Film soutenu

Leviathan

Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel

Distribution : Independencia

Date de sortie : 28/08/2013

États-Unis / France / Royaume-Univ / 2012 / 1h27 / couleur

En embarquant sur un chalutier pour dresser le portrait d’une des plus vieilles entreprises humaines, Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor témoignent, dans un flot d’images sidérant, de l’affrontement qui engage l’homme, la nature et la machine. Tourné à l’aide d’une dizaine de caméras numériques ballottées au gré du vent et des vagues, sanglées aux corps des pêcheurs, aux cordages du bateau, gommant tous repères, et où la mer et le ciel finissent par se confondre, ce documentaire nous avertit des menaces de la pêche intensive autant qu’il révèle la beauté foudroyante des entrailles de l’océan

Réalisation, Image, Montage
Lucien Castaing-Taylor, Véréna Paravel
Compositeur son, montage son
Ernst Karel
Design sonore
Jacob Ribicoff
Production
Arrête ton cinéma

Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel

Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor sont réalisateurs et anthropologues rattachés au Sensory Ethnography Lab à Harvard. Leurs oeuvres ont été montrées dans de nombreux festivals, dont Berlin, Locarno, New York, Toronto, et sont dans les collections permanentes du MoMA à New York et du British Museum. Parmi les films de Véréna Paravel figurent 7 Queens (2008), Interface Series (2009-2010) et Foreign Parts (2010). Lucien Castaing- Taylor a réalisé entre autres Swee tgrass (2009), Hell Roaring Creek (2010), et Into-the-jug (Geworfen) (2012).
Ils travaillent actuellement au sein de leur studio, Invalide Paire, sur de nouveaux projets au Japon, en France, et aux Etats-Unis.

ENTRETIEN AVEC LES REALISATEURS

Pourquoi êtes-vous, comme Herman Melville dans Moby Dick, partis du port de New Bedford ?  
New Bedford est l’ancienne capitale mondiale de la chasse à la baleine. Elle porte encore les traces de la prospérité de cette époque. Aujourd’hui cette ville est plus tristement célèbre pour sa pauvreté, l’immigration illégale, la drogue, la violence. Les alentours du port sont particulièrement frappants. On pourrait encore les décrire comme Melville l’a fait, avec ses bouges, ses hôtels douteux, ses marins qui traînent, ses putes, ses mecs paumés qui essaient de se faire embaucher sur les docks, sa flotte de bateaux prête a couler, rongée par la rouille. Il y a toujours cette chapelle aussi, dont les plaques portent les noms des bateaux et des hommes perdus en mer, et dont le prédicateur priait avec tant de ferveur « qu’on eût dit qu’il adressait sa supplication du fond de l’Océan ». Moby Dick est une sorte de bible quasi-prophétique mais aussi une grande plongée dans le détail subtil des profondeurs de l’humanité, et de la nature. C’est impossible et bien trop prétentieux d’avoir Moby Dick comme modèle. C’est un livre inépuisable — épuisant — qui nous a tenu compagnie, c’est tout.
Et sans aller chercher Melville, nous avons tous es deux un passé qui nous rattache à la mer – et au père. Lucien est le fils d’un architecte naval et a passé son enfance sur le pont des navires. Véréna, la fille d’un amateur de chasse sous marine, explorateurdes fonds marins, collectionneur de mers lointaines. À nous deux, on a passé pas mal de temps à s’interroger sur les profondeurs, à se noyer dans des pensées aquatiques.

Pendant combien de temps avez vous tourné ? Comment décririez vous l’expérience de ce tournage ?
Nous avons commencé à filmer dans le port de New Bedford avec l’idée de faire un film sur la pêche où nous ne verrions jamais la mer. De l’été 2010 au printemps 2011, nous étions donc à terre et filmions toutes les activités reliées à l’industrie de la pêche, jusqu’à ce que le capitaine du chalutier Athena nous invite à bord et nous donne libre accès à toutes ses campagnes de pêche. Noussommes partis en mer six fois. Chaque fois pour des périodes de deux à trois semaines. La rencontre avec l’océan a été si bouleversante que nous avons décidé de laisser la terre à terre. La majesté, l’horreur, la puissance écrasante de la mer n’a pasd’égal sur terre. Elle s’est souvent déchainée, ce qui a rendu le tournage physiquement et psychologiquement douloureux. Et sauf à vouloir s’apitoyer sur notre sort, cela rend la description du tournage difficile. On va donc s’en tenir à dire que c’étaitpour Lucien l’illustration de la troisième terrasse du Purgatoire de Dante, et pour Véréna, de l’enfer, purement et simplement.

