Embarqué pendant plusieurs mois à bord du My Fair Lady, le réalisateur Mauro Herce livre un portrait hypnotique de ce gigantesque cargo et des marins qui l’habitent, submergés par un monde industrialisé dont ils ne semblent être que de simples engrenages.
« Dead slow ahead » est la vitesse des navire la plus lente en marche avant, de ceux qui semblent à la dérive alors qu’ils attendent leur future destination – déterminée, pour le My Fair Lady, par le cours des matières premières qu’il transporte.
Mauro Herce a imaginé filmer « le dernier navire de l’espèce humaine : un vaisseau à bord duquel l’équipage aurait échappé à la fin du monde, poursuivant ses actions mécaniques et soumis aux exigences de ce monstre d’acier qu’il continue d’entretenir jusqu’à l’inconscience. Dead Slow Ahead dessine les contours de ce cauchemar très contemporain, sans toutefois le condamner ou le dénoncer. Je cherche avant tout à capter les images les plus primitives et essentielles de cet univers où l’homme est tout petit face à une machine de métal qui fait peser sur lui une sentence immense et accablante. »
Prix Spécial du Jury – Festival de Locarno 2015
Scénario MAURO HERCE, MANUEL MUNOZ • Direction de production LAURA CORREDERA • Production exécutive JOSE ALAYON (El Viaje Films), VENTURA DURALL (Nanouk Films) JASMINA SIJERCIC, MAURO HERCE (Bocalupo Films) • Directeur de la photographie MAURO HERCE • Montage MANUEL MUNOZ • Montage son DANIEL FERNANDEZ, ALEJANDRO CASTILLO, MANUEL MUNOZ, CARLOS E. GARCIA, JOSE M. BERENGUER
Mauro Herce
Né à Barcelone en 1976, Mauro Herce passe un diplôme d’ingénieur et poursuit des études d’art avant d’intégrer l’école Louis-Lumière de Paris. Avec Ocaso, il débute en 2010 comme directeur de la photographie et scénariste puis se consacre à l’image pour El quinto evangelio de Gaspar Hauser (2013) ou encore Mimosas, présenté à la Semaine de la Critique en 2016. En France, il collabore avec Armel Hostiou pour Rives (2011) et Une histoire américaine (2015).
Dead Slow Ahead, son premier long métrage en tant que réalisateur, a reçu le Prix Spécial du jury au festival de Locarno.
ENTRETIEN AVEC MAURO HERCE
Quelle est la genèse de votre film ?
J’ai grandi près de la mer, à Barcelone. Je regardais toujours à
l’horizon ces cargos qui attendaient. Enfant, je me demandais à quoi
pouvait bien ressembler la vie là-bas. Plus tard, j’ai appris que la
plupart du fret mondial était déplacé par voie maritime. J’ai alors pris
conscience qu’un mode de vie en mer correspondait à cette réalité qui
était aussi liée à nos modes de vie de « pays développés ».
Il y a cinq ans, je travaillais comme chef opérateur sur un film au
Chili et j’ai commencé à rencontrer des dockers sur le port de
Valparaiso. À cause de la crise, ils avaient du temps libre. Ils m’ont
expliqué que leurs familles en savaient très peu sur leur vie en mer.
J’aurais aimé commencer à filmer à ce moment-là mais j’avais besoin de
fonds pour produire le film. J’aurais aussi eu besoin du consentement de
leur chef, ce qui n’était pas près d’arriver.
En tant que cinéaste et chef opérateur, j’aime travailler dans des
lieux spécifiques et y rester. Je veux prendre le temps, saisir comment
les gens s’y déplacent et comment je me sens dans cet espace, prendre le
temps de comprendre la culture locale et son fonctionnement. Cet
environnement maritime était idéal car cela me laissait beaucoup
d’espace pour concevoir le film. J’ai besoin de saisir une certaine
plasticité des lieux. Le cargo se prêtait à un dispositif très
cinématographique car il avait un aspect figé mais était pourtant en
perpétuel mouvement.
En tant que cinéaste, je passe ma vie loin de chez moi et cela demande
des sacrifices sans doute semblables à ceux que font les marins. Ils
doivent s’engager dans ce mode de vie et espérer s’y adapter. Et je me
suis dit qu’en faisant la traversée avec eux, je pourrais peut-être
apprendre quelque chose sur moi-même.
Comment avez-vous trouvé le navire My Fair Lady et comment cela s’est-il passé avec l’équipage ?
Il m’a fallu deux ans pour trouver le cargo My Fair Lady. J’ai essayé
auprès de capitaines, de propriétaires de bateaux et de compagnies de
transport marchand, ça a été une recherche épuisante. L’un d’entre eux
voulait que je paye en tant que passager mais je voulais pouvoir me
déplace librement et ne souhaitais pas compliquer ma relation avec
l’équipage. Je voulais être un des leurs.
