Film recommandé

Le Prince

Lisa Bierwirth

Distribution : Shellac

Date de sortie : 15/06/2022

Allemagne – 2021 – 2h05

Galeriste à Francfort, Monika n’a rien en commun avec Joseph, diamantaire congolais en attente de régularisation, qui survit de combines plus ou moins légales dans la même ville. Tous deux pensent qu’ils sont différents, qu’ils ne sont pas le produit de leur environnement et qu’ils vont pouvoir surmonter les obstacles. Pourtant, la défiance s’immisce dans leur amour…

Festival de Karlovy Vary 2021 – Compétition officielle

Ursula Strauss Monika • Passi Balende Joseph• Nsumbo Tango Samuel Ambara • Victoria Trauttmansdorff Ursula • Alex Brendemühl Peter • Hanns Zischler Michael Schmidt-Fournier • Douglas Gordon Douglas

Réalisation Lisa Bierwirth • Scénario Lisa Bierwirth, Hannes Held• Directrice de la photographie Jenny Lou Ziegel • Son Johannes Schmelzer-Ziringer, Kai Tebbel • Montage Bettina Böhler • Production Jonas Dornbach, Janine Jackowski, Maren Ade • Décors Marie-Luise Balzer

Lisa Bierwirth

Lisa Bierwirth est née en 1983 à Hessisch Lichtenau, dans le centre de l’Allemagne. Elle s’installe à Berlin en 2001 où elle étudie la réalisation à la Deutsche Film- und Fernsehakademie de 2006 à 2016. C’est à cette époque qu’elle réalise ses premiers courts-métrages et commence
à occuper divers postes en production, montage, casting et assistance à la réalisation auprès de Sonja Heiss et Henner Winckler et notamment pour Komplizen Film. De 2013 à 2016, Lisa Bierwirth officie comme assistante de Valeska Grisebach et accompagne le développement et la réalisation de Western (Cannes 2017 – Un Certain Regard). Le Prince est son premier film, présenté au festival de Karlovy Vary et nommé pour le prix du meilleur scénario allemand par la Commission Fédérale Gouvernementale pour la Culture et les Médias.

FILMOGRAPHIE
2015 Portopalo essai documentaire, 6min.
2013 Teufel fiction, 30min.
2011 Sweetness fiction, 32min.
2009 Fracht fiction 7min.

Entretien avec la réalisatrice

D’où vient cette histoire entre Monica et Joseph ?

Le point de départ a été la relation entre ma mère et son mari de l’époque originaire de Kinshasa, au Congo. Malgré toutes leurs difficultés, ils formaient un couple incroyable. Un couple lumineux, non seulement par leurs différences, mais aussi par leur résilience, leur humour et par l’énergie qu’il y avait entre eux. À partir de cette histoire intime, j’ai commencé un véritable travail de fouilles, j’ai interrogé beaucoup de gens pour découvrir ce qu’on pourrait bien raconter, et surtout comment on pourrait raconter les difficultés qu’une telle relation rencontre. Surtout dans la mesure où je n’avais pas l’intention de raconter l’histoire de ma mère.

Où ces recherches vous ont-elles menée ?

J’ai d’abord envisagé les obstacles évidents et les pressions extérieures complexes qui pesaient sur leur relation. Le besoin de se plier aux obligations officielles, l’omniprésence des contrôles de police, et avec eux, bien sûr, la peur de l’expulsion. Et en même temps, j’avais le sentiment que mon sujet était autre que l’intégration d’un demandeur d’asile en Allemagne, qui est horriblement difficile, ou la description de toutes les formes de racisme structurel qui s’immiscent partout. J’étais bien plus intéressée par la lutte personnelle dans un couple comme celui formé par Joseph et Monika. Elle me semblait incroyablement compliquée et difficile. Progressivement, j’ai compris qu’elle n’était pas seulement enracinée dans leurs différentes cultures, leurs environnements sociaux ou leurs origines. Mon co-auteur, Hannes Held, et moi avons ensuite pensé aux interactions et aux pressions inhérentes à une relation pareille : une femme originaire du « merveilleux État providence d’Allemagne » rencontre un Congolais, dont le passé ne comprend pas « d’État compétent », et dont l’idée de ce qu’il faut faire pour survivre est diamétralement opposée. En élaborant le script, nous avons surtout essayé de comprendre si les conditions sociopolitiques, et donc les structures et conflits post-coloniaux en particulier, se reflétaient aussi dans la sphère privée – et si oui, comment et où ; dans quelle mesure la