Film recommandé

LA PARTITION

Matthias Glasner

Distribution : Bodega Films

Date de sortie : 04/09/2024

Allemagne / 2024 / 3h • 1:1.85 • 5.1

Tom, chef d’orchestre à Berlin, est sur le point de devenir le père de l’enfant de son ex-femme. Sa sœur Ellen, entame une liaison avec un homme marié, avec qui elle partage une passion pour l’alcool. Leurs parents déclinent physiquement et se sentent délaissés par leurs enfants.
Alors qu’ils tentent de renouer des liens, les non-dits empêchent la famille Lunies de se réconcilier.

Ours d’argent 2024 – Meilleur scénario
Avec le soutien de GERMAN FILMS et Creative European Comission MEDIA


AVEC : Mary Woodvine – Edward Rowe – Flo Crowe – John Woodvine
Production : Bosena LTD

Matthias Glasner

Matthias Glasner est né à Hambourg en 1965. Dans les années 90, il a réalisé, pour le cinéma, la trilogie hipster Die Mediocren, Sexy Sadie et Fandango, tous ayant été présentés en avant-première à la Berlinale.
Par la suite, il a réalisé les films Le Libre Arbitre (Der Freie Wille) (en compétition à la Berlinale) en 2006, This Is Love (en compétition à Saint-Sébastien) en 2009 et La Grâce (Gnade) (en compétition à la Berlinale) en 2012.
Pour la télévision, il a dirigé la série Berlin Brigade criminelle (Kdd – Kriminaldauerdienst) (Prix Adolf Grimme et Prix de la télévision allemande).
Puis il a écrit et réalisé la série Blochin – Die Lebenden Und Die Toten, ainsi que la série en deux parties Landgericht (Prix Adolf Grimme), adaptée du roman homonyme de livre allemand).
Il a récemment tourné la deuxième saison de la série internationale Das Boot pour SKY.

FILMOGRAPHIE
2012 LA GRÂCE | En compétition à la Berlinale
2009 THIS IS LOVE | En compétition à Saint-Sébastien
2006 LE LIBRE ARBITRE | En compétition à la Berlinale

NOTE D’INTENTION

Je suis assis dans un café, à quelques pas de notre appartement. Mon premier enfant, qui vient de naître, attend que je la promène dans le parc pour qu’elle puisse enfin s’endormir. Moi aussi, j’ai envie de dormir, mais je n’y arrive pas. Je regarde par la fenêtre, dans la rue, Schönhauser et Danziger. Et je vois les fantômes de mes parents, qui ne sont jamais venus ici, debout au milieu de la circulation. Ils sont morts récemment, coup sur coup, après une longue période de souffrance.
Je veux enfin me rapprocher d’eux, ce que je n’ai jamais réussi à faire de leur vivant. Et le seul moyen pour moi de me rapprocher de quoi que ce soit ou de qui que ce soit, c’est de faire un film.
Je commence donc à écrire, dans le bruit des machines à café, dans ce lieu désert. J’écris ici quelques heures par jour pendant les semaines qui suivent. Au début, je ne parlais que de mes parents, puis je me suis rendu compte que cela ne fonctionnerait pas si je n’y participais pas moi-même. J’écris donc aussi sur moi. Et soudain, je parle de tout. Sur toute ma vie, telle que je la connaissais avant de trouver une nouvelle famille.
C’est une expérience : est-il possible de faire un film comme une approche de soi-même, contre toutes les règles dramaturgiques ?
Un film qui ne veut pas être un «produit» ou un «contenu» ? Un film qui ne se connaît pas, qui consiste en une pure atmosphère, qui reste dans l’approximation ? Un film qui ne veut rien prouver, qui ne veut rien revendiquer. La série Seinfeld, que j’adorais, me vient à l’esprit : « The show about nothing ».
Deux mois plus tard, 200 pages ont été écrites dans ce café, le plus souvent à bout de nerfs, peutêtre un peu maniaque.
MATTHIAS GLASNER


ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Douze années ont passé depuis votre précédent long-métrage de cinéma, La Grâce. Cela correspond-il au temps de gestation de La Partition ou au besoin de vous consacrer à d’autres projets ?
J’ai fait ce que beaucoup d’entre nous faisons : je me suis intéressé aux séries. Cette forme narrative a un caractère multidimensionnel que le long- métrage n’a pas. J’éprouvais une certaine fatigue à l’égard du schéma traditionnel en trois actes du cinéma. J’ai beaucoup aimé travailler sur les séries, et cela m’a servi pour écrire le scénario. Vous aurez remarqué que le schéma narratif de ce film ne correspond pas à ce qu’on a l’habitude de voir au cinéma. J’ai voulu transposer l’esthétique narrative de la série au cinéma. La Partition est cependant un film de cinéma : la conception de l’espace, la scène de vingt minutes entre la mère et son fils, les scènes de répétition ou de concert sans aucun dialogue, tout cela, c’est le langage du cinéma.

La Partition est votre film le plus personnel, avec de nombreux traits autobiographiques. Par exemple, la scène que vous venez d’évoquer entre Tom et Lissy, peut-être la plus marquante du film, a eu lieu dans la réalité entre votre mère et vous. D’ailleurs, vous explicitez cette porosité entre réalité et fiction dans le générique de fin où vous ,créditez l’acteur Hans-Uwe Bauer non pas en tant que Gerd Lunies (le nom de son personnage dans le film) mais en tant que « mon père ». Comment avez-vous travaillé sur cette porosité et comment avez-vous enchevêtré l’autobiographie et la fiction ?
Je m’intéresse beaucoup à la notion d’autofiction et je crois que cela est lié à cette fatigue dont je vous parlais à l’égard des structures classiques du cinéma. Mon film devait être soit autobiographique, soit imaginé. Ce que je ne savais pas, je l’ai inventé. Ce film est une expérience au sein de laquelle je me suis demandé si, en parlant de mes parents, en me plaçant d’un point de vue non pas personnel mais privé, je pouvais atteindre quelque chose d’universel. En général, les scénarios sont plutôt écrits dans l’autre sens : on part d’une idée générale, d’un concept, auquel on donne une expression individuelle.

Les relations entre Tom et ses parents, mais aussi ses relations avec une ex-petite amie et l’enfant qu’elle a eu avec un autre homme, sont autant d’éléments biographiques. Quelles sont les « choses inventées », celles que vous avez imaginées pour ne pas faire de recherches dessus ?
Par exemple toutes les séquences de dentiste. Je ne sais pas du tout si ce que j’ai représenté est réaliste, s’ils tiennent les instruments dans le bon sens, etc. Et à vrai dire, je m’en fiche ! I don’t care about realism. Cela donne aussi un côté onirique au film, comme s’il était sorti d’un rêve. Et cela permet d’éviter que l’autobiographique vire à la documentation. Le point de départ est autobiographique, mais la forme que je donne est fictive.

Vous semblez aimer employer des expressions anglaises…  C’est curieux c ar, dans le nom que vous avez choisi pour la famille, Lunies, je ne peux m’empêcher d’entendre les mots anglais de loony (« farfelu »), peut-être même de lunatic (« fou », « dément »). Cela introduit de l’autodérision dans la composante autobiographique.
Tout à fait, car ce film est une comédie. Et une tragédie bien sûr… Le rire provient du tragique.
À cet égard, j’ai été très influencé par Tchékhov, en particulier La Mouette. Il indiqua dans un sous- titre que sa pièce était « aussi une comédie », peut-être parce qu’il avait peur que le public ne la prenne trop au sérieux ! Ce que je trouve intéressant, c’est lorsque le public ne sait plus s’il faut rire ou pas, s’il en a le droit ou pas. C’est un humour qui n’est pas du tout allemand, mais plutôt anglo-saxon. Je viens de montrer le film en Australie au festival de Sydney, dans un contexte très international, et j’ai eu l’impression que le film était compris. Ça aussi, c’était une expérience : nous comprenons qu’une chose est épouvantable, et c’est pour cela qu’elle nous fait rire. J’aime cette radicalité, cette transgression des limites, y compris jusqu’à une forme de mauvais goût.

C’est étonnant que vous parliez d’humour anglo-saxon parce que certains moments comiques du film, par exemple la scène où la sœur vomit lors du concert de Tom, pourraient faire penser au travail du Suédois Ruben Ostlund.
Je ne suis pas d’accord, parce que chez Ostlund c’est toujours satirique. Or je n’aime pas la satire. Elle nous fait rire à propos de ceux qui sont risibles, elle tourne en dérision ceux qui sont déjà ridicules. Je ne me moque jamais des gens ni de mes personnages. Et je ne suis jamais ironique.

