Film recommandé

À pas aveugles

Christophe Cognet

Distribution : Survivance

Date de sortie : 15/03/2023

France /Allemagne – 2021 – documentaire – 1h49 – 1.85 – 5.1

Dans des camps de concentration et d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, une poignée de déportés ont risqué leur vie pour prendre des photos clandestines et tenter de documenter l’enfer que les nazis cachaient au monde. En arpentant les vestiges de ces camps, le cinéaste Christophe Cognet recompose les traces de ces hommes et femmes au courage inouï, pour exhumer les circonstances et les histoires de leurs photographies. Pas à pas, le film compose ainsi une archéologie des images comme actes de sédition et puissance d’attestation.

Réalisation Christophe Cognet • Image Céline Bozon- • Montage Catherine Zins • Son Marc Parisotto • Production Raphaël Pillosio • Direction de Production : Maria Blicharska (Screenplay), Christophe Cognet Conseiller historique : Tal Bruttmann

Christophe Cognet

Études de cinéma à la Sorbonne Nouvelle du Deug au doctorat.
Il fait ses premiers pas dans le cinéma documentaires en Afrique, notamment avec le film Gongonbili, de l’autre coté de la colline en 1997, sur un village de bandits et de rebelles du Burkina Faso.
Il écrit et réalise ensuite des documentaires qui interrogent le cinéma et la création, dont L’affaire Dominici par Orson Welles, reconstruction et analyse d’un film inachevé du cinéaste américain, montré dans nombre de festivals en France et à l’étranger.
Il publie également des articles sur le cinéma et l’art, en particulier dans la revue Vertigo.
En 2007, Les Anneaux du serpent, moyen métrage coproduit par Arte, est un essai, mi-documentaire mi-fiction, qui questionne les sociétés de contrôle, programmé au festival « dei Poppoli » à Florence. En 2017, il réalise un court métrage de fiction, Sept milles années, avec Françoise Lebrun et Mathieu Amalric, une adaptation d’un poème de l’écrivain américain Nick Toshes.
Depuis vingt ans, il mène une réflexion sur les images clandestines des camps de la mort, en plusieurs articles, un livre et 4 films documentaires dont

  • L’atelier de Boris portrait du peintre Boris Taslitzky déporté à Buchenwald (Fipa) ;
  • Quand nos Yeux sont fermés, sur les artistes clandestins de ce même camp ;
  • Parce que j’étais peintre, sur l’art rescapé de l’ensemble des camps nazis sorti
    Son livre Éclats, prises de vue clandestines des camps nazis, publié aux éditions du Seuil, a été cité dans le Monde des livres parmi les 5 meilleurs essais de l’année 2019. Il a été écrit pendant la préparation de À pas aveugles.
    À pas aveugles est présenté en première mondiale en 2021 à la Berlinale, section Forum.

    FILMOGRAPHIE SELECTIVE
    Gongonbili, de l’autre côté de la colline
    co-écrit et co-réalisé avec Stéphane Jourdain (1997, 1h03, documentaire, TV)

    L’Affaire Dominici par Orson Welles
    (2000, 52 min, documentaire, TV)

    La Planète perdue
    (2002, 51 min., documentaire, TV)

    L’Atelier de Boris
    (2004, 1 h 36 min. documentaire, TV)

    Quand nos yeux sont fermés
    (2005, 55 min. documentaire, TV)

    Les Anneaux du serpent
    (2007, 45 min. essai, cinéma)

    Parce que j’étais peintre
    (2014, 1h44, documentaire, cinéma)

    Sept mille années
    (2017, 15 min., fiction, cinéma, avec Françoise Lebrun et Mathieu Amalric)

    À pas aveugles
    (2021, 1h49, documentaire, cinéma)

DOSSSIER DE PRESSE à télécharger

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

par Cyril Neyrat

Cyril Neyrat : Après Parce que j’étais peintre (2013), consacré au dessin et à la peinture pratiqués clandestinement dans les camps nazis, À pas aveugles prend pour corpus les photographies prises dans ces mêmes camps et dans les mêmes conditions de clandestinité, donc d’extrême danger. Qu’est-ce qui, d’un médium à l’autre, change le plus fondamentalement quant aux enjeux de l’enquête historique et à la manière de la conduire ? 

