Recherche et Développement

Editos, Exploitation

Edito – février 2023

Dans l’hexagone, la fréquentation des salles de cinéma a atteint 152 millions d’entrées en 2022. Si ce résultat est en retrait de -28,6% par rapport à 2019 et de -26,9% par rapport à la moyenne historiquement élevée des exercices 2017 à 2019, il intervient dans une année atypique, avec, d’une part, la persistance d’une importante vague épidémique et des contraintes sanitaires maintenues jusqu’au printemps et, d’autre part, une offre de films porteurs qui n’était pas encore équivalente à celle des années pré-Covid. Malgré les difficultés, la fréquentation a renoué progressivement avec les niveaux d’avant crise et les salles ont retrouvé les trois quarts de leur public (avec, certes, de réelles disparités). Une dynamique qui, malgré le pessimisme ambiant et les mauvais procès que l’on a fait au cinéma français, montre l’attachement des Français.e.s à l’expérience collective qu’offre la salle de cinéma. Après un mois de septembre historiquement bas, les mois d’octobre, de novembre, puis de décembre – malgré la Coupe du Monde de football, et les intempéries – ont montré que le public savait se mobiliser lorsque l’offre de films était de retour. Il est à noter qu’en 2022, l’offre de films américains est restée relativement faible avec 69 films sortis (78 en 2021), contre 127 films en moyenne chaque année sur la période 2017 à 2019. Même si ce sont tout de même 10 d’entre eux qui squattent les 10 premières places du Box-Office – avant que Qu’est-ce qu’on a tous fait au Bon Dieu ? ne pointe son nez -, cela a néanmoins laissé un boulevard aux films français qui, comme en 2021, ont tiré leur épingle du jeu dans toute leur diversité. 

Le mois de janvier 2023 a confirmé ces tendances et l’on constate qu’un peu partout le public retrouve tranquillement le chemin des salles et renoue avec la curiosité qui nous préserve des formatages. Néanmoins, ces relatifs bons résultats ne doivent pas masquer deux phénomènes inquiétants : 

– En 2022, 30 films réalisent plus d’un million d’entrées et 16 plus de deux millions d’entrées. Si le niveau est plus élevé qu’en 2020 et 2021, il reste très inférieur à celui observé avant la crise : 51 films à plus d’un million d’entrées, en moyenne, chaque année et 22 à plus de deux millions. Deux films réalisent plus de cinq millions d’entrées en 2022. Le déficit de fréquentation observé en 2022 par rapport à la moyenne 2017 à 2019 s’explique ainsi en partie par le manque de titres porteurs.

– Parallèlement, on constate le manque toujours alarmant de spectateurs pour les films indépendants et/ou Art et Essai de toutes nationalités dont l’exposition a été inégale, parfois concurrentielle ou appauvrie tant en termes de diversité que de durée de présence sur les écrans. Pour les distributeurs, comme pour les salles art & essai indépendantes, 2022 aura encore été une année périlleuse. Les statistiques présentées par le CNC lors des premières Rencontres professionnelles Recherche & Découverte, organisées conjointement par le GNCR et l’ACRIF en janvier au Méliès de Montreuil, sont très révélatrices de phénomènes déjà constatés : s’agissant de la catégorie de films qui nous intéresse plus particulièrement, l’offre a davantage été impactée par la crise sanitaire, mieux programmée en première semaine d’exploitation (avec plus d’établissements) mais moins bien exposée (avec nettement moins de séances) ; la fréquentation des film RD a également été très impactée par la crise sanitaire, de façon encore plus sensible que la baisse observée sur l’offre de séances et davantage que les films Art & Essai et l’ensemble du marché ; enfin, comme on peut l’imaginer, même sur cette catégorie de films, les entrées sont très largement captées par les films aux combinaisons de sortie plus larges, avec, paradoxalement, de belles performances enregistrées par les films aux plus petites combinaisons (mais sont-elles réellement significatives ?).

