Nam et Viêt s’aiment. Tous les deux travaillent à la mine de charbon, à 1000 mètres dans les profondeurs de la terre. Alors que Nam rêve d’une vie meilleure, un mystérieux chaman lui promet de retrouver la dépouille de son père, soldat disparu lors de la guerre du Vietnam. Avec sa mère, et l’aide de Viêt, il se lance dans cette quête, pour retrouver les fantômes du passé.
Sélection Officielle – Un Certain Regard – Festival de Cannes 2024
Nam Viet Phąm Thanh Hài & Đào Duy Bào Đįnh • Hoa Nguyên Thį Nga • Ba Lê Viêt Tųng
Écrit et réalisé par Tru’o’ng Minh Quý • Produit par Bianca Balbuena & Bradley Liew (Epicmedia Productions, Inc – Philippines) • Co-produit par Lai Weijie (E&W Films, Singapour), Marie Dubas (Deuxième Ligne Films, France), Lorna Tee & Joost de Vries (An Original Picture,Pays-Bas), Stefano Centini (Volos Films Italia, Italie), Christian Jilka (Scarlet Visions, Allemagne), Nguyen Thi Xuan Trang (Lagi Limited, Vietnam) • Producteurs exécutifs Alex C. Lo (Cinema Inutile, USA), Glen Goei (Tiger Tiger Pictures), Teh Su Ching (Purple Tree Pictures), Chi K Tràn, Anthony De Guzman • Producteurs associés Elizabeth Wijaya, Mai Nguyen, Loy Te • Directeur de la photographie Son Doan • Chef décorateur Tru’o’ng Trung Đąo • Montage par Félix Rehm • Design et mixage sonore Vincent Villa
Tru’o’ng Minh Quý
Tru’o’ng Minh Quý est né à Buon Ma Thuot, une petite ville des hauts plateaux du Vietnam. Ses récits et ses images, entre documentaire et fiction, entre l’intime et l’universel, se nourrissent des paysages de son pays natal, et sont directement inspirés de ses souvenirs d’enfance et du contexte historique au Vietnam.
Il est diplômé de l’Asian Film Academy en 2012. Ses films et courts-métrages précédents ont été sélectionnés dans plusieurs festivals internationaux tels que Locarno, New York, Clermont-Ferrand, Oberhausen, Rotterdam, Busan, Les Rencontres Internationales Paris & Berlin. Il a remporté le principal prix artistique de la 20ème édition de VideoBrasil à Sao Paulo en 2017.
Son deuxième long métrage, The Tree House, a été présenté en avant première au 72ème Festival du film de Locarno (compétition Filmmakers of The Present), et reçut les éloges de la critique internationale : «Parmi les trois meilleures avant-premières du festival» Mubi «Ode singulière et envoûtante à la mémoire et au cinéma» The Film Stage
Le film fut ensuite présenté au 57ème Festival du Film de New York, à la Viennale, au Festival des 3 Continents (en Compétition), au Festival international du film de Rotterdam (Bright Future Main Program), au CPH : Dox (Artist & Auteur), au Festival international du film de Göteborg, etc. En 2021, il réalise un film en français Les Attendants, qui fut nominé à la Berlinale pour l’Ours d’or des courts métrages.
En 2024, Quý présente son troisième long métrage, Viêt and Nam, dans la catégorie Un certain regard du Festival de Cannes.
LONGS MÉTRAGES
2024 Viêt and Nam
2019 The Tree House
2016 The City Of Mirrors : a fictional biography
COURTS MÉTRAGES
2021 Les Attendants
2017 The Sublime of Rectum
2016 How Green The Calabash Garden Was
2015 The City Of Mirrors
2014 Mars In the Well
2013 Someone Is Going To Forest
Entretien avec Trúo’ng Minh Quý
Le 23 octobre 2019 à Essex, 39 migrants vietnamiens ont été retrouvés morts dans un camion réfrigéré. En dépit du développement économique du pays, la question de l’exil et de l’émigration reste toujours contemporaine en ce qui concerne le Vietnam. Dans quelle mesure cet événement a été à l’origine de Viêt and Nam ?