Christophe Cognet : Je pensais que Parce que j’étais peintre serait le dernier film que je consacrerai à ce sujet des images clandestines des camps nazis. Je connaissais la plupart des photographies dont il est question ici pour les avoir vues lors de mes recherches. J’avais hésité à les inclure alors, mais quelque chose me retenait, sans pouvoir le désigner clairement. Et je suis allé à la présentation du numéro de la revue Ligne de risque consacrée au livre de Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde. Là, quelque chose s’est déclenché : je savais que nombre de ses photographies avaient été prises à l’aveugle, sans être visées. Et « Les pas » du titre du livre suggéraient l’idée d’un corps en déplacement. Je me suis rendu compte que photo et dessin avaient deux rapports différents au regard et au corps : pour faire un dessin, il faut avoir regardé l’être ou la chose représentée, mais il n’est pas nécessaire d’être en leur présence pour réaliser le dessin : cela peut être fait de mémoire, le soir, dans le block par exemple, comme ce fut le cas pour de nombreuses oeuvres faites dans les camps. Alors que pour prendre une photo, il faut être présent physiquement. Il n’est pas nécessaire de regarder ce que l’on photographie, mais il faut être en face, en sa présence, partager ensemble un temps et un espace. Une photographie est toujours la trace d’une rencontre. Je me suis dit qu’il y avait là matière un nouveau film qui consisterait à partir à la recherche de ces actes photographiques de ces prises de vues, de ces « coups », avec à chaque fois une histoire, une dramaturgie. Corps, visages, regard, espace, durée, temps, rencontre, dramaturgie, point de vue : il y avait là l’essence même de ce qui fait le cinéma. 

Votre corpus rassemble des photographies prises dans cinq camps différents. Est-il exhaustif, et sinon, qu’est-ce qui a déterminé sa composition, le choix des photographies retenues ? 

Il est impossible de se prétendre exhaustif en la matière : un fond quelque part dans un grenier, dans les étagères d’un musée ou d’un mémorial, une pellicule impressionnée sous le sous-sol d’un block peuvent être découverts, retrouvés. De plus mon corpus se limite aux camps administrés par les nazis – camps de concentration et d’extermination. Si l’on découpe autrement les camps durant la seconde guerre mondiale, le corpus sera différent : en incluant les camps de transits par exemple, et les ghettos. Mais en prenant en compte ce découpage – dont je pourrais évoquer la pertinence et la logique, mais ce serait peut-être trop long ici –, les séries de prise de vues dont il est question dans le film sont les seules que j’ai rencontrées : je n’ai pas fait de choix, si ce n’est à l’intérieur de chacune d’elles dont toutes les photographies ne sont pas nécessairement montrées dans le film. 

L’enquête se développe de camp en camp, et obéit à chaque étape à la même méthode : un premier temps d’échange avec des spécialistes autour des photographies, un second temps dans les vestiges du camp, à la recherche du lieu précis où a été prise la photo. Avec, d’un temps à l’autre, le même objectif : retrouver le contexte de l’acte photographique, le plus précisément possible. Pouvez-vous parler de la genèse du film, de la manière dont cette méthode, et cette conduite narrative, se sont imposées ? 