Comment avez-vous inventé le dispositif et choisi de ne recourir qu’aux GoPros, ces caméras très légères ordinairement fixées au corps des athlètesde sports extrêmes ?
Nous n’avons rien inventé a priori. Nous étions tous les deux très attachés à l’idée de partager ce film avec les pêcheurs et nous cherchions unefaçon de les impliquer — une sorte d’ « anthropologie partagée » comme disait Jean Rouch — qui n’a rien à voir avec la malhonnêteté des interviews et des documentaires qui ont une vision romantique de la vie des pêcheurs, de la dureté du labeur. L’idée était d’embarquer des caméras légères qui pourraient facilement se glisser de main en main, passer d’eux à nous sans rupture, qui feraient de notre film ce que nous espérions qu’il soit, une sorte de rencontre collective. Nous avions également nos caméras, assez imposantes, avec lesquelles nous pensions filmer principalement. La mer les a miraculeusement toutes avalées, les unes après les autres. Une chose que l’on considère a posteriori comme un geste généreux de Mère Nature. Les images de ces caméra étaient plutôt conventionnelles, plates, déjà-vu-mille-fois.
Nous nous sommes rapidement retrouvés avec une caméra DSLR que nous détestions, et une batterie de GoPros. Tout le film a fini par être tourné avec ces deux types de caméras. Elles répondent à des critères esthétiques qui coïncident avec l’expérience que nous avions à bord. Des images qui frôlent l’abstraction, le surréalisme. Des images qui accentuent — sûrement parce que leur qualité est compromise — le mélange de beauté et d’horreur du carnage organisé lors de ces campagnes de pêches. Elles permettaient aussi une façon de filmer avec le corps tout entier, dans un rapport, du coup, totalement corporel à notre sujet, oscillant entre la maîtrise pure et la perte de contrôle totale. Que ce soit sur les corps des pêcheurs, ou de nos corps penchés par-dessus bord, cette façon très physique de filmer rend compte de la façon dont nous étions aux prises avec la force des éléments. On a pu scruter tous les recoins du bateau, fouiller la mer, s’approcher des marins, s’y accrocher aussi, s’agenouiller dans les poissons, ramper derrière les oiseaux, dans les entrailles des poissons évidés. Il n’y a que ces caméras qui répondaient à cette exigence d’être si corporellement engagés avec les êtres, les éléments, les machines.

Vous avez réalisé ce film à deux, comment vous répartissiez-vous le travail ?
Il n’y a aucune répartition du travail, seulement d’implicites ajustements à l’autre. Il faut juste se regarder. Si l’un se saisit de la caméra, l’autre rentre immédiatement dans une sorte de danse aux codes tacites : être là pour aider, surveiller, etc. Sur le bateau, cela signifiait aussi se protéger. On s’est souvent tenu par le colbac, on s’est essuyé mutuellement les tripes ou le sang qui pouvaient nous éclabousser, il fallait nettoyer les lentilles des caméras… Mais jamais nous n’avons décidé d’une répartition du travail. Nous filmons, enregistrons le son, et montons le film tous les deux. Nous avons une sensibilité et une exigence commune mais nos compétences ne sont pas absolument égales sur tous les fronts. On apprend l’un de l’autre. On se complète. Léviathan n’aurait jamais été ce film sans l’un ET l’autre. C’est le produit d’une collaboration totale.

