Film soutenu

Saudade

Katsuya Tomita

Distribution : Alfama Films

Date de sortie : 31/10/2012

Japon - 2012 - 2h47 - dcp - 1.85

A Kôfu, dans la préfecture de Yamanashi, Seiji travaille sur des chantiers. Il sympathise avec Hosaka tout juste revenu de Thaïlande. Ensemble, ils passent leurs soirées dans les bars en compagnie de jeunes Thaïlandaises. Sur un chantier, ils rencontrent Takeru, membre du collectif hip-hop de la ville, Army Village. Touché par la crise économique, ce dernier chante son mal-être et sa rage contre la société.
Lors d’une battle de rap, Takeru et son collectif affrontent un groupe de Brésiliens aux origines japonaises. Commence alors une “bataille des mots” sur fond identitaire.

Montgolfière d’Or 2011 – Festival des 3 continents (Nantes)
Compétition officielle – Festival de Locarno 2011 

FICHE ARTISTIQUE
Tsuyoshi Takano
Hitoshi Ito
Dengaryu (from stillichimiya)
Deejai Paweena
Ai Ozaki
Chie Kudo
Dennis Oliveira de Hamatsu
Ieda de Almeida Hamatsu
Yusuke Noguchi
Shinji Murata
Tomohito Nakajima
Yota Kawase
stillichimiya Young-G, Big Ben, MMM, PONY, mestar, KTY, maro
Fabio Yuji Mori
Fabio Shimazaki
 

FICHE TECHNIQUE
Réalisateur Katsuya Tomita
Scénario Toranosuke Aizawa, Katsuya Tomita
Montage Katsuya Tomita, Yoshiko Takano
Photographie Yoshiko Takano
Son Iwao Yamazaki
Produit par KUZOKU

Katsuya Tomita

Après le lycée, Katsuya Tomita travaille comme ouvrier et chauffeur routier, investissant ses économies pour réaliser des films dans sa ville natale dans lesquels il fait jouer ses amis. Son troisième film Saudade (2011) ainsi que Bangkok Nites (2016), son quatrième film sur le post-colonialisme, tourné en Thaïlande et au Laos avec des locaux, sont invités au Festival de Locarno. Son film Tenzo est sélectionné en séance spéciale lors de la 58e Semaine de la Critique.

Avec l’aimable autorisation de Zoom Japon

Saudade est un film qui explore une face méconnue de la société nippone

KAKAMATSU Kôji, l’enfant terrible du cinéma japonais, nous expliquait au moment de la sortie de son docu-fiction United Red Army (Jitsuroku Rengo Sekigun: Asama sanso e no michi, 2008) qu’il était de plus en plus difficile de produire des films de qualité et que pour parvenir à filmer ce qu’il lui plaisait, il en était arrivé à hypothéquer ses biens. TOMITA Katsuya a quant à lui été obligé de faire des petits boulots pour financer Saudade, l’une des sorties les plus intéressantes de cet automne 2012 et
l’une des productions nippones les plus fortes de ces dernières années. Tourné en HD, ce film de plus de deux heures est un voyage au coeur d’un Japon comme on ne l’imagine guère en Europe où l’on a tendance à imaginer la société nippone sans aucune aspérité. Le Japon de TOMITA, c’est un univers urbain qui se déshumanise à vitesse grand V, donnant naissance à un mal-être qui s’exprime dans la musique, le rejet de l’autre et la violence. On est donc bien loin de l’époque où la quasi totalité des Japonais estimaient appartenir à la classe moyenne. On découvre que la précarité est devenue une
norme et que les “étrangers”, en l’occurence des descendants de Japonais arrivés massivement dans les années 1980 pour travailler dans les usines automobiles, n’ont plus leur place. Pour interpréter les personnages de son histoire, TOMITA a fait appel à des comédiens dont le jeu accentue encore davantage le caractère presque documentaire de cette fiction. A la différence du cinéma indépendantdes années 1960-1970 qui avait tendance à déformer la réalité, celui de TOMITA Katsuya cherche à la mettre en valeur qu’elle soit belle ou moche. Une sorte de cinéma vérité dans lequel on sent toute la hargne d’un cinéaste talentueux et prêt à prendre des risques. O. B.


