Sur une île inhabitée des Cornouailles, une bénévole passionnée de vie sauvage se livre à des observations quotidiennes sur une fleur rare. Sa vie est hypnotique dans sa monotonie, elle répète les mêmes gestes jour après jour, comme un rituel. Au fur et à mesure, des sons et des images provenant d’autres temporalités commencent à s’infiltrer, perturbant progressivement son équilibre.
avec Mary Woodvine – Edward Rowe – Flo Crowe – John Woodvine
Réalisation Mark Jenkin • Scénario Mark Jenkin • Image Mark Jenkin • Son Mark Jenkin • Décors Mae Voogd • Montage Mark Jenkin • Producteurs Denzil Monk, Deborah Boden, Ben Coren, Lauren Dark, Johnny Fewings, Kingsely Marshall
Mark Jenkin
Mark Jenkin est un réalisateur basé à l’ouest des Cornouailles. Son
style cinématographique unique le conduit à être également directeur
de la photographie et monteur. Son long métrage Bait, présenté dans
la sélection Forum à la Berlinale en 2019, remporte un BAFTA et est
un important succès critique et au box-office en Angleterre. Parmi ses
autres films, on peut noter le moyen métrage Bronco’s House et les
courts métrages Vertical Shapes in a Horizontal Landscape et Hard,
Cracked the Wind.
FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE
- 2003 The Man Who Needed a Trafic Light (court métrage)
- 2015 Bronco’s House (court métrage)
- 2016 Dear Marianne (court métrage)
- 2016 The essential Cornishman (court métrage)
- 2017 Tomato (court métrage)
- 2018 David Bowie is dead (court métrage)
- 2019 Hard, Cracked the Wind (court métrage)
- 2019 Bait (long métrage)
- 2022 Enys Men (long métrage)
ENYS MEN, UN FILM INCLASSABLE ?
Si Enys Men (qui signifie île de pierre en cornique) emprunte à l’esthétique des films de genre des années 70 et reprend les codes du film d’horreur, on ne peut pas vraiment en parler comme d’un film d’horreur classique. Le film se rapproche plutôt du genre du folk horror (ou horreur folklorique), un sous genre de l’horreur, souvent rattaché à des films comme The Wicker Man de Robin Hardy (1973) ou plus récemment Midsommar de Ari Aster (2019). Il est compliqué de trouver une définition bien précise du folk horror, mais on peut tenter d’en délimiter les contours pour mieux appréhender la manière dont Enys Men peut se rapprocher du genre. Le folk horror est caractérisé par une tendance des personnages à subir une forme d’isolement, un rapport à des traditions mystiques ou mythologiques (celtiques entres autres), une forte présence d’éléments naturels. Dans une tentative de définition du Irish Times on peut aussi lire que de « nombreuses œuvres folk horror tirent leur épouvante des actions et des croyances des protagonistes plutôt que d’éléments explicitement surnaturels ». Ainsi, si Enys Men ne fait pas à proprement parler peur, il se rapproche du folk horror précisément par la manière dont il lie la solitude du personnage principal désigné comme « la bénévole » à l’environnement à la fois gigantesque et hostile qui l’entoure et qu’elle étudie. En faisant apparaitre la pierre levée comme un élément récurrent et central du film, Jenkin évoque aussitôt des légendes celtiques et ancre le film dans la culture des Cornouailles.
LA NOTION DU TEMPS DANS ENYS MEN
Le rapport au temps, la perte de la notion du temps liée à la solitude du personnage principal devient dans Enys Men un élément central, source du dérèglement du film et de son basculement vers une forme d’inquiétante étrangeté.
Extrait du Q&A réalisé à l’occasion de la projection d’Enys Men à la Quinzaine des Réalisateurs le 20 mai 2022 avec Mark Jenkin et Mary Woodvine :
MJ : Une de mes plus grandes peurs, c’est l’idée que le temps n’ait plus vraiment de sens. Je pense qu’en tant qu’humain on peut supporter énormément de choses en sachant que le soleil se couche tous les soirs et se lève tous les matins. Et on a d’ailleurs vu ces deux dernières années que l’on pouvait traverser beaucoup de choses tant que l’on a ce type de repères tandis que si le temps se met à vriller c’est peut-être pour moi là ce qu’il y a de plus horrifique ; c’est ça que j’ai eu envie de porter à l’écran.
Le temps est effectivement très important chez vous : il y a à la fois l’époque à laquelle on se situe, avril 1973, puis il y a ces allers-retours temporels. On voit les enfants qui chantent des chants traditionnels corniques, les mineurs et puis cette référence à l’avenir avec ce personnage de Mary, pourriez-vous parler de la conception duelle du temps chez vous ?