Je voulais prendre en considération ces photographies autant comme des actes que comme des images. D’où à chaque fois un temps de regard, et un temps d’exploration, qui se complètent et qui dialoguent. Mais d’une série à l’autre, l’ordre n’est pas toujours le même, parfois on commence par l’enquête dans les lieux, parfois par le regard sur les images, parfois on passe de l‘un à l’autre. Et il y a toujours un troisième temps, important pour moi : le récit, même succinct, du parcours des auteurs de ces images. J’ai conçu chaque partie du film comme une variation des mêmes motifs, en s’inspirant de l’art de la composition baroque : j’ai fait écouter à l’ensemble de mon équipe la veille du tournage « La Chaconne » de la Partita N°2 de JS Bach, qui compose plus de soixante variations – je n’ai pas le nombre exact – à partir d’une basse continue constituée de quatre notes. C’est aussi ce qui nous a guidés au montage : c’est l’effet d’accumulation de ces variations, le génie de la construction de la pièce, la justesse des mélodies produites et des tempi, leurs jeux de correspondances et de différences, la répétition de la basse continue, opiniâtre, qui semble mue pas une énergie infinie, éternelle, comme sacré, la perte progressive de tout repère temporel nous plongeant entièrement, âme et corps, dans la musique, qui procurent les émotions les plus pures et les plus variées. L’expressivité ici, la sensiblerie, agirait comme un voile, un apprêt, qui justement nous empêcherait d’accéder à ce stade plus élevé et plus juste de l’émotion véritable. Ce fut donc une inspiration pour le film, tant au tournage qu’au montage. 

Pouvez-vous parler du procédé de reconduction photographique, qui est au centre de votre démarche ? Comment l’idée vous est-elle venue, quelle en a été la nécessité, quelles ont été, pour vous, ses puissances ? 

C’est la question de la trace physique : le procédé argentique est une empreinte, un moulage ; j’insiste : c’est une trace matérielle, encore une fois, d’une rencontre. D’où une puissance à nulle autre pareille pour penser présence et absence, et surtout offrir la possibilité d’une perception, d’une vision de ce qui fut, des conditions de cette rencontre : ces photographies sont l’occasion de re-présenter à notre regard les personnes et les lieux qui sont photographiés. On a souvent noté que la photographie – comme le cinéma – enregistrait la « mort au travail » selon les mots de Jean Cocteau. Mais on dit moins qu’ils – la photographie et le cinéma – sont aussi l’occasion de faire renaître, de « rendre présents » à nouveau, les êtres qui y sont enregistrés – fut-ce à l’état de fantômes, d’apparitions. 

C’est ce qui m’émeut et m’intéresse à ce point, je crois, dans ces images : elles portent en elle autant l’image du sujet qu’elles représentent que les marques de l’acte qui les a produites et de la position de leur auteur. 

À pas aveugles : le titre semble désigner aussi bien l’acte réalisé par les photographes clandestins dans l’enfer des camps que votre démarche de cinéaste-historien dans ce qu’il en reste aujourd’hui. Ce n’est évidemment pas la même cécité. Pouvez-vous commenter ? 

Notre cécité, à nous qui arpentons ces « plaines » – pour reprendre là encore un mot de Leïb Rochman – est immense, infinie. Nous ne voyons littéralement rien là-bas. Mais s’y rendre est toujours une expérience profonde, intime, qui passe autant par notre corps que par notre esprit : par exemple, rien ne remplace la marche pour éprouver les distances. Il y a une appréhension des lieux par le corps qui est unique, spécifique. Tant que l’on ne s’est pas déplacé soi-même dans un espace, il y a quelque chose des événements qui s’y sont déroulés que l’on ne comprend pas – c’est une connaissance qui n’est pas intellectuelle, ni même visuelle. Il ne s’agit d’ailleurs pas de comprendre : « c’est incompréhensible » disait justement Claude Lanzmann, mais d’appréhender. Il nous faut toujours ramener un événement, une photographie aussi, à cette dimension corporelle. Le cinéma, je crois, peut éprouver et « faire éprouver » le travail très concret d’un regard en mouvement, tout autant que cette dimension corporelle, essentielle, des images photographiques qui sont forcément la résultante d’un corps au contact d’un lieu. 

Frappe la qualité de silence, via l’usage notamment des textes sur cartons. Silence auquel la parole, abondante, ne cesse de retourner, comme rappelée par une nécessité de pudeur, tact, précaution. Silence aussi des panoramiques d’ouverture et de fin à Birkenau. Comment avez-vous conçu et travaillé ce rapport du silence à la parole et, de manière plus générale, la dimension sonore de votre film ? 