Il y a plusieurs points de départ pour Viêt and Nam, et cet événement en fait partie. À cette période je vivais en Belgique, et c’est l’endroit où, précisément, ces personnes sont montées dans le camion qui allait arriver plus tard au Royaume-Uni. J’avais un sentiment très étrange, parce que tout ça se passait près de moi. C’était surréaliste et ça m’a questionné par rapport à ma condition de Vietnamien résident provisoirement en Europe. Durant cette période, l’hiver 2019, j’étais entre la Belgique et la France. Loin du Vietnam et à la suite de cette tragédie, j’ai eu envie de préparer un film sur la question du foyer et de l’exil, que j’ai déjà pu explorer dans mes précédents travaux documentaires.
Comment considérez-vous Viêt and Nam par rapport à vos films précédents ? Quelle place occupe-t-il ?
Ce n’est pas évident. Quand on me demande de décrire mon film, je ne sais pas par où commencer, parce qu’il y a beaucoup de récits dans Viêt and Nam. Parce que le film rassemble énormément de choses de ce que l’on peut imaginer à propos du Vietnam. D’une certaine manière, quelqu’un qui chercherait à voir un film vietnamien ne serait pas surpris par ce qu’il contient, par exemple la question du traumatisme de la guerre. Mais je voulais justement faire ce film – cela fait sens pour moi, du moins – afin de me « libérer » du Vietnam. De m’en défaire. En tant que cinéaste ayant grandi au Vietnam, je me considère privilégié et chanceux, et en même temps mes origines sont aussi une sorte de fardeau : on porte épaules, et on essaie de s’en détacher. Dans le même temps, lorsque nous réalisons des films après avoir vécu en Occident, on ressent aussi le besoin de raconter notre histoire. Au fond de nous-mêmes, on se sent obligés de raconter l’histoire de notre pays, mais en tant qu’artistes, on veut être libres… En faisant Viêt and Nam, je voulais aborder des sujets propres au Vietnam pour m’en libérer. Dorénavant, je me sens libre et je ne ressens plus le besoin de faire quoique ce soit à ce propos. C’était une manière de gagner ma liberté de cinéaste.
The City of Mirrors témoignait déjà d’un lien étroit entre la matière filmique et la remémoration de souvenirs personnels et familiaux. Dans The Tree House, le personnage central était un cinéaste. Viêt and Nam est aussi un film sur la manière dont nous interagissons avec notre passé, et plus spécifiquement avec notre histoire familiale. Est-ce une question qui vous hante ?
Oui. Plus précisément la question du foyer et des lieux où nous vivons et habitons, celle de nos conditions d’existence et de l’« être-là ». J’ai toujours été très attentif à ça. Je crois que ça vient de l’endroit où j’ai passé mon enfance : j’ai grandi dans une maison d’une petite ville de province qui était en permanence sous la menace d’un programme de démolition. Elle a été détruite il y a trois ans maintenant. Moi et ma famille, on a du vivre dans un état d’attente pendant des années. On vivait avec la crainte de devoir partir à tout moment. Quand vous vivez dans cet état-là, vous savez qu’à tout moment votre vie telle que vous la connaissez peut s’arrêter. Cela rend nostalgique même au présent, avant que la démolition soit effective, puisque l’on vit avec l’idée d’une disparition prochaine. C’est sans doute la raison pour laquelle je suis autant animé par la question du passé et des traces qu’il nous laisse.