Les chiffres publiés quelques jours plus tard par l’Observatoire de la Diffusion du CNC (portant sur l’année 2021 et les trois premiers trimestres de 2022) n’ont malheureusement pas démenti les inquiétudes que nous avions manifestées à plusieurs reprises d’une concentration de plus en plus accrue des films dans les salles, un petit nombre d’entre eux trustant la grande majorité des écrans et occultant une part considérable de la production indépendante ou issue de cinématographies peu diffusées, celles qui entrent dans la catégorie de films que nous défendons. Le plus alarmant et le plus affligeant, c’est que la concentration en œuvre est encore plus accrue sur les films porteurs « art & essai » et que ces derniers contribuent très largement à cannibaliser le marché et à phagocyter la diversité/pluralité. Comment continuer à aiguiser la curiosité du public si l’espace ouvert à la possibilité de l’expérimentation et de la découverte, du trouble et de l’étonnement, du risque que l’on prend les yeux ouverts se réduit à peau de chagrin ? Où pourra-t-on encore courir ce risque si l’échec est prohibé ? 

Lors de nos Rencontres professionnelles de janvier, des débats passionnants et enthousiasmants ont eu lieu sur l’éditorialisation des salles Recherche, sur le rôle déterminant qu’elles jouent dans la défense et le maintien d’une production de films exigeants, singuliers et novateurs, ce rôle de salles « laboratoires » que, dans d’autres secteurs, on qualifierait de « recherche et développement ». Mais si rien n’est fait pour valoriser leur travail et encourager l’ensemble de la filière indépendante à financer des prototypes, innover, chercher de nouveaux langages, valoriser la recherche et le développement, permettre l’éclosion de jeunes auteurs, c’est tout un écosystème particulièrement vulnérable que l’on sera bien en peine de préserver. Et ce ne sont certainement pas les plateformes qui prendront le relais. Endettée jusqu’au cou et asservie à la bourse, la plateforme au grand N, pour ne citer qu’elle, est condamnée à faire du chiffre et à ne quasiment plus prendre de directions créatives qui risqueraient de lui faire perdre le chemin de l’audience. La rentabilité à tout prix, c’est la proscription de l’échec et c’est incompatible avec « la recherche et le développement ». Pas de place pour l’expérimentation : le grand ordonnateur c’est l’algorithme et le formatage qu’il impose, toujours gagnant en fin de journée, au mieux en fin de saison.  Les créateurs n’en sortiront pas gagnants. 

D’autant qu’un jour, qui n’est pas si loin, les plateformes parviendront à s’affranchir complétement d’eux. Aujourd’hui déjà, grâce à l’intelligence artificielle et à un logiciel révolutionnaire – ChatGPT – qui fait fureur chez les étudiants, notre ordinateur est capable, nourri de quelques mots-clés, de générer du texte, des dissertations, voire même d’inventer des poèmes en plagiant Victor Hugo ! Pourquoi n’écrirait-il pas des romans, des plaidoiries, des critiques – des bonnes qui ne soient pas réservées aux seuls « navets prétentieux » mais aussi aux films de la reconquête produits par Jérôme Seydoux – voire même des scénarios !? Et, vu que l’IA générative est capable aussi d’engendrer des sons, des images et de la vidéo, pourquoi ne pas lui confier l’ensemble de la production !? Demain, c’est dans une réunion d’actionnaires, dans un algorithme ou un chatbot amélioré que se décideront la valeur et la postérité d’une œuvre ! Et certainement pas dans une revue spécialisée ni au sein du CA d’un quelconque groupement dédié à la recherche et à la découverte. Beaucoup trop humain ! 

D’ici-là, intéressez-vous et intéressez vos spectateurs et spectatrices aux œuvres, encore nombreuses et éclectiques, que le CA du GNCR a décidé de soutenir ou recommander pour les semaines à venir : LE RETOUR DES HIRONDELLES, LUCIE PERD SON CHEVAL, LA ROMANCIERE, LE FILM ET LE HEUREUX HASARD, DES GARÇONS DE PROVINCE ou encore TRACES. Nos journées de janvier, auxquelles vous avez été nombreux et nombreuses à participer, soulignent à quel point nous sommes encore capable de nous mobiliser collectivement et de continuer à défendre une certaine idée du cinéma avec la ferveur et l’ivresse des passions ! 

Gautier Labrusse
Président du Groupement National des Cinémas de Recherche