On a longtemps attendu qu’un film, à plus forte raison lorsqu’il ne part pas d’un scénario, exprime un point de vue, un seul. Pourquoi avez- vous voulu que Leviathan adopte au contraire des points de vue multiples, aussi bien humains, inhumainsqu’animaux ? Cherchiez-vous à sympathiser avec d’autres ordres de perception que celui de l’humain ?
Nous ne cherchions rien. Nous avons embarqués avec un intérêt : celui de révéler un monde, sans attentes particulières, ou plutôt qui défierait toute attente, y compris les nôtres. La plupart des documentairessont anthropocentriques et pensent révéler un monde alors qu’ils ne font que rendre compte d’un discours, un point de vue réductibleà de la prose, sans s’intéresser à la vie elle-même, telle qu’elle est vécue. Le cinéma permet pourtant et justement d’éviter ce piège absurde. Notre volonté était de relativiser le coté directorial que la plupart des documentaires ont par rapport à leur sujets, pour créer une représentation aux perspectives optiques et physiques multiples et à la fois bien plus intime devant ce qu’est la vie à bord d’un chalutier.
À y regarder de plus près, la majorité des romans, des pièces de théâtre, des films de fiction sont des comédies de moeurs, essentiellement centrés sur les petits problèmes privés des bourgeois, et pourtant nous les humains sommes les seuls animaux à ne pas se reconnaître comme tels. On se considère à peine comme faisant partie de la nature. Notre représentation de l’humanité est au fond plus humble parce que recontextualisée dans une dimension écologique et cosmique plus large.

Comment les marins percevaient-ils votre présence ? Comment comprenaient-ils votre travail ?
Comme un amusement, une distraction par rapport à la dureté de leur travail répétitif et intensif. Une chance aussi de partager leur expérience. Les travailleurs de la mer sont souvent marginalisés et ont vu là une occasion de montrer leur vie, leurs conditions de travail, leur univers à bord. Leur volonté de partager était assez émouvante. Ils se saisissaient des caméras sans même nous demander, comme si c’était une évidence. Et en effet il y avait une évidence à être là, ensemble. Il y avait du respect entre nous. Quant à comprendre notre travail, c’est difficile — les réalisateurs eux-mêmes ne comprennent pas toujours ce qu’ils font, leur travail les dépassent de bien des façons — même quand le travail est fini, nous continuons à nous interroger dessus. La seule chose dont nous avions tous besoin, c’était de confiance. Ils voulaient être sûrs que nous n’étions pas des salauds d’environnementalistes, des traîtres, sur leur bateau pour les mettre en scène comme les responsables du désastre écologique en train de se produire. Bien sûr, nous sommes des salauds d’écolos, mais le problème est tellement plus complexe qu’il fallait justement se saisir de toute la complexité de notre condition.
Les pêcheurs adorent regarder une émission de télé-réalité qui s’appelle Deadliest Catch. Une sorte de sur-dramatisation de la vie et des dangers en
mer avec tout l’arsenal habituel des conventions journalistiques. Ils avaient tous vu nos films précédents, donc ils s’attendaient au pire. À s’emmerder sérieusement. En nous voyant filmer jour et nuit, grimper au mât, allongés dans les poissons, couverts de sang, penchés par-dessus bord, en nous aidant à scier des bouts de bois pour attacher nos caméras, ils ont bien compris qu’on expérimentait sans cesse et ils se demandaient ce que nous pourrions bien faire de ces images.

Les animaux ont-ils été coopératifs ?
Oui, au four avec juste un zeste de citron.

Au-delà de l’horreur de l’abattoir, qui a donné lieu à de nombreux films dans l’histoire du cinéma, aviez-vous l’impression que les animaux et les hommes sont ensemble menacés de disparition ?
C’est justement parce que les hommes ne se reconnaissent pas comme animaux qu’ils ont signé leur acte de mort. La chasse, et la pêche en particulier, servent d’exemple. Il suffit de regarder le capitaine traquer le poisson pour comprendre cette chose essentielle. Il y a à la fois l’instinct, celui qui nous permet de survivre, de connaître les signes, de lire les indices, la nature, ici, la surface de l’eau, ses profondeurs aussi, les courants, le vent, les saisons, le temps, les reliefs : instinct qui nous renvoie au temps où l’on était en relation avec l’environnement, où l’on agissait avec lui, où l’on faisait partiede la chaîne, de l’écosystème. Mais la cabine du capitaine est aussi une vaste salle de contrôle où radars, sonars, écrans tournent 24 heures sur 24. Cette batterie d’instruments technologiques, qui montre les prouesses des hommes sur les plans scientifique et technique, est maintenant mise au service d’une surconsommation aveugle et bornée. Les pêcheurs, des deux côtés de l’Atlantique, ont passé un siècle — plus ou moins de 1850 à 1950 — à réclamer des restrictions gouvernementales sur les nouvelles pratiques de pêche qu’ils jugeaient dangereuses pour les océans. Les gouvernements et le reste du monde ont oublié de les écouter. C’est infiniment obscène, non seulement de leur tourner le dos, mais de les mettre à la tâche pour décimer les bancs de poissons quand on sait que pendant plus de cent ans les pêcheurs ont, face à toutes les nouvelles technologies (comme l’invention du long-lining en 1860, de la pêche à filets maillants dans les années 1880, des chalutiers dans les années 1920 et 1930, etc.) alarmé les gouvernements, quémandé des lois et des régulations qui auraient permis des formes de durabilité. Les gouvernements tout comme les océanographes et les environnementalistes n’ont réussi qu’une chose : mettre en marche l’extinction des poissons comme celle des pêcheurs.