La Partition est aussi une sorte de fresque, non pas temporelle car l’action est resserrée sur quelques années tout au plus, mais générationnelle, géographique et sociale. Le film met en scène une famille, donc plusieurs générations, qui habitent dans des environnements très différents (Berlin, la capitale, mais aussi la ville de Hambourg et ses environs pavillonnaires) et évoluent des milieux très divers (populaire pour les parents, artistique pour Tom, underground pour Ellen). Aviez-vous l’ambition de faire une fresque ?
Non, cela est venu au fil de l’écriture, car le film prenait toujours plus d’ampleur. Au départ, je voulais réaliser un film sur mes parents et sur leur mort. Et puis je me suis aperçu que je ne pouvais pas le faire sans m’impliquer, ni sans impliquer ma sœur, qui joue un rôle très important dans cette constellation. Or les membres de cette famille se sont éloignés, ils vivent dans des univers très différents, contradictoires même. Ce lien étrange et invisible qu’est la famille ne suffit plus à maintenir une cohésion.

Tragédie, fresque, « et aussi une comédie » … Y a-t-il encore d’autres influences de genre ou de tonalité dans votre film ? La musique y est très importante, sur le plan thématique puisque Tom est chef d’orchestre, mais aussi sur le plan de la construction dramatique. Vous êtes d’ailleurs musicien et avez même composé quelques morceaux pour le film. Pourrait-on parler de « mélodrame », littéralement « drame en musique » ? Ou de « symphonie » ?
J’ai déjà parlé des aspects comiques et tragiques, deux adjectifs qui viennent du théâtre. Si on voulait définir le film à un genre cinématographique, ce serait sans doute le mélodrame. Lorsque j’écris et je tourne, je pense en termes musicaux beaucoup plus que théâtraux ou même psychologiques ! J’imagine vraiment des vagues, qui montent crescendo, se brisent, repartent… Les thèmes aussi se déploient, s’en vont, reviennent, se mêlent. Le chapitre d’Ellen, par exemple, arrive comme un scherzo après long andante entre mère et fils. J’aime aussi le point d’orgue, la fermata, cette pause juste avant la fin d’un morceau de musique, ce moment suspendu qui conduit lentement le public hors de la mesure. C’est pour cela que mon film ne se termine pas sur le concert, qui en serait l’acmé dramatique et émotionnel.

La dernière scène de concert, Tom dirige d’une manière douce, avec des très petits et doux mouvements. Il se met au service de la musique et la laisse advenir. Cela trouve un écho dans la manière de faire le film car tous les morceaux ont été enregistrés en live. C’est très inhabituel au cinéma. Souvent, par exemple dans Tár, la musique est enregistrée avant, puis pendant le tournage on « fait comme si ». Je ne voulais pas de cela, je voulais filmer comment des êtres humains font acte artistique, ensemble. Ce n’est pas une question de réalisme, mais d’émotion. J’ai placé un petit micro sur chacun des musiciens – il a fallu près de cent micros ! Ça en valait la peine, parce que je trouve qu’on ressent que le musicien est vraiment en train de jouer.

Comme vous l’avez explicité, Tom est une figure autobiographique, même s’il n’est pas vous. Il est chef d’orchestre, et non pas cinéaste… Pourquoi ce choix ? Y a-t-il beaucoup de points communs entre un chef d’orchestre et un cinéaste ?
Énormément ! D’ailleurs, à une époque, je voulais devenir chef d’orchestre. C’est très similaire, quand vous y réfléchissez : on commence par lire et s’approprier une pièce musicale ou un scénario, puis on travaille avec des collaborateurs pour le faire advenir dans la réalité sensible. Le réalisateur ou le chef d’orchestre doit réussir à transmettre sa vision aux musiciens ou aux acteurs, puis il doit les amener à s’ouvrir au matériau initial. Il y a cependant une grosse différence : les pièces musicales sont sans cesse reprises et dirigées par de nouveaux chefs d’orchestre, alors que ça n’arrive que très rarement au cinéma. En vérité, ce serait passionnant de prendre un scénario – un bon, évidemment – et de le faire réaliser simultanément par Wim Wenders, Leos Carax, Jim Jarmusch, Aki Kaurismäki et Bong Joon-Ho. Et on regarde les cinq films que cela donne. Je trouverais ça génial !