Je ne voulais pas d’une parole professorale, de « sachant », surplombante ; mais d’une parole inquiète, qui cherche, qui dialogue, en acte, fragile, incertaine, qui tente des hypothèses et se reprend : quelque chose de vivant en somme, face à ces montagnes, ces océans de morts. Ce n’était pas facile de demander cela aux historiens, qui ont l’habitude d’être mis en position de détenteurs de vérité. On voit à des moments d’ailleurs dans le film, que certains résistent un peu, dont Tal. Cela a été possible car j’avais écrit le livre Éclats, et que d’une certaine façon, je connaissais mieux ces photographies qu’eux : un dialogue était possible, moi avec cette longue fréquentation de ces images, eux avec leur savoir sur les camps, sur la Shoah. Je suis de toute façon persuadé – c’est mon expérience en tout cas – que face à des images, les paroles finissent par s’épuiser et qu’on en fait jamais le tour : il y a toujours quelque chose dans une image qui résiste au langage, c’est ce qui en fait le prix. En contrepoint, l’idée était que les cartons s’inscrivent dans la matière même du film, qu’ils énoncent des faits, en silence, ou plutôt dans les sons des scènes qui les entourent. 

Le silence – les ambiances dans les sites – c’est bien évidemment la condition d’une forme de recueillement, mais c’est aussi une sorte de point de contact, de hors temps : les camps étaient très bruyants, mais les détenus ont eux aussi entendu des oiseaux, le vent, le bruissement des feuillages…, des témoignages abondent en ce sens. Pour moi Ils sont aussi une matière du réel qui doit nous envelopper, comme si l’on s’y perdait. Et la parole provient de cette matière des lieux, elle s’ancre, dans ce silence des plaines. 

Frappe aussi la volonté d’incarnation de l’enquête, sa dimension physique, corporelle. En premier lieu par votre présence à l’écran, que ce soit dans les lieux de conservation des images ou arpentant les vestiges des camps. En second lieu par le choix, le plus souvent, d’une caméra portée, à l’épaule. Pouvez-vous éclairer ces partis pris ? Pouvez-vous parler de votre collaboration avec Céline Bozon, votre cheffe-opératrice ? 

Il fallait que cette recherche se fasse à échelle humaine, avec un corps, des corps, qui se déplacent –comme l’ont fait les photographes. J’incarne donc un personnage qui mène cette enquête, comme une sorte de passeur aussi : c’est une proposition pour le spectateur à se joindre à nous. 

Je voulais pour ce film changer entièrement l’équipe, pour ne pas risquer d’avoir des automatismes, une forme d’habitude sur la façon de filmer les camps. Ce fut un crève-coeur de ne pas travailler avec Nara Kéo Kosal – nous avons fait 3 films ensemble – avec lequel je m’entendais parfaitement. Pour les mêmes raisons que précédemment, il fallait qu’une partie importante des plans soient tournés à l’épaule : contrairement au steadycam, qui produit une sorte de regard sans corps, fantomatique, l’épaule accompli le déplacement physique du regard. J’avais vu le travail de Céline, en particulier à l’épaule ou en caméra portée, mais pas seulement, que j’admirais. J’ai eu la chance qu’elle accepte de faire ce film, et qu’elle soit disponible aux dates de tournages imposées par le fait que l’on devait tourner aux mêmes saisons à chaque fois que celles des prises de vues clandestines. On s’est tout de suite parfaitement « trouvés », avec elle et son équipe. On a fait des essais, de matière, pour les tirages des photos sur papier et sur les « transparents », entre le super 16 et le numérique, pour les systèmes de portage de la caméra, on a fait des repérages aussi tous les deux dans les sites, beaucoup discuté, de tout, de nous, du cinéma ; elle a travaillé aussi de son côté. Et au tournage tout s’est déroulé dans une forme d’état second. Je n’exagère pas en disant qu’il y avait une forme de sacré, d’énergie vitale paradoxale qui nous muait, une grande conscience très claire que ce que nous faisions, nous le faisions au nom des morts, dans une grande admiration et un grand respect pour ces femmes et ces hommes qui ont fait des images clandestines : nous aussi nous faisions des images dans leurs pas, et notre admiration à leur égard n’en était que plus grande. Céline, l’équipe tout entière me poussait – le premier plan du film, lorsque nous sommes sous un orage, tous trempés, c’est elle qui a insisté pour le faire. 