Hormis l’alternance des jours et des nuits, il n’y a aucune indication temporelle ; en même temps, le film, la citation du Livre de Job, l’usage du latin au générique, ne cessent de faire signe vers des temps archaïques ou apocalyptiques. Avez-vous voulu placer le film en dehors, ou au-delà d’une histoire ?
En mer, on ressent le temps différemment. On en perd toute notion. La nuit, le jour, tout cela n’a aucun sens. Mais, plus substantiellement, on se retrouve dans une temporalité étirée qui nous ramène à nos origines, ainsi qu’à notre fin. Nous, les humains, sommes hantés par la mer. Elle avale, dissout, renferme et recrache, parfois, des choses enfouies. Elle marque le passage du temps et elle l’efface. La mer est un seuil entre la vie et la mort, entre le dessus et le dessous. Elle purifie, elle est polluée. Le temps dont on parle, c’est celui des explorations, des expéditions, et donc des utopies perdues, des épaves, des marins noyés, des détritus humains. C’est donc un temps des inscriptions, de la cartographie, et pourtant rien n’a pu domestiquer la mer. Les profondeurs sont troublantes. Elles sont des réservoirs sans fin de mythes, d’histoires de sirènes, de créatures aussi monstrueuses qu’angéliques. Alors bien sûr, il n’y a rien d’étonnant à ce que ces résonances mythologiques et affectives nous renvoient à notre passé et à notre futur, car ce serait oublier qu’il y a juste quelques millions d’années nos ancêtres se sont glissés hors de l’eau pour s’exiler à terre. Ce serait oublier que nos poumons fonctionnent encore comme des branchies dans le liquide amniotique, et ce serait oublier qu’avec la pêche industrielle, le réchauffement de la planète, les pluies acides, le rejet des déchets – plus de plastique que de plancton – la mer est indissociable de notre futur, ou plus certainement de notre posthistoire. 

Le Leviathan, un monstre marin évoqué dans la Bible, a servi de métaphore tout au long de l’histoire de l’Occident. Pourquoi avoir choisi ce titre ? Quel est pour vous ce monstre que vous ne montrez jamais, mais dont on ne cesse de sentir la présence ?
Pendant la plus grande partie du tournage, Leviathan n’était qu’un titre provisoire. Un titre de travail. Nous détestons le sur-expliquer. En particulier parce que les dimensions allégoriques sont moins importantes que les relations analogiques. L’expérience viscérale d’être là, l’engagement avec un monde cosmique sont des sujets que le film évoque. Ce n’est pas notre rôle de formuler pour les spectateurs la série de registres symboliques qui sont en jeu. Ils varient d’un spectateur à l’autre. Certains se souviendront peut être de l’iconographie du serpent de mer chez les Sumériens, les Babyloniens, ou les anciens égyptiens. D’autres se souviendront du dragon, qui dans la littérature juive — le midrash et le Talmud — contemple ,les Sources de la Profondeur ; ou encore la terrifiante brillance des yeux du Léviathan telle qu’elle est décrite dans le livre de Job. Il y a des affinités chrétiennes entre Léviathan et Satan, il y a l’interprétation Thomiste regardant Léviathan comme le démon de l’envie ; il y a sa représentation comme gardien des portes de l’enfer dans le Dernier Jugement. D’autres bien sûr penseront au satanisme, à la démonologie, à Thomas Hobbes ou William Blake. Tous les monothéismes du monde ont conjugué divinité et jalousie, et l’on peut facilement postuler qu’ils sont à l’origine de la Loi du tiers exclu des logiciens formels. Mais l’art refuse catégoriquement l’injonction moderniste de penser sur le mode « Ou bien ou bien ». Ceci étant dit, il faut espérer que les spectateurs soient ici encouragés à penser aux nombreuses raisons pour lesquelles Leviathan, c’est Nous.