MJ : Oui cela commence en 1973, ou on pourrait croire que cela se passe en 1973. C’est ce que j’adore dans les films : on peut faire ces sauts dans l’espace et le temps d’une manière qui est en fait impossible dans la réalité et c’est ce qui fait du cinéma la plus grande création humaine à ce jour. Il a ce potentiel de reproduire notre part de conscient mais aussi d’inconscient ainsi que nos rêves de manière très simple et accessible. J’aime bien l’idée que le film peut se passer n’importe quand sauf dans le présent. Il y a ce système de bonds dans le temps avec des scènes qui semblent être des prémonitions d’actions qui pourraient se produire quelques minutes ou quelques jours plus tard, mais on passe ensuite à des scènes qui se déroulent au présent et c’est en quelques sortes à ce moment que le film se déroule. Pour moi cela reste un film contemporain parce que l’on passe notre temps à faire des références au passé et à se projeter vers l’avenir mais en réalité tout ce que nous avons, c’est le moment présent. C’est extraordinaire d’avoir ce potentiel mais c’est aussi une grande source d’angoisse et c’est ce qui nous fait perdre la tête. Et nous avons la possibilité d’essayer de faire transparaitre ce phénomène à l’écran !
Mary, vous avez extrêmement peu de dialogues, votre personnage est une femme qui a une vie intérieure riche, c’est une observatrice, comment avez-vous abordé ce rôle ?
MW : J’ai lu le scénario énormément de fois pour justement comprendre cetteroutine quotidienne qu’elle met en place d’aller observer la fleur puis de revenir et de jeter la pierre et la manière dont tout se met à déraper. J’étais parfois tentée d’en faire plus dans mon jeu pour faire passer cette panique, cette peur, ce sentiment de confusion mais Mark me disait au contraire qu’il fallait rester simple. Mark m’avait dit qu’il ne voulait pas faire un énième film sur une femme pourchassée et terrorisée. Même si l’étrangeté est autour d’elle, il fallait que l’on sente qu’elle tente de garder le contrôle, elle tente d’endiguer un peu les choses, de les contenir et de garder sa routine à tout prix. Pour moi, c’est ce qui est représenté lorsqu’elle met la main sur la plaque chauffante de la cuisinière : elle a besoin de sentir que ce qu’elle vit est vrai parce que tout est en train de dérailler autour d’elle donc elle a besoin de sentir que la douleur existe et que tout cela est vrai.
PAS D’EXPLICATION
Le film de Jenkin pose des signes, sans jamais vraiment les expliquer. Aux spectateurs de se laisser porter par ce récit fragmentaire mettant en relief la solitude de cette femme et, si cela leur semble nécessaire, de reconstituer, d’interpréter les signes… Cette construction cryptique et énigmatique rapproche encore une fois le film du folk horror, si l’on reprend la remarque dans le récent ouvrage collectif Folk horror on film : Return of the British repressed « L’horreur dans le folk Horor peut être surnaturelle ou réelle, actuelle ou imaginée. Contrairement au slasher, qui culmine généralement
avec la raison de la pathologie du tueur, l’horreur populaire n’a pas besoin de déterminer une explication ultime, préférant, l’étrangeté de l’incertitude » Mark Jenkin dit d’ailleurs « Je ne veux vous donner aucune réponse. Il y a une citation du cinéaste français Robert Bresson : J’aimerais mieux que les gens ressentent un film avant de le comprendre ».
NOTE D’INTENTION DU RÉALISATEUR
Quand j’étais enfant, nous allions souvent voir les Merry Maidens, un cercle de pierre proche de la maison de ma grand-mère à West Penwith. Selon la légende, ces dix-neuf pierres étaient les restes pétrifiés d’un groupe de jeunes filles punies pour avoir dansé un dimanche. Elles avaient batifolé sur la lande, accompagnées par deux joueurs de cornemuse. Ceux-ci avaient été transformés en pierre eux aussi, à distance du cercle, à cause de leur participation à ce rituel païen. Tandis que nous revenions à la maison après avoir vu les filles, je jetais toujours un regard par-dessus les haies et à travers les portails, vers les silhouettes imposantes des joueurs de cornemuse qui se détachaient sur le ciel. Mais ils ne se trouvaient jamais là où je m’y attendais. Parfois plus loin parfois très près, parfois, de façon des plus troublantes, pas là du tout. Ces images, survenues à un âge où l’on est
impressionnable, m’étaient restées et certaines nuits, aujourd’hui encore, je me réveille et je pense à ces pierres. À ce qu’elles cherchent à faire, sous le couvert de l’obscurité, toutes seules là-bas, sur la lande, avec personne pour les regarder. Et si les joueurs de cornemuse n’étaient pas morts ? Et si ces pierres vivaient ? Et si le paysage était non seulement vivant, mais sensible ? Tel a été le point de départ de Enys Men. Mais bien entendu, le film ne montre pas seulement des pierres dressées et des pétrifications. Il y a la religion, l’horticulture, le sacrifice, la pénurie de combustible, la naissance et la mort, le sexe, les petits pains au safran et la théorie de l’univers. Le tout sous l’aspect d’un film de genre. On m’a fait remarquer à plusieurs reprises qu’il y avait des moments dans Bait et Bronco’s House (le court métrage qui le précède) où les choses basculaient dans l’horreur. La sensation d’épouvante et l’intuition qui sous-tend le récit de ces deux films semblent obéir à certaines conventions du genre. C’est