A PAS AVEUGLES… POUR DES VOYANTS,
sur un film de Christophe Cognet  

par Guy-Claude MARIE

« Dans des camps de concentration et d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, une poignée de déportés ont risqué leur vie pour prendre des photos clandestines et tenter de documenter l’enfer que les nazis cachaient au monde. En arpentant les vestiges de ces camps, le cinéaste Christophe Cognet recompose les traces de ces hommes et femmes au courage inouï, pour exhumer les circonstances et les histoires de leurs photographies. Pas à pas, le film compose ainsi une archéologie des images comme actes de sédition et puissance d’attestation. » Dossier de presse Survivance Distribution

« […] même rayé à mort
un simple rectangle
de trente-cinq
millimètres
sauve l’honneur
de tout le réel. »

J.-L. Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris,
Gallimard-Gaumont, 1998, I, p. 86.[1]

Né en 1966, Christophe Cognet a réalisé notamment Parce que j’étais peintre, sur l’art rescapé de l’ensemble des camps nazis, long métrage sorti en salles en France en 2014. Depuis vingt ans, il mène une réflexion sur l’art et sur les images clandestines des camps de la mort. Son livre Éclats, prise de vus clandestines des camps nazis, publié aux éditions du Seuil, a été écrit pendant la préparation de À pas aveugles.

Lors de la présentation de son film à la Berlinale 2021, Christophe Cognet confie au magazine en ligne Close-up Culture : « Après Parce que j’étais peintre, je pensais avoir terminé mon travail sur ce sujet. Mais quelque chose en moi résistait à ce sentiment. Et puis un jour j’ai découvert le livre de Leïb Rochman, A pas aveugle de par le monde,[2]et j’ai pensé à ce très beau titre. Quelque chose a résonné en moi. Je me suis dit que les dessins étaient avant tout une question de regard et moins de corps, alors que c’est l’inverse pour les photographies. »

Le film a déjà eu une existence dans différents festivals et donc dispose déjà de précieuses références qui s’ajoutent aux éléments mis en place par la structure de distribution Survivance, la bien nommée. Il sort en salles le 15 mars.

Le réalisateur a accordé à Cyril Neyrat dans le catalogue du FIDMarseille 2021 où le film était présenté, un entretien très complet. Cet entretien est repris dans le dossier de presse du distributeur Survivance que l’on trouve sur son site accompagné d’un beau texte de Patrick Boucheron //Pour saluer A pas aveugles. [3]

Christophe Cognet a aussi donné un passionnant entretien très complet (trente minutes), réalisé par Py Productions, lors de sa venue à Rivesaltes pour une présentation en amont exceptionnelle de son film. Ceci était dans le cadre des Quatrièmes rencontres cinématographiques Ecrans Mémoire (25/28 novembre 2021) du Mémorial, dans lequel il développe la genèse de son projet, ses choix de réalisation etc.[4]

A pas aveugles, de Christophe Cognet, met en scène, pour la première fois, la quasi-totalité des photographies, dont nous disposons, prises à l’intérieur des camps par les déportés eux-mêmes ; il reprend de façon puissante le chantier ouvert par Didi-Huberman dans Images malgré tout et rejette, tout comme lui, l’interdit de l’image posé par Claude Lanzmann, dont le film SHOAH reste pour autant toujours admirable. Mais il n’est pas l’unique Testament !