Entretien avec Tomita Katsuya et le scénariste Aizawa Toranosuke.

Entièrement auto-produit, Saudade commence dans une langueur toute brésilienne et nous entraîne peu à peu dans l’univers fermé des immigrés sur fond de hip-hop et de bruits de marteaux piqueurs. Le nouveau film de TOMITA Katsuya au titre plein de mélancolie a été présenté dans plusieurs festivals européens. Le long de la Nationale 20, qui relie Tôkyô à la préfecture de Yamanashi, les personnages, aussi réels dans la vie qu’à l’écran, évoluent dans une ville de campagne transformée en centre commercial où leurs seules alternatives de travail sont les chantiers, les bars à hôtesses et le pachinko [jeu électronique qui consiste à faire glisser des billes de fer]. A travers le destin d’Amano, un jeune rappeur qui remplit des sacs de sable et tourne sa frustration contre les immigrés, on découvre la vie des nikkei, les Nippo-Brésiliens, descendants de Japonais de la troisième génération.
Dans le huis-clos d’une ville fantôme aux rideaux de fer toujours descendus, il y a aussi les filles thaïs embauchées dans des “pubs” pour concurrencer les bars à hôtesses made in Japan. En abordant le thème de l’immigration féminine, TOMITA nous fait pénétrer dans le monde flottant du mizu shôbai ou “commerce de l’eau”. Il fait ainsi un pied de nez à l’univers glauque du business de la spiritualité à travers un trafic d’eau de source qui “désintoxique” . Pris au piège dans les zones grises d’un système où ils resteront toujours des marginaux, les personnages vont se croiser sans jamais vraiment se comprendre. De la nostalgie du pays natal à la haine de l’étranger, Saudade se savoure comme un bon morceau de hip-hop, “un cocktail où se mêlent le sang, les larmes et la sueur”.

Saudade se déroule dans votre ville natale de Yamanashi, est-ce-qu’elle est particulière au Japon ?
Tomita Katsuya : Non, l’histoire aurait pu se passer dans n’importe quelle autre petite ville. Le décor y est le même, l’histoire aussi. La vie sociale des campagnes s’est organisée autour de la voiture il y a longtemps, mais depuis le milieu des années 90, avec la pression des Etats-Unis et la globalisaton,certaines loisqui jadis empêchaientla construction tous azimuts ont étéabrogées. Cela aentraîné un changement radical dans le paysage rural. Les grands centres commerciaux le long des routes se sont developpés et les quartiers autour desgares, jadis pleins de vie, se sont transformés en espaces fantômes.

Vos acteurs interprètent presque tous leur propre quotidien et vivent dans cette ville, vous vous connaissiez tous avant le film ?
T. K. : Oui, les deux personnages de Seiji et Bing sont de vieux camarades de classe. Ils continuent à travailler dans les chantiers. Le rappeur Dengaryû qui joue Amano est aussi un “freeter”, un travailleur à temps partiel, tout comme AIzAwA ! Moi-même, je voulais devenir musicien de punk rock, mais ça n’a pas marché. Du coup, je suis devenu camionneur. D’ailleurs je continuais à exercer ce métier pendant le tournage de mon film, jusqu’au jour où on m’a temporairement retiré le permis. J’étais trop fatigué et je me suis fait flasher par un radar.

Au Japon, la situation du cinéma indépendant est-elle vraiment critique ?
T. K. : Oui, c’est de pire en pire. Contrairement à la France, il n’existe pas de subventions pour les auteurs indépendants et les artistes en général. 
Aizawa Toranosuke : En fait, on vous aide seulement si vous êtes connus ! Cela nous a obligé à nous autofinancer et cela a été très difficle.
T. K. : Mais grâce à la présentation du film à l’étranger, nous avons été vraiment récompensés de nos efforts. Je pense que les artistes doivent utiliser tous les moyens qu’ils ont pour se faire connaître, sans rien attendre de personne.