Du Nord vers le Sud, le voyage de Viêt et Nam suit la trajectoire du Front national de libération du Sud Vietnam durant la guerre…
Oui, et le personnage qui guide Viêt et Nam est un vétéran. Ils le suivent sur les lieux que lui et le père de Nam ont traversé durant la guerre. Suivre les traces du passé implique d’en reproduire le mouvement. Cela a aussi à voir avec la structure du film, qui fonctionne avec des échos. La deuxième partie, où Viêt et Nam se lancent à la recherche de la dépouille du père défunt, est une sorte de « re-enactment », de rejeu. Cela renvoie aussi aux répétitions auxquelles les deux personnages participent en amont de l’exil de Viêt, lorsqu’ils entrent dans un conteneur comme s’ils allaient prendre la mer. Ce recours au re-enactement vient du fait que je ne voulais rien montrer du passé comme du futur, mais seulement le présent. J’ai grandi principalement avec une connaissance de la guerre qui venait du cinéma. Mais j’avais accès aux deux « côtés » : d’une part les films vietnamiens sur la guerre, qui sont des films de propagande, et d’autre part les films occidentaux, principalement hollywoodiens. J’ai donc toujours eu un double regard : je regardais les deux, même si je préférais, enfant, regarder les films américains, qui étaient plus divertissants. Quoiqu’il en soit, je ne considère pas avoir assez d’autorité pour juger de ces deux perspectives, quand bien même je suis vietnamien. Je n’ai pas pris part au conflit et je viens d’une famille qui n’a pas pris parti durant la guerre. Mon regard correspond surtout à celui de quelqu’un qui veut essayer de comprendre le passé, sans porter de jugement particulier. Je m’intéresse à cette question sans être un spécialiste, en m’inspirant simplement de livres ou d’autres films. Dans Viêt and Nam, il y a d’ailleurs plusieurs scènes et images qui s’inspirent de films de guerre issus des deux côtés : certaines séquences font directement référence à des films hollywoodiens, comme celle du coup de feu sortant d’un trou dans la roche, qui fait écho à la vision que l’on aurait d’un tir venant d’un bunker lors du débarquement de la Seconde guerre mondiale dans Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg ; d’autres séquences renvoient à des films de propagande, comme la toute dernière scène, où les deux personnages se tiennent dans les bras à l’intérieur de la mine, qui cite Dat Me (Motherland), un film de propagande vietnamien réalisé en 1980 par le Vietnam Feature Film Studio (VFS). J’ai d’ailleurs réalisé un film de found footage, Death of Solider, rassemblant plein d’images sur le sujet, parmi lesquelles de nombreux extraits de films de propagande.
Est-ce commun, au Vietnam ou dans le cinéma vietnamien, de mettre en scène la guerre ou d’y faire directement référence comme vous le faites ?
Non, pas du tout. Et c’est probablement un problème. Viêt and Nam est un film post- guerre, qui interroge les traumatismes et ce qui suit la guerre, par exemple les cérémonies de voyance, très courantes et populaires dans le Nord Vietnam, où beaucoup de famille font appel à des voyants pour chercher ou rendre hommage aux disparus. Par ailleurs, la confession du vétéran à la fin du film serait impossible dans le cadre d’un film de propagande. J’ai eu la chance de faire ce film librement. Je n’ai aucun compte à rendre, aucune obligation ni aucun engagement envers un camp. Je voulais m’intéresser à l’impact émotionnel de la guerre par les moyens du cinéma, ni plus ni moins.
À propos de votre mise en scène, Viêt and Nam montre la relation conflictuelle entre dessous et dessus, souterrain et surface, intérieur et extérieur, comme une confrontation métaphorique entre ce qui est vivant et ce qui est mort. Les deux personnages travaillent dans une mine et on pourrait résumer leur geste à celui d’une exhumation du passé…
Oui, je crois que j’aime l’idée d’une dualité générale des choses, avec la perspective de la dépasser. Dans ce film comme dans mes précédents, il y a toujours cette concurrence entre deux choses : ici le foyer et la mine, la surface et les souterrains, mais aussi la montagne et la mer. Le processus d’exhumation implique de faire remonter ce qui est sous terre et Viêt and Nam montre deux personnages qui cherchent quelque chose au fond de la terre : du minerai ou un corps. En parallèle, c’est l’histoire d’un personnage qui veut quitter la terre pour aller en mer…
On peut également penser à la partition du titre, Viêt and Nam, voire à celle du pays, avec le Nord et le Sud. Mais cela concerne surtout la structure du film, coupé en deux, avec le titre au milieu. À quel moment cette structure duale vous est-elle apparue ?
Au départ, le scénario était très linéaire. La structure en deux parties a été trouvée durant le montage. Lorsque l’on a écrit, on n’a pas tout de suite choisi cette bipartition : il fallait que les images nous apparaissent pour que cela s’impose plus nettement à nous. C’est même à la toute fin du montage que l’on a décidé d’adopter cette structure.