Ce débat précis et précieux sur la possibilité ou l’impossibilité de la représentation de l’horreur des camps d’extermination s’était ouverte avec l’exposition, mise en place par Clément Chéroux, Mémoires des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), présentée à Paris début 2001, pour le catalogue de laquelle Georges Didi-Huberman avait écrit un texte Images malgré tout. Ce texte constitue, depuis, la première partie du livre publié en 2003. Cette exposition présentait des photographies de sources et d’auteurs divers mais les désormais célèbres « quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer », selon l’expression de Didi-Huberman, quatre photos réalisées clandestinement à l’intérieur du camp de Birkenau, par un déporté membre d’un Sonderkommando ont été, là, présentées au public pour la première fois.

Le film s’ouvre sur un panoramique frémissant de feuilles et de pluie, sur ces terres gorgées d’eau d’où remontent des ossements fractionnés par l’érosion en petits osselets qui surnagent ! Le réalisateur nous interpelle ensuite avec deux placards :

A DACHAU, BUCHENWALD, MITTELBAU-DORA, RAVENSBRÜCK, ET AUSCHWITZ-BIRKENAU,
DES DEPORTES ONT REUSSI
A PRENDRE DES PHOTOGRAPHIES CLANDESTINES

PUISQUE CES HOMMES ET CES FEMMES
SE SONT ACHARNES A NOUS TRANSMETTRE CES IMAGES
IL NOUS FAUT LES REGARDER

Christophe Cognet résout ainsi pragmatiquement pour lui et pour nous la problématique, sans pour autant en dissoudre les enjeux. C’est donc avec son corps, en compagnie de chercheuses et chercheurs, qu’il va arpenter ces lieux pour reconstruire la poïétique de la création de ces photographies, les mettre en place, avec un dispositif de reproduction sur plaques de verre dans les endroits où elles ont été prises, de quelle façon, les risques pris…

Le geste doit être à la hauteur si l’on peut dire.

La remarquable photo de Céline Bozon nous prend chacune et chacun à témoin ! Le cinéaste fait de nous un « spectateur-témoin » de ces gestes photographiques de ceux qui dans les camps ont ainsi résisté ; et c’est de ces gestes de résistance dont nous devons à notre tour nous faire les témoins, être des compagnes et compagnons de la survivance de ces images.

Je dois aussi faire pièce de deux reproches qu’il m’est arrivé d’entendre ou de lire à propos de ce film.

Le dispositif de cette enquête même qui met toujours le réalisateur au centre du processus filmique a été vu par quelques personnes comme une sorte de mise en avant quelque peu narcissique et irritante.

Il s’agit, avec les différents historiens, de construire une recherche partagée à propos de ces archives photographiques. Il y participe avec sa propre expertise de photographe-cinéaste dans les lieux même de leur réalisation ; tout cela suivi avec la plus extrême attention par la caméra de Céline Bozon. Il apporte même des archives (cet album que lui a prêté la fille d’un de ces photographes qui permet aussi de revenir sur une des photographies « retouchée » dans l’album).

Il ne peut s’agir, concernant cette réserve, que d’une sensibilité subjective singulière à l’égard de la personne même du réalisateur, qui est tout à fait éloignée de la nôtre mais qui, surtout, est très loin de l’importance et de l’enjeu de l’œuvre.[5]  Là où justement nous le ressentons comme il se décrit lui-même dans l’entretien avec Cyril Neyrat :

« Je ne voulais pas d’une parole professorale, de « sachant », surplombante ; mais d’une parole inquiète, qui cherche, qui dialogue, en acte, fragile, incertaine, qui tente des hypothèses et se reprend : quelque chose de vivant en somme, face à ces montagnes, ces océans de morts. Ce n’était pas facile de demander cela aux historiens. (…) J’ai pu aussi retracer, autant que faire se peut, les parcours de leurs auteurs et de ceux qui les ont accompagnés, – aussi de ceux qui y figurent lorsqu’ils sont identifiables. Cela en forme de louange, dans le sens employé par Pierre Michon pour qualifier ses livres : une forme de prière. » 