Pouvez-vous nous parler de l’histoire des Nikkei, les Nippo-Brésiliens ?
A. T. : L’émigration des Japonais au Brésil a commencé il y a environ 100 ans, sous la restauration de Meiji. A l’époque, le Japon était pauvre et c’est avec la bénédiction du gouvernement qu’environ 800 japonais sont partis. En fait, ils se sont devoués pour la patrie et se sont exilés dans l’espoir de revenir un jour au Japon. A l’époque, le Brésil était très prospère. Ils se sont implantés dans la région de São Paulo et ont travaillé dans les plantations de café. Petit à petit, ils se sont mis a leur compte, ont acheté des terres et fondé des familles. Ensuite, la donne a changé et le Brésil est entré en récession.
Dans les années 1990, le Japon de la bulle économique avait besoin de main-d’oeuvre jeune. Les Nikkei de troisième génération ont pu revenir au Japon grâce à un visa spécial, mais ils ont été ostracisés par une société qui avait oublié l’histoire et les a traîté comme des opportunistes. 

Dans Saudade, il y a le cas de cette jeune fille nippothaï qui est confrontée au choix de sa nationalité, le Japon ne reconnaissant pas la double nationalité…
T. K. : Non, les descendants de Japonais doivent choisir à partir de 22 ans, ce qui les contraint à abandonner une de leur nationalité. Le Japon est un pays insulaire très puriste. On est Japonais ou on ne l’est pas ! Je trouve que cette manière de penser est arriérée et complètement puérile. Pour les non-descendants de Japonais, c’est encore pire et très peu de gens peuvent obtenir un visa de travail.
A. T. : Oui c’est très hypocrite. Les Chinois par exemple n’entrent pas au Japon comme travailleurs, mais comme “stagiaires”. Les nikkei entrent comme “descendants de Japonais” etc. Mais tout le monde sait que le Japon les accueille seulement parce qu’il a besoin de main-d’oeuvre.

Y a-t-il beaucoup de filles originaires d’asie du Sud-Est qui immigrent au Japon ?
T. K. :
 Oui, il y a d’abord eu le boom philippin dans les années 1980. C’était essentiellement des filles qui pouvaient entrer avec un visa “danseur-artiste”.
Comme pour les nikkei, on s’est attaché à donner une appellation neutre voire flatteuse au visa même si l’on savait que ces filles étaient embauchées dans les bars d’hôtesses ou qu’elles finissaient dans des réseaux de prostitution. Après, il y a eu le boom des Thaïs dans les années 1990. A cette époque, la femme japonaise occupait une place plus grande dans la société et se montrait de plus en plus indépendante. Beaucoup d’hommes se sont alors tournés vers les filles d’Asie du Sud-Est plus fragiles en apparence et plus expressives sur le plan des sentiments.

Vous évoquez aussi le pachinko dans votre film. Est-ce que ce jeu constitue un phénomène social inquiétant à vos yeux ?
T. K. : 
Les salles de pachinko sont implantées partout. Officiellement, elles offrent aux gagnants que des lots comme des paquets de cigarettes, car les jeux d’argent sont interdits au Japon. Mais les habitués savent que les lots peuvent être échangés contre de l’argent dans des boutiques annexes. Il existe donc une espèce de zone grise. A la base, le pachinko n’était qu’un jeu de hasard auquel les enfants pouvaient jouer et gagner des chocolats ou des jouets. Mais le problème se pose quand le jeu devient une addiction. Le matin, des gens attendent devant l’entrée comme s’ils pointaient au bureau. Ce sont surtout des femmes au foyer qui sont devenues des pros du pachinko. Elles sont tellement prises par le jeu qu’elles oublient tout. Il y a eu des drames terribles, où des jeunes enfants sont morts de chaleur dans des voitures pendant que leur mère passait la journée dans les salles de pachinko.

Le film se termine dans la violence, est-ce le reflet de la société japonaise? Qu’aurait-il fallu pour amener une fin différente?
T. K. : La fin est inspirée d’un fait divers qui s’est déroulé dans la préfecture de Kanagawa [au sud de Tokyo] C’est un cas isolé de violence ethnique, mais qui  peut tout à fait se reproduire au Japon. Dans ce sens, Saudade est une fiction basée sur la réalité. Le film a aussi pour ambition d’apporter une vision future du Japon. Dans le film, le personnage d’Amano tombe peu a peu dans un délire de persécution à cause de sa situation de renégat et l’absence de communication avec ceux qu’il croit être ses ennemis. Si par exemple, le groupe de rap d’Amano et celui de Dennis le Nippo- Brésilien s’étaient produits sur la même scène, je pense que le dénouement aurait été bien différent.