Viêt and Nam peut aussi être décrit très simplement comme un mélodrame, une histoire d’amour entre deux hommes qui ont des aspirations différentes…
Je ne voulais pas réaliser un film spécifiquement sur les relations homosexuelles, comme le font beaucoup de récits très stéréotypés. Dans le film, c’est quelque chose d’assez banal et normal. On ne questionne pas leur amour. Mais c’est indéniablement un point central de Viêt and Nam. En réalité, c’est toujours difficile d’être gay bien qu’au Vietnam, les relations homosexuelles sont relativement acceptées. Il est par exemple possible de montrer son affection en public sans être menacé ou agressé. Le problème vient plus de la manière dont, en tant qu’homme gay, on est intérieurement invité à se dissimuler, à se cacher. C’est une peur très concrète et cela reflète l’environnement dans lequel on évolue. Dans le film, je voulais témoigner de ça tout en restant assez subtil. La plupart du temps, lorsque l’on voit Viêt et Nam montrer leur amour, ils ne le font que lorsqu’ils sont isolés. Je voulais de toute évidence parler de ça, mais sans surdramatiser non plus leur histoire, qui est telle qu’elle est.
Leur relation reste assez troublante car les deux personnages partagent souvent les mêmes costumes, les mêmes postures, les mêmes gestes. Vous entretenez une certaine confusion quant à la distinction entre Viêt et Nam. Par ailleurs, leurs prénoms ne sont jamais prononcés dans le film, de sorte que l’on puisse facilement les confondre. De quoi Viêt et Nam sont-ils les incarnations ?
Le trouble entretenu par rapport à leur identité est intentionnel. Sur les plans larges, il est difficile de les distinguer, même pour les spectateurs vietnamiens. On ne connait leur nom que grâce au titre du film. Mais dès le départ, il y avait l’idée de les faire se ressembler, pour sous- entendre qu’ils partagent la même histoire. Leur gémellité apparente est aussi liée à leur statut de mineur, analogue à celui d’un soldat : on porte un uniforme, on effectue les mêmes tâches, on a la même coupe de cheveux, etc. Le collectif prime sur l’individu, et les soldats comme les mineurs sont des « frères ». J’ai aussi pensé à Persona d’Ingmar Bergman, avec l’idée de ne pas toujours savoir qui est qui.
Viêt and Nam cultive une forme d’expressionisme, avec un soin particulier accordé au cadrage et aux éléments de décors qui figurent dans l’espace l’intériorité des personnages, qui tend parfois même vers le surréalisme et la représentation des rêves ou des fantasmes. Comment expliquez-vous le fait que votre film a autant les atours d’un documentaire que d’une fable ou d’un conte ?
Je suis heureux que vous ayez reconnu tous ces éléments dans le film. Je voulais énormément de choses dans Viêt and Nam, et je suis assez gourmand ! La partie dans la mine avec les travailleurs ressemble à un documentaire, tandis que l’histoire d’amour produit des scènes visuellement plus élaborées voire fantasmatiques. Je pense à la scène chez le barbier, avec les étincelles qui semblent sortir d’un crâne en slow motion… Et quand le film se déplace vers le Sud, il gagne en étrangeté. Il est même question d’un rêve avec des grenouilles et des cadavres, qui hantent les personnages. La coexistence du documentaire et du surréalisme apparaît en fait dès mes précédents travaux : même lorsque je réalise un documentaire, il y a toujours des éléments plus étranges, plus fictionnels. L’objectif ici était, pour moi, de ne pas distinguer ces deux pôles mais de les entremêler, car comme je vous l’ai mentionné auparavant, je ne fais pas vraiment de différence entre les deux.
Comment avez-vous, pour entremêler ces deux directions, pensé votre mise en scène, qui alterne des scènes plus langoureuses, avec des plans longs, des séquences très formalistes et d’autres plus centrés vers les dialogues ?