Reproche a été fait au réalisateur d’une interprétation précipitée concernant cette photo où l’on voit un amoncellement de cadavres au bord de la fosse d’incinération.
Sortis tout juste de la chambre à gaz, et rassemblés en cet amoncellement insoutenable, ces cadavres sont entourés par les membres d’un Sonderkommando (certainement surveillés par un SS). Ceux-ci viennent de les entasser là et doivent ensuite les basculer dans la fosse d’incinération, au fur et à mesure de la combustion des corps, de sorte que le feu ne s’étouffe pas. Christophe Cognet commente deux photographies avec un historien (probablement Tal Bruttmann). Un homme, au milieu de l’une des photos, semble vouloir rejoindre le bord de la fosse crématoire alors qu’il se trouve de l’autre côté des cadavres par rapport à cette fosse. Nous sommes à la 84ème minute du film :

« C.Cognet : – Ce personnage, là,/parce qu’on n’est que sur lui,/c’est assez étonnant,/ on a l’impression qu’il est en train de marcher sur un océan de cadavres (respiration)/
Historien : – (respiration) de marcher entre /
C.Cognet : entre/
Historien : entre les cadavres et d’éviter soigneusement/(respiration)
C.Cognet : bien sûr, bien sûr/
Historien : de les fouler
C.Cognet : bien sûr ! / »

Ce reproche, fait au réalisateur, d’une interprétation précipitée (et peu sérieuse !) de l’image de cet homme marchant sur un océan de cadavres ne tient pas ; on voit bien à la lecture de cette transcription précise qu’il ne s’agit, pour le réalisateur, que de l’impression que peut donner la posture de cet homme. L’évidence est telle pour le réalisateur que le mot entre est prononcé également, et en même temps, par les deux protagonistes qui sont là dans un dialogue de partage de réception d’une photographie et d’analyse de cette photographie. On peut aussi ne pas comprendre pourquoi ce membre du Sonderkommando ne contourne pas le groupe de cadavres qui n’est pas si étendu que cela ; y a-t-il une urgence ? A-t-il été appelé par un autre membre, qui se trouve près de la fosse, pour venir l’aider à rapidement basculer d’autres corps dans la fosse ; ce qu’on voit se produire dans une autre photo réalisée après. Si je me risque, ici, à cette autre hypothèse c’est aussi pour souligner la difficulté d’un tel exercice de compréhension et d’analyse factuelle…

Toutes les réflexions dans le film sont toujours effectuées avec le respect nécessaire et parfois des hésitations partagées, comme avec une jeune doctorante, concernant les photos montrant ces jeunes femmes qui ont subi des tortures d’expérimentations chirurgicales ; moment où se trouve renouvelé le dispositif de mise en scène puisque sont là commentées des projections de diapositives…

Les commentaires de toutes ces photographies que ce film nous donne à partager sont toujours faits aussi bien dans le ton que dans les propos avec respect, rigueur, et une heuristique partagée telle une prière, pour reprendre l’expression.

Ce film remarquable en tous points est, et restera, un film absolument unique sur l’extermination et la déportation dans les camps, et pas seulement sur la Shoah, comme l’auteur le précise, puisqu’il y eut aussi des internements politiques ; et sur la résistance courageuse, avec cette volonté de témoigner par la photographie, de ceux qui furent contraints d’accomplir ces gestes terribles à l’endroit de leurs camarades déportés. From where they stood (titre anglais au FIDMarseille 2021) : de là où ils se tenaient…
Cette déconstruction-reconstruction des gestes photographiques de ces résistant-e-s nous montre comment de tels gestes inscrivent le réel dans leur proposition, en même temps qu’elle nous les montre comme gestes incarnés par ceux qui les ont effectués ; et ceci se joue dans la dramaturgie de la présence du réalisateur, des historien-ne-s, de leur recherche et expertise partagées.

