Film recommandé

ENYS MEN

Mark Jenkin

Distribution : ED Distribution

Date de sortie : 10/04/2024

Royaume-Uni - 2022 - 1h31 - - image 1:1.33 - son 5.1 - 16 mm

Sur une île inhabitée des Cornouailles, une bénévole passionnée de vie sauvage se livre à des observations quotidiennes sur une fleur rare. Sa vie est hypnotique dans sa monotonie, elle répète les mêmes gestes jour après jour, comme un rituel. Au fur et à mesure, des sons et des images provenant d’autres temporalités commencent à s’infiltrer, perturbant progressivement son équilibre.

Quinzaine des réalisateurs 2022
BFI London Film Festival 2022 – New York Film Festival 2022 – Indie Lisboa 2023
British Independant Film Award for Best Sound


AVEC : Mary Woodvine – Edward Rowe – Flo Crowe – John Woodvine
Production : Bosena LTD

Mark Jenkin

Mark Jenkin est un réalisateur basé à l’ouest des Cornouailles. Son style cinématographique unique le conduit à être également directeur de la photographie et monteur. Son long métrage Bait, présenté dans la sélection Forum à la Berlinale en 2019, remporte un BAFTA et est un important succès critique et au box-office en Angleterre. Parmi ses autres films, on peut noter le moyen métrage Bronco’s House et les courts métrages Vertical Shapes in a Horizontal Landscape et Hard, Cracked the Wind.

FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE

2003 The Man Who Needed a Trafic Light (cm)
2015 Bronco’s House (cm)
2016 Dear Marianne (cm)
2016 The essential Cornishman (cm)
2017 Tomato (cm)
2018 David Bowie is dead (cm)
2019 Hard, Cracked the Wind (cm)
2019 Bait
2022 Enys Men

ENYS MEN, UN FILM INCLASSABLE ?

Si Enys Men (qui signifie île de pierre en cornique) emprunte à l’esthétique des films de genre des années 70 et reprend les codes du film d’horreur, on ne peut pas vraiment en parler comme d’un film d’horreur classique. Le film se rapproche plutôt du genre du folk horror (ou horreur folklorique), un sous genre de l’horreur, souvent rattaché à des films comme The Wicker Man de Robin Hardy (1973) ou plus récemment Midsommar de Ari Aster (2019). Il est compliqué de trouver une définition bien précise du folk horror, mais on peut tenter d’en délimiter les contours pour mieux appréhender la manière dont Enys Men peut se rapprocher du genre. Le folk horror est caractérisé par une tendance des personnages à subir une forme d’isolement, un rapport à des traditions mystiques ou mythologiques (celtiques entres autres), une forte présence d’éléments naturels. Dans une tentative de définition du Irish Times on peut aussi lire que de « nombreuses œuvres folk horror tirent leur épouvante des actions et des croyances des protagonistes plutôt que d’éléments explicitement surnaturels »1
Ainsi, si Enys Men ne fait pas à proprement parler peur, il se rapproche du folk horror précisément par la manière dont il lie la solitude du personnage principal désigné comme « la bénévole » à l’environnement à la fois gigantesque et hostile qui l’entoure et qu’elle étudie. En faisant apparaitre la pierre levée comme un élément récurrent et central du film, Jenkin évoque aussitôt des légendes celtiques et ancre le film dans la culture des Cornouailles.
1 Irish Time, 23 juillet 2019, « Beyond Midsommar ‘folk horror’ in popular fiction »


LA NOTION DU TEMPS DANS ENYS MEN

Le rapport au temps, la perte de la notion du temps liée à la solitude du personnage principal devient dans Enys Men un élément central, source du dérèglement du film et de son basculement vers une forme d’inquiétante étrangeté.

Extrait du Q&A réalisé à l’occasion de la projection d’Enys Men à la Quinzaine des Réalisateurs le 20 mai 2022 avec Mark Jenkin et Mary Woodvine :
MJ : Une de mes plus grandes peurs, c’est l’idée que le temps n’ait plus vraiment de sens. Je pense qu’en tant qu’humain on peut supporter énormément de choses en sachant que le soleil se couche tous les soirs et se lève tous les matins. Et on a d’ailleurs vu ces deux dernières années que l’on pouvait traverser beaucoup de choses tant que l’on a ce type de repères tandis que si le temps se met à vriller c’est peut-être pour moi là ce qu’il y a de plus horrifique ; c’est ça que j’ai eu envie de porter à l’écran.