Leviathan est une expérience sonore particulièrement riche. Comment perceviez-vous l’importance du son ? Comment Ernst Karel a-t-il composé la bande-son ?
L’intensité sensorielle de la vie à bord est aussi acoustique que visuelle — en particulier parce que le moteur est si puissant qu’il rend toute tentative d’avoir une conversation intelligible vaine, et cela est vrai à l’extérieur comme à l’intérieur du bateau. Cela ne nous est donc jamais venu à l’esprit de ne pas accorder autant d’importance au son qu’à l’image. De bien des façons, le son est aussi moins codé, moins contrôlé que l’image, et donc moins réductible à un supposé sens. Il est plus évocateur, abstrait, il convoque l’imagination. On est tous les deux malentendants, et cela ne nous empêche pas d’avoir des opinions bien arrêtées sur le son. Mais pas autant que notre ami et collègue Ernst Karel qui est d’abord et avant tout un musicien remarquablement subtil, un phonographe horspair, un artiste sonore et un ingénieur du son aux oreilles délicates et exigeantes. Nous avons donné à Ernst Karel notre film avec notre premier montage son, c’est-à-dire une bande-son sur-modulée, ininterrompue, monotone, quelque part entre le punk-rock, le grunge et le heavy-metal. Nous savions que toutes ces dimensions esthétiques finiraient par exister dans la version finale, mais qu’en confiant le son à Ernst, il lui donnerait du relief, le rendrait multidimensionnel. Il nous a rendu un mixage en 5.1 plein de subtilités et de modulations. Jacob Ribicoff, à New York, a fait le mixage final et lui a apporté toute sa dimension cinématique.

Les images de Leviathan ont également donné lieu à plusieurs oeuvres, installations ou films qui ont été présentés à la Berlinale, en février, et en France prochainement. Comment concevez-vous ces différents lieux de projection ? Pourquoi avoir choisi de commencer par la salle de cinéma, et d’étendre ensuite ce travail en dehors de la salle ?
Léviathan fait en effet partie d’un projet plus large, Canst Thou Draw Out Leviathan with a Hook ?, qui consiste en différents portraits physiques et métaphysiques du monde océanique. Il décrit le travail de la pêche industrielle, et en cela s’inscrit dans une histoire longue de la transformation des gens de la mer en images photographiques et cinématographiques – David Octavius Hill, Robert Adamson, Robert Flaherty, John Grierson, etc. Pourtant notre travail résiste à la fois à l’idéalisation romantique et à l’anthropocentrisme de cette tradition, cherchant au contraire une relation moins sentimentale entre mondes humain et marin. Le projet comporte donc 4 parties, chacune s’interrogeant sur notre relation à la mer de façon singulière.
Pourquoi avoir choisi de commencer par la salle de cinéma ? Tout simplement parce que nous n’avons jamais eu l’idée a priori de faire des installations.
Toutes les images que nous montrons sont des images non sollicitées et découvertes durant le montage du film. Des images qui nous ont hanté, à tel point que nous avons fouillé le film, passé au crible ses 130 500 images, une à une, pour en sortir 646 images que nous appelons des Esprits. Car ce sont des apparitions dont il est question — soldats, marins, guerriers, esclaves, monstres, serpents, bêtes, squelettes, démons. Ces apparitions nous renvoient non seulement à une archéologie de l’océan, mais aussi à une archéologie de l’image. C’est ce que nous faisons dans He Maketh a Path to Shine After Him ; One Would Think the Deep to be Hoary où nous projetons silencieusement des images sous-marines à 1/50 de la vitesse à laquelle elles ont été enregistrées, révélant un univers au seuil de la perception humaine. Dans Spirits Still les images ont été saisies dans l’ephémérité de la vidéo et sont exposées comme des “captures”. La dernière installation, The Last Judgement, réclame une certaine grandeur. C’est une vision apocalyptique du mélange vertigineux de la mer et du ciel.

Le parcours semble donc normal, la salle de cinéma parce que nous travaillions à cela, et, comme si Leviathan était lui-même une sorte de mer recelant des trésors cachés dans les interstices des images, il nous a conduit hors des salles. On veut que le film soit accompagné par ses fantômes. C’est la moindre des choses.