Les sons (toute musique absente) :
« Le silence – les ambiances dans les sites – c’est bien évidemment la condition d’une forme de recueillement, mais c’est aussi une sorte de point de contact, de hors temps : les camps étaient très bruyants, mais les détenus ont eux aussi entendu des oiseaux, le vent, le bruissement des feuillages…, des témoignages abondent en ce sens. Pour moi Ils sont aussi une matière du réel qui doit nous envelopper, comme si l’on s’y perdait. Et la parole provient de cette matière des lieux, elle s’ancre, dans ce silence des plaines. »
Christophe Cognet (dans l’entretien avec Cyril Neyrat)

Les images :
« Et au tournage tout s’est déroulé dans une forme d’état second. Je n’exagère pas en disant qu’il y avait une forme de sacré, d’énergie vitale paradoxale qui nous muait, une grande conscience très claire que ce que nous faisions, nous le faisions au nom des morts, dans une grande admiration et un grand respect pour ces femmes et ces hommes qui ont fait des images clandestines : nous aussi nous faisions des images dans leurs pas, et notre admiration à leur égard n’en était que plus grande. Céline, l’équipe tout entière me poussait – le premier plan du film, lorsque nous sommes sous un orage, tous trempés, c’est elle qui a insisté pour le faire. »
Christophe Cognet (dans l’entretien avec Cyril Neyrat)

Le bruit de leurs pas sur les graviers … devient le bruit que faisaient les déportés eux-mêmes. L’Histoire est dans le paysage et les visiteurs fréquentent des fantômes.
On peut éprouver quelque gêne à trouver magnifique un tel film attestant, pour reprendre l’expression de Christophe Cognet, d’une telle horreur et en même temps d’une telle magnifique résistance. On se souvient de André Breton disant : « Un tableau doit tenir devant la faim » ; ce film-ci tient devant l’horreur.
Toutes les larmes du monde ne suffiraient pas…
Et c’est encore trop peu dire pour un tel geste de cinéma, d’histoire et d’intelligence sensible.

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[1] Cité en exergue de Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, 2003, Paris, Les Editions de Minuit. 235 p.

[2] Leïb Rochman, A pas aveugles de par le monde, 2013, Paris, Folio, Gallimard, 880 p. Ce chef-d’œuvre de la littérature yiddish s’ouvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, parmi les cendres, les corps disloqués, dans la froideur d’une terre sans Dieu. Le héros vogue de lieu en lieu. Chaque ville fait naître des romans dans le roman…

[3] https://www.survivance.net/document/90/69/A_pas_aveugles

[4] https://www.youtube.com/watch?v=kpcQ5il1cfs

[5] Dans un autre film passionnant, mais dont les enjeux sont tout autres (L’affaire Dominici par Orson Welles), il n’est pas à l’image puisqu’il reconstruit, à partir des archives, la réalisation inachevée d’Orson Welles avec les personnes qui étaient présentes sur le tournage même !


Note sur l’auteur :

Né au milieu du siècle précédent, essayiste, docteur en études cinématographiques et audiovisuelles, ma carrière professionnelle fut essentiellement consacrée à la programmation et à l’animation d’une salle de cinéma (Le Cratère à Toulouse). A cette époque, j’ai été membre une dizaine d’années du Conseil d’Administration du Groupement National des Cinémas de Recherche. J’ai réalisé la première thèse sur le cinéma de Guy Debord en 2008, publiée en 2009 dans une forme resserrée aux Editions Vrin, Guy Debord : de son cinéma en son art et en son temps. J’ai assuré, entre 2013 et 2018, des séminaires sur le cinéma de Guy Debord et l’essai en général en Master Recherche et Expérimentation à l’ENSAV de Toulouse. Je suis l’initiateur de l’association IMAGOPUBLICA dont le but est de promouvoir, développer, accompagner ou initier toute action culturelle, d’éducation, de recherche et de création artistique dans le champ du cinéma et surtout de l’essai en cinéma et de toutes ses formes hybrides. Ce que je fais notamment très régulièrement au Clap Ciné de Canet-en-Roussillon, adhérent du GNCR (directeur-programmateur Jérôme Quaretti). [Contact : imagopublica@gmail.com]