Votre scénario a été récompensé d’un Ours d’argent au festival de Berlin. Et vous avez fait advenir le film à l’aide d’un casting remarquable : Lars Eidinger, bien sûr, mais aussi Lilith Stangenberg et Corinna Harfouch. Comment avez-vous travaillé avec eux ?
Je crois que ma manière d’approcher les acteurs et le travail avec eux est assez particulière. Pour moi, le personnage est moins important que celui qui le joue ! À partir du moment où je décide que ce sera Lars Eidinger qui interprétera Tom, je m’intéresse de moins en moins à Tom et de plus en plus à Lars. Sur le plateau, j’appelle les acteurs par leur nom, pas par celui de leur personnage. Pendant le tournage, nous parlons moins du scénario que de la vie en général. Tous les soirs, nous allons dîner ensemble, nous buvons du vin et nous parlons. Cela contribue à faire naître une atmosphère qui, je pense, transparaît ensuite dans le film. J’aime quand les acteurs n’interprètent pas les scènes, mais qu’ils les vivent.

D’un autre côté, et cela vient peut-être de votre travail sur les séries, il y a quand même chez vous la volonté de raconter quelque chose, non ?
En tout cas, je n’aimerais pas ennuyer mon spectateur. J’ai envie de le divertir, même si je n’aime pas ce mot parce qu’il renvoie, du moins en allemand, à des formes d’art très banales, qui ne sont pas du tout celles que je recherche. J’aime particulièrement le cinéma de Jarmusch ou Bergman que je trouve divertissants au sens noble du terme. Les cinéastes sont évidemment des gens qui aiment raconter des histoires. J’accorde beaucoup de valeur au fait de raconter, de faire récit, beaucoup plus qu’à celui d’exprimer quelque chose, de faire advenir une signification.

À cet égard, je suis très différent d’un Christian Petzold. Je veux captiver le spectateur par le pur récit, et non pas par une signification. Je veux qu’il soit emporté et qu’il ait envie de faire un bout de chemin avec le film. J’admire beaucoup Jarmusch, Bergman, Fellini ou encore Truffaut parce que ce sont des cinéastes qui arrivent à faire cela.

Il y a dans La Partition une dimension autoréflexive, comme si le film réfléchissait sur lui-même. Par exemple, lorsqu’un personnage définit le kitsch et « L’arête étroite » qui le sépare de l’art véritable. « L’arête étroite » devient ensuite le titre du quatrième chapitre (traduit en français par « La ligne rouge »). Quelle est cette « arête étroite », cet équilibre que vous cherchez ?
C’est une vraie problématique. Comment ne pas pervertir l’authenticité de ce que vous voulez raconter. Ingmar Bergman, auquel je fais plusieurs allusions dans le film, a dit un jour que la grande tragédie de sa vie était de n’avoir jamais réussi à ne pas déformer ce qu’il avait à raconter en le racontant. En tant que cinéastes, nous cherchons à transmettre quelque chose et, au moment même où nous le transmettons, nous le détruisons parce que nous le rendons plus petit, moins authentique. Et cela vaut autant pour le cinéma d’auteur que pour le cinéma grand public, pour Ingmar Bergman autant que pour Steven Spielberg.

Pourriez-vous nous en dire plus sur le design des intertitres, qui ressemblent un peu à des dessins d’enfant ?
J’aime les choses fabriquées à la main. Le film a certes été tourné en numérique, mais il a quand même quelque chose d’analogique. Il est « old school » et hand made, souvent tourné à l’épaule. J’ai peint les cartons de titre. L’aspect enfantin, peut-être même puéril me plaît beaucoup. Il faut savoir faire l’andouille ! En réalité, vous savez, je ne suis pas quelqu’un de sérieux. En tout cas, je ne veux pas que mes films soient adultes, grown up. On m’a dit que le slapstick du chapitre consacré à Ellen faisait un trop fort contraste avec la sensibilité de scènes comme celle entre Tom et Lissy. Mais c’est justement cette collision qui me plaît, car la vie est comme ça ! Par bien des aspects, la vie est « grand guignol ».

Extraits de propos recueillis et traduits de l’allemand par Louise Dumas.