le partager.
YEO Siew Hua


IMAGINER UN PAYS : L’INSOMNIAQUE, LE RÊVEUR ET LE SOLITAIRE

Interview du réalisateur YEO SIEW HUA par PHILIP CHEAH
Les Etendues imaginaires nous plonge dans les chantiers d’aménagement du littoral de Singapour, l’univers des travailleurs migrants, les domaines du rêve et de l’insomnie – des sujets qui ne semblent n’avoir aucun lien. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire un film qui mêle tous ces thèmes ?
Ce film est la somme de mes impressions sur cette île où je vis et travaille. C’est une île qui a été « aménagée» bien avant sa création comme Nation et n’a pas arrêté de remplir ses mers de sable afin d’accroître sa superficie. La majeure partie de ce sable est importée, tout comme les ouvriers embauchés sur place pour aider à remodeler cette terre. Ce que je trouve problématique, est que la plupart des confessions recueillies auprès des migrants concernent leur intégration sociale ainsi que la disposition de mon pays à être un bon « hôte » sans toujours se focaliser sur les origines de ses travailleurs. Cela nous divise de revenir sans cesse à cette idée aliénante de l’étranger. C’est pourquoi, le film ne cherche pas uniquement à exposer une réalité sociale, l’exploitation des travailleurs, mais aussi à humaniser et partager leurs rêves et leurs espoirs. Rêver donne la possibilité de changer et cette transformation fait partie de la vie. D’un autre côté, l’insomnie ou l’impossibilité de penser plus loin que soi-même, l’incapacité d’empathie est une forme de mort en soi. Cette mort est expérimentée par Lok, l’inspecteur qui est aveuglé par ses privilèges et sa solitude jusqu’au moment où il va pouvoir à nouveau rêver et retourner à la vie.

Il y a aussi un mélange de genre dans votre film qui est à la fois, un drame social et qui possède également les ingrédients du film noir. Pourquoi était-il important d’utiliser tous ces thèmes dans votre film Les Etendues imaginaires ?
Le film policier invite le spectateur à participer à la résolution de l’énigme. Il devient alors complice dans la recherche de Wang et s’immerge dans l’univers de ces travailleurs immigrés. Comme tout film qui tente de provoquer un changement de point de vue, il était utile pour moi d’utiliser les spécificités de genre, afin d’arriver à mieux transmettre l’émotion recherchée. Passer du policier au drame social modifie les attentes et questionne le spectateur sur ce qu’il est en train de voir. L’emploi du film noir était délibéré afin de mettre en place une ambiance et un fil conducteur. Les obstacles auxquels font face les personnages ne sont pas superficiels mais il s’agit d’un labyrinthe complexe de l’esprit comme dans la plupart de ces films. Une majeure partie du film a été tournée la nuit, créant cette ambiance sombre et révélant l’état d’insomnie des personnages qui errent dans une ville familière et étrange à la fois. C’était une expérience intéressante de tourner un film noir sous les tropiques, avec la mousson qui donne cet aspect constamment humide que je trouve magnifique et qui est typique au genre.

Il y a un changement de temporalité, d’espace et de perspective au milieu du film qui semble aller plus loin qu’un flashback. Y a-t-il une idée d’identité et de flux de temps qui se joue là ? D’une certaine manière, c’est ce qui caractérise votre film : la part magique dans le réalisme.
Utiliser une structure qui joue sur un emboîtement des temporalités, plus qu’un simple flashback était ma façon de fusionner deux perspectives disparates pour n’en créer qu’une de singulière. La transformation de ces perspectives est reliée par les rêves de chacun. Celui qui trouve et celui qui veut être trouvé. Il était important que ce rêve ne soit pas réduit à une simple hallucination afin de ne pas banaliser la réalité des oppressés. Le film a de multiples facettes mais c’est avant tout une histoire véridique basée sur la réalité des émigrés que j’ai rencontrés. Ce réalisme fantastique, que je développe depuis mon précédent film In The House of Straw, redéfinit les rapports entre les personnages et remet en question la réalité. C’est aussi mon propre vécu de Singapour où je me sens chez moi et en même temps étranger.

Qu’est-ce qui vous a amené à utiliser un casting international : l’acteur singapourien Peter Yu, le Chinois, Liu Xiaoyl, le Malaisien, Jack Tan, la Chinoise Luna Kwok et le Bangladais Ishtiaque Zico ?
Dans ma volonté de créer une histoire sur les migrants, il était important de mélanger les nationalités. Nous avons passé beaucoup de temps à trouver les bons acteurs et je suis heureux de la merveilleuse alchimie qui existe entre eux, de cette diversité qui a enrichi le projet. Il s’agit d’un mélange de cultures que je connais bien. Je ne voulais pas uniquement des acteurs étrangers, mais aussi une équipe. Mes principaux collaborateurs, incluant le producteur espagnol Fran Borgia, le directeur de la photo japonais, Hidaho Urata et le chef décorateur anglais, James Page, ont tous contribué à enrichir l’histoire. Même s’ils vivent depuis longtemps à Singapour, ils ont apporté une sensibilité d’apatride en miroir à l’expérience migratoire représentée dans le film.

Il y a une note étrange dans votre description du chantier apparemment banal et du cybercafé où ils sont connectés la plupart du temps. Quel est cet univers que vous avez imaginé pour le film ?
Le film est tourné pour la plupart dans la zone industrielle à l’ouest de Singapour. Il montre des paysages différents des buildings clinquants que nous avons l’habitude de voir, et des machines laides cachées au regard d’autrui. La première fois que j’ai découvert le chantier, je me souviens d’avoir été choqué par le quotidien terrible de ces travailleurs. Le sable sans pitié qui vous arrive à la figure, le vacarme incessant des machines, étaient insupportables.
La plupart des effets visuels et sonores du film sont basés sur mon envie de mettre cette réalité à l’écran. Je peine à croire que l’on puisse s’habituer à de pareilles conditions de travail.
La saleté et l’ambiance sinistre contrastent avec le cybercafé ouvert 24 heures sur 24 que fréquente Wang. Ces endroits deviennent des havres de paix pour ces insomniaques et ces solitaires. Il existe une frontière indéfinissable entre le jour et la nuit, entre la réalité et le fictif, entre le lien et l’aliénation. Depuis qu’une grande partie de notre existence est devenue virtuelle, je pense qu’il est pertinent de ne pas traiter le sujet uniquement au niveau de la solitude physique, mais aussi d’une déconnection à la réalité. Le film construit sa narration par le biais du jeu vidéo, tout en jouant sur nos attitudes désensibilisées à l’égard de la violence sous toutes ses formes.