Quelle image avez-vous de l’immigration en France ?
T. K. :
 Je garde l’image de Zidane qui donne un coup de tête en pleine finale de la Coupe du monde de football en 2006 à un joueur qui l’avait provoqué. Peut-être que cela n’avait pas de rapport direct avec son identité algérienne, mais pour nous les Japonais, cet incident nous a beaucoup impressionnés. Pour ma part, j’ai ressenti la profondeur d’un problème lié à la condition des immigrés en France. Ici au Japon, on parle en ce moment des îles de Takeshima et de Senkaku qui sont revendiquées respectivement par la Corée du sud et la Chine. Il n’est pas du tout impossible que ces conflits territoriaux se transforment un jour en des problèmes ethniques.

Le film a été tourné avant la catastrophe nucléaire de Fukushima, vous étiez au Japon à ce moment-là ?
T. K. : Oui, nous sommes partis à Fukushima presque tout de suite. Il fallait qu’on se rende compte de la situation par nous-mêmes. La zone interdite des 20 kilomètres était encore accessible et cela a été un énorme choc. On était très en colère. En plus, les médias préféraient envoyer des pigistes ou faire des interviews par téléphone plutôt que d’envoyer leurs journalistes sur place, tout en soutenant que la population de Fukushima ne risquait rien. Je me demande toujours qu’est-ce que je fous encore au Japon ! (rires)

PROPOS RECUEILLIS PAR ALISSA DESCOTES-TOYOSAKI


Dengaryû, plus vrai que nature TAMURA Takashi alias Dengaryû  interprète Amano dans le film. Dengaryû, rappeur à la verve amère.

Dans vos chansons, vous abordez les thèmes du pouvoir, la mécanisation de la société. Que pensez-vous par exemple de l’immigration ?
TAMURA Takashi  :
 Avant Saudade, je ne connaissais même pas de Nikkei. Même dans les petites villes comme Kôfu, je n’ai pas eu l’occasion d’en rencontrer. C’est ça la réalité des immigrés au Japon : on ne se mélange pas. On a commencé à sympathiser avec Dennis et les autres Nikkeimais ils sont tous repartis chercher du travail au Brésil ou autre part au Japon. Même la Thaï est repartie. La réalité dépasse la fiction!

Vous avez composé une chanson qui s’intitule Route nationale 20 comme dans le film de TOMITA. Est-ce un hasard ?
T. T. : Oui. On s’est apercu qu’on avait pas mal de points communs. Cette route qui est devenue le passage obligé des gens de la région est le symbole pour nous de la “fast-foodisation” de la société. L’uniformisation des prix et des lieux a entraîné la destruction de l’économie locale.

Lors de votre dernier concert à Tôkyô, vous avez projeté des vidéos prises lors des manifestations antinucléaires organisées devant la résidence du Premier ministre. Y avez-vous participé ?
T. T. :
 Non, notre forme de participation est plus artistique. Je pense que c’est bien de faire de l’action directe, mais je crois que ça ne va pas durer. Les manifs ont atteint un pic de 300 000 personnes, ce n’était pas arrivé depuis 40 ans. Les organisateurs essaient de faire ça sur la durée. Mais les gens se lassent et oublient vite. On peut néanmoins continuer à agir au niveau individuel, en parlant à ses enfants et autour de soi. Je pense que c’est là où se situe la force des Japonais. Ils ont une force d’endurance hors du commun, et beaucoup de sang-froid. A l’étranger, on pense peut-être qu’on est peu réactif après un accident pareil, mais franchement, je ne souhaite pas voir les Japonais trop s’énerver ! Car si tout le peuple japonais se met en colère, ça risque de tourner au film d’horreur !

PROPOS RECUEILLIS PAR A. D.-T.