J’ai travaillé au cas par cas, en fonction des scènes. Je choisis un style de mise en scène à partir des besoins spécifiques de chaque séquence : si tel événement nécessite ou implique telle manière de filmer, alors je vais l’adopter. Et si cela ne concerne qu’une scène, ce n’est pas du tout un problème. C’est pour ça que Viêt and Nam rassemble plusieurs styles très distincts. Je travaille par ailleurs beaucoup à partir de références cinématographiques. Quelquefois, on a des scènes avec des plans très longs, très simples, d’autres fois des cadres assez riches, avec des effets et des artifices, et puis des séquences plus classiques, avec des champ-contrechamps en gros plan. Je porte une grande attention à la manière dont les scènes doivent émouvoir les spectateurs de la façon la plus directe possible. Pour la scène chez le barbier, il existe par exemple une forme cinématographique, très stylisée, qui permet d’exalter et de romantiser l’affection que se vouent les deux personnages. Et puis il y a les scènes tournées en plan long, parce qu’elles exigent selon moi une sorte de mystère produit par l’étirement du temps, par l’attente, etc. C’est pour cela que je m’autorise à alterner, à changer de processus d’une scène à l’autre.
Quelles ont été justement vos références cinématographiques pour atteindre ce style à la fois brut et contemplatif, entre simplicité et expressionisme ?
Je peux citer à nouveau Persona d’Ingmar Bergman. Mais il y a aussi Andreï Tarkovski, évidemment Le Miroir. J’aime aussi beaucoup Alain Resnais et la manière dont il utilise le montage pour troubler notre appréhension du temps. En général, j’apprécie énormément les cinéastes qui ont un montage singulier, dans les films desquels le montage occupe une place centrale.
L’an dernier, L’Arbre aux papillons d’or a reçu la Caméra d’Or lors du Festival de Cannes. Votre film y est présenté cette année et noue plusieurs liens notables avec celui de Pham Thiên An. Assisterait-on à l’émergence, sur la scène internationale, d’un jeune cinéma vietnamien ? Quel regard portez-vous par ailleurs sur le cinéma de votre pays ?
Avec Pham Thiên An, on a globalement le même âge que Lê Bào, Pham Ngoc Lân, Duong Diêu Linh, etc, d’autres jeunes cinéastes vietnamiens qui ont, ces dernières années, aussi accédé à des festivals de premier plan. On fait tous partie de la même génération. Mais d’un point de vue personnel, le succès de ces cinéastes restent des accomplissements individuels. Chacun d’entre nous a trouvé sa voie et s’est affirmé indépendamment – le fait que nous ayons le même âge est une coïncidence. Je rappelle cela car nous ne sommes pas soutenus. Pham Thiên An a bénéficié d’un fond pour son premier court métrage, Stay Awake, Be Ready, ce qui lui a permis de réaliser ensuite son premier long. Mais cela reste assez limité, d’autant que ce fond ne provient même pas du gouvernement mais de la CJ, une fondation sud-coréenne pour la création audiovisuelle qui est assez active au Vietnam. Bien sûr, nous subissons en plus de ça la censure, mais c’est également le cas dans plein d’autres pays. On est donc chanceux de voir ces films rencontrer un certain succès… Il faut rester par conséquent vigilant : si l’on veut continuer de réaliser des films au Vietnam, il est possible que tous ces obstacles finissent par nous lasser et nous dissuader de continuer.
L’Arbre aux papillons d’or et Viêt and Nam, en étant montrés internationalement, peuvent-ils contribuer à la reconnaissance, par le gouvernement, de la vivacité et de la richesse du jeune cinéma vietnamien actuellement ?
J’ai envie d’être optimisme, mais je crains de devoir répondre que non. Les films ne suffisent pas, je crois. Le succès indéniable de L’Arbre aux papillons d’or n’a par exemple pas rencontré d’écho au sein du gouvernement, qui n’a rien entrepris ou changé en dépit de ce que le film a accompli et remporté. J’espère par ailleurs que Viêt and Nam, en plus d’être présenté à Cannes, pourra sortir au Vietnam. Le film doit encore être évalué par le comité de censure.