Généralement, j’appréhende le tournage dans un esprit de collaboration
et je donne aux gens une raison de participer. J’ai besoin qu’ils aient
envie d’être là. Sur ce film, c’était plus compliqué. J’ai d’abord eu un
mur d’hommes pas très accueillants face à moi. Après quelques semaines,
les relations sont devenues plus amicales. On a bu ensemble. Le
capitaine les poussait à participer mais j’ai insisté pour que ce soit
vraiment leur désir.
Le cargo vous était-il étranger lorsque vous avez embarqué ? D’où vient la sensation de science-fiction qui s’en dégage ?
Avant de tourner, j’ai passé du temps dans le port de Barcelone, à
photographier les grues, les machines. Je me posais la question de
comment les cadrer. Si quelqu’un avait vu cela cent ans plus tôt, il
aurait cru à de la science-fiction. Nous avons réfléchi à la
représentation du futur dans les films de science-fiction –
l’anticipation de l’étrange – mais là, le futur était dans l’instant
présent. Nous avons souhaité présenter ce paradoxe entre quelque chose
qui donne l’impression de venir du futur mais qui, en même temps, fait
déjà partie du passé. Quelque chose de nouveau et d’obsolète à la fois.
Sur le bateau, les matelots avaient une salle où ils pouvaient regarder
des films. Nous avons vu beaucoup de films de science-fiction ensemble –
dont certains très mauvais. Et j’ai été frappé par la ressemblance
entre l’univers du bateau et celui de ces films : téléphones
satellitaires, voix donnant des ordres via des interphones,
avertissements sur les zones de danger. Parfois, on entend une voix de
femme préenregistrée, très étrange dans ce groupe d’hommes. Les ports et
les paysages semblent être ceux d’une autre planète. Cette sensation de
science- fiction n’était pas tellement loin de la réalité. Cette
impression s’est renforcée au fil du temps. Au montage, nous avons
poussé cette idée encore plus loin en manipulant le son, en classant les
images et en alternant certaines ambiances.
Vous qui êtes aussi chef opérateur, comment avez-vous abordé le film ?
Plus que le sujet, ce qui m’intéresse c’est la façon dont on regarde la
réalité, comment on veut la montrer, à quelle distance, avec quel point
de vue singulier. Je ne savais pas comment je me sentirais une fois
embarqué sur le navire. Si je faisais confiance à l’expérience – j’ai
confiance en la réalité car c’est comme cela que je tourne en tant que
chef opérateur – les choses commenceraient à surgir de cette
confrontation entre mon intuition et la réalité. Je veux apprendre
quelque chose du monde que je filme. C’est plus qu’un travail : c’est
une nécessité, une obsession.
J’ai enregistré près de deux cents heures de rushes en deu mois et
demi. Je ne savais pas clairement ce que je voulais faire mais je savais
ce que je souhaitais éviter : l’anecdotique et les références au cinéma
que je connaissais. J’allais attendre l’imprévu et suivre ce chemin.
Comment avez-vous travaillé avec l’environnement sonore ?
La plupart des sons du film proviennent du navire lui-même, bien qu’il
n’y ait clairement aucune correspondance avec les images. L’enjeu du son
était l’élaboration de l’atmosphère du navire. Nous cherchions à éviter
une bande- son, mais il y a des moments où le son est trafiqué, en
particulier sur la scène du karaoké et celle où le blé est jeté à la mer
dans un mouvement répétitif qui évoque une rituel incantatoire. Avec
l’ambiance sonore, nous souhaitions créer une sensation d’enfermement,
rappelant le côté hermétique et froid du navire.
L’accident à bord du bateau est traité de façon tellement
calme qu’il pourrait sembler comme mis en scène. Était-ce un concept
narratif ?
Le potentiel désastre que l’on voit ne concerne pas le naufrage du
navire, mais l’avarie du chargement de blé qui, à l’arrivée, serait
refusé par le client. Que faire de cette marchandise avariée ? Pendant
un mois, à l’aide de seaux et de cordes, les matelots ont remonté le blé
vers le pont et l’ont jeté à la mer – il est interdit de se débarrasser
de quoi que ce soit à proximité des côtes.
Ils ont travaillé à la main dix-sept heures par jour. Tout le monde
était épuisé pour le repas de Noël que le cuisinier avait préparé ; un
repas de fête qui fut triste et silencieux. Cependant, dans le film,
nous avons délibérément rendu abstraits les détails et conséquences de
l’accident ; le spectateur est perdu, car il n’y a aucune façon de
déterminer combien de blé se trouve dans les cales. Tel Sisyphe et son
rocher, l’équipage n’a d’autre choix que d’effectuer cette tâche, qui
semble interminable.