Le temps est effectivement très important chez vous : il y a à la fois l’époque à laquelle on se situe, avril 1973, puis il y a ces allers-retours temporels. On voit les enfants qui chantent des chants traditionnels corniques, les mineurs et puis cette référence à l’avenir avec ce personnage de Mary, pourriez-vous parler de la conception duelle du temps chez vous ?
MJ : Oui cela commence en 1973, ou on pourrait croire que cela se passe en 1973. C’est ce que j’adore dans les films : on peut faire ces sauts dans l’espace et le temps d’une manière qui est en fait impossible dans la réalité et c’est ce qui fait du cinéma la plus grande création humaine à ce jour. Il a ce potentiel de reproduire notre part de conscient mais aussi d’inconscient ainsi que nos rêves de manière très simple et accessible. J’aime bien l’idée que le film peut se passer n’importe quand sauf dans le présent. Il y a ce système de bonds dans le temps avec des scènes qui semblent être des prémonitions d’actions qui pourraient se produire quelques minutes ou quelques jours plus tard, mais on passe ensuite à des scènes qui se déroulent au présent et c’est en quelques sortes à ce moment que le film se déroule. Pour moi cela reste un film contemporain parce que l’on passe notre temps à faire des références au passé et à se projeter vers l’avenir mais en réalité tout ce que nous avons, c’est le moment présent. C’est extraordinaire d’avoir ce potentiel mais c’est aussi une grande source d’angoisse et c’est ce qui nous fait perdre la tête. Et nous avons la possibilité d’essayer de faire transparaitre ce phénomène à l’écran !

Mary, vous avez extrêmement peu de dialogues, votre personnage est une femme qui a une vie intérieure riche, c’est une observatrice, comment avez-vous abordé ce rôle ?
MW :
J’ai lu le scénario énormément de fois pour justement comprendre cette routine quotidienne qu’elle met en place d’aller observer la fleur puis de revenir et de jeter la pierre et la manière dont tout se met à déraper. J’étais parfois tentée d’en faire plus dans mon jeu pour faire passer cette panique, cette peur, ce sentiment de confusion mais Mark me disait au contraire qu’il fallait rester simple.
Mark m’avait dit qu’il ne voulait pas faire un énième film sur une femme pourchassée et terrorisée. Même si l’étrangeté est autour d’elle, il fallait que l’on sente qu’elle tente de garder le contrôle, elle tente d’endiguer un peu les choses, de les contenir et de garder sa routine à tout prix. Pour moi, c’est ce qui est représenté lorsqu’elle met la main sur la plaque chauffante de la cuisinière : elle a besoin de sentir que ce qu’elle vit est vrai parce que tout est en train de dérailler autour d’elle donc elle a besoin de sentir que la douleur existe et que tout cela est vrai.

PAS D’EXPLICATIONS


Le film de Jenkin pose des signes, sans jamais vraiment les expliquer. Aux spectateurs de se laisser porter par ce récit fragmentaire mettant en relief la solitude de cette femme et, si cela leur semble nécessaire, de reconstituer, d’interpréter les signes…
Cette construction cryptique et énigmatique rapproche encore une fois le film du folk horror, si l’on reprend la remarque dans le récent ouvrage collectif Folk horror on film : Return of the British repressed
« L’horreur dans le folk Horor peut être surnaturelle ou réelle, actuelle ou imaginée. Contrairement au slasher, qui culmine généralement avec la raison de la pathologie du tueur, l’horreur populaire n’a pas besoin de déterminer une explication ultime, préférant, l’étrangeté de l’incertitude ».2
Mark Jenkin dit d’ailleurs « Je ne veux vous donner aucune réponse. Il y a une citation du cinéaste français Robert Bresson : J’aimerais mieux que les gens ressentent un film avant de le comprendre ». 3


2 Louis AYMAN, K.J ; DONNELLY, Folk horror on film: Return of the British repressed
https://www.indigo.ca/fr-ca/folk-horror-on-film-return-of-the-british-repressed/9781526164926.html

3 “I don’t want to give you any answers. There’s a quote from the French film director, Robert Bresson: ‘I’d rather people feel a film before understanding it’.
(https://hauntedgeneration.co.uk/2023/05/01/mark-jenkin-enys-men-and-the-merry-maidens/)