Entretien mené par Corentin Lê
NOTE D’INTENTION
Un jour vers la fin de l’année 2015, je suis entré dans ce cimetière abandonné. C’était pendant la saison des pluies, dans ma ville natale des hauts plateaux du centre du Vietnam. Le cimetière était situé dans un quartier résidentiel animé, mais il s’en dégageait une atmosphère mystérieuse, comme s’il n’appartenait pas vraiment à cette époque, ni à ce lieu. J’ai marché le long des allées de hautes herbes, entre les tombes qui s’effondraient. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre pourquoi ce cimetière était abandonné : les morts étaient les soldats du Sud, «le camp des vaincus» de la guerre du Vietnam. Les autorités en place ne voulaient pas, n’osaient pas s’en occuper ; les familles des soldats avaient probablement quitté le Vietnam depuis longtemps ou, quelles que soient les raisons, n’avaient pas les moyens d’entretenir les tombes. Un cimetière est toujours triste, mais celui-ci l’était particulièrement.
Au Vietnam, de nombreux médiums prétendaient pouvoir communiquer avec les esprits des soldats décédés. Les parents des martyrs leur demandaient de l’aide pour retrouver les restes de leurs pères, oncles ou frères. Lorsqu’ils trouvaient quelque chose, il s’agissait généralement d’objets ayant appartenu aux soldats : des gourdes militaires, des horloges, des stylos à encre, des flacons de pénicilline, etc. Beaucoup de ces médiums ont été accusés de charlatanisme, mais ils ont toujours soutenu l’existence de leurs pouvoirs surnaturels.
Comme Nam et Viêt, j’ai grandi dans une petite ville. Mon père était absent durant mon enfance, il n’était jamais à la maison. Très jeune, je comprenais déjà qu’il fuyait les problèmes, se réfugiait dans l’alcool lors de ces longues nuits qu’il passait chez des amis, allant d’une maison à une autre. Il y avait toujours ma mère, dont le regard pénétrait l’obscurité de ces nuits. Le matin, elle était la première levée.
Le père de Nam n’est jamais là non plus. C’est un soldat, qui se consume non pas dans l’alcool, mais dans une idéologie : la guerre. Nam et Viêt sont nés sans père, comme beaucoup de jeunes gens de leur génération. La mère de Nam est la seule personne qui le relie à l’existence abstraite et fantasmée de ce père. Ce drame personnel de Nam dès le début est profondément lié à l’histoire du pays.
L’absence du père dans la vie d’un adolescent est un thème universel. Lorsqu’il est parti à la guerre, le père de Nam ne savait pas que sa femme était enceinte. Il ne savait pas que Nam existait, même à l’état de fœtus. Ce n’est peut-être pas la perte, mais le vide que cette perte a créé dans son cœur, qui rend difficile pour Nam de vivre et s’épanouir dans cet endroit. Un endroit rempli par le vide. Dans ce film, Nam cherche une réponse à la quête du père. Mais c’est un puits de silence si profond que la voix de Nam s’évanouit, sans écho.
Les profondeurs du silence. Les profondeurs des mines de charbon. 1000 mètres sous terre. J’imagine deux jeunes corps masculins couverts de sueur, appuyés l’un contre l’autre dans une mine de charbon obscure. Ici, le plaisir sexuel ressemble à la mort.
Je suis conscient que ce film suscitera la controverse au Vietnam, parce qu’il touche au nationalisme, à la propagande d’État. Ce qui compte le plus pour moi, c’est de percer le brouillard des idéologies, montrer des individus solitaires et épuisés qui luttent entre le traumatisme du passé et l’espoir de l’avenir. Qu’en est- il alors du présent ? Des cadavres dans un conteneur. Des tombes anonymes de soldats.
Un père et son fils. Le charbon et la mer. Ici et là.
Le film est tantôt humoristique, tantôt survolté, tantôt onirique, passant d’un sentiment sous-jacent de violence à celui d’une profonde tendresse entre les personnages.
Pourquoi Nam veut-il quitter le pays, alors que la guerre est finie ? Et comment savoir avec certitude qu’une guerre est bien terminée ? Au-delà des explications sociopolitiques, je veux avec ce film plonger plus profondément dans la complexité de l’âme humaine. Je veux ressentir, écouter les subtiles vibrations de l’esprit : en étant là, face à la mer immense, j’ai la conviction qu’il y a toujours, dans le désir de partir, une aspiration à revenir un jour. Revenir chez soi et dire : «Maman, me voilà de retour».