quelque chose que j’avais l’intention de faire en tournant ces films et, une fois terminés, j’ai trouvé que les deux étaient des histoires relativement classiques. Néanmoins j’étais curieux de voir ce que ça donnerait si je faisais un véritable film d’épouvante. Presque fatalement, étant donné le cadre, l’idée tendait vers le folk horror (horreur folklorique). À cause, bien sûr, de la présence de la pierre dressée et des mythes locaux, mais aussi du rôle du rituel et de la participation active des éléments. Pour moi le folk horror a des connotations très anglaises. Il s’agit d’enlever une couche pastorale de la « Merrie England » (l’Angleterre du bon vieux temps) pour faire apparaître un passé celtique et païen plein de brutalités, de perversions et de menaces. Je voulais que ce film soit authentiquement cornouaillais. Dans un sens, je commençais déjà à creuser plus
profond, à partir d’un passé païen déjà mis au jour, alors qu’il ne restait plus qu’un seul endroit à découvrir : plus profondément dans le sol, loin dans les entrailles de la terre, à travers la pierre vivante même. Il fallait donc inclure distinctement les archétypes et l’imagerie de la Cornouaille : marins, mineurs et jeunes femmes travaillant à la mine habitant une Cornouaille ancienne et pourtant intemporelle. Un pays de landes où l’on se perd, situées au bord d’une mer hostile, ceint de toutes parts par des falaises noirâtres, exploité pour ses minerais en dessous et hanté par ces vieilles pierres dressées au-dessus. Stimulé par les images que j’avais en tête j’ai écrit le premier jet à la main, dans un petit carnet, durant trois nuits fébriles. Après l’avoir tapé, je l’ai relu et j’ai été surpris et déçu de constater qu’il ne contenait pas d’épouvante traditionnelle. Après réflexion, les remarques concernant Bait et de Bronco’s House ont commencé à faire sens pour moi. L’épouvante se trouverait dans la forme et pas nécessairement dans le contenu. Ce script était une ébauche pour un film, pas pour une œuvre de littérature. L’atmosphère et le climat du medium, l’interaction minutieuse du son et de l’image, de la lumière et du temps, cela fait que le film prend vie. Et dans ce cas, on ne peut pas se fier au soubassement même de la forme. Il ne faut pas faire confiance au film. Je voulais m’atteler à Enys Men comme je l’ai toujours fait pour mes
courts-métrages, avec le contrôle total de la création. J’ai tendance à penser au film, au son et à la musique tout en même temps, pendant toute l’écriture, le tournage et la postproduction. Je n’enregistre jamais le son sur place. Le dialogue lui-même se perd dans le vent, pour être recréé ou réécrit ensuite en studio. Les atmosphères sonores, les bruitages et la musique sont créés comme un tout, le montage étant retravaillé pour s’accorder au tempo, aux rythmes et aux répétitions du paysage sonore. J’éprouve un grand plaisir à prendre les commandes quand on en arrive au montage, au son et à la musique, mais je ne le fais pas seul et j’ai recours à la minutie et au savoir-faire de la petite équipe avec laquelle je travaille depuis de nombreuses années. Après Bait j’ai eu envie de faire un film sur le même mode et de ne pas être tenté de changer totalement ma façon de travailler. L’équipe collabore de façon très spécifique, à la mesure de nos points forts et en tirant parti de la faiblesse évidente qui consiste à se trouver géographiquement isolés. L’équipe est infiniment inventive, pleine de ressources et déterminée ; les rôles sont mêlés, les responsabilités
partagées et si c’est réussi, le succès appartient à tous et à chacun. En dernier lieu, le casting a découlé lui aussi à une décision simple. Après avoir d’abord écarté l’idée de prendre une décision définitive, je me suis rendu compte que j’avais écrit le rôle pour Mary Woodvine et qu’elle était la seule personne que je voulais pour interpréter la Bénévole. Savoir que Mary habiterait si totalement ce rôle a considérablement soulagé le stress dont j’étais l’objet. Le changement le plus évident par rapport à Bait c’est que Enys Men est en couleurs. J’ai toujours voulu qu’il soit en couleurs et coloré !
Cette esthétique est essentielle à l’intrigue, les costumes et la flore jouant un rôle déterminant dans l’histoire. Ce film n’a jamais cherché à être un hommage déclaré à un genre, mais il a été réalisé en utilisant un mode de production, et avec le même type d’équipement que beaucoup de films d’horreur à petit budget des années 70, c’est donc inévitablement un coup de chapeau à ces films. De même que le personnage principal, ce film se perd dans le temps. Je vois Enys Men comme un film de folk horror exhumé du fond des terres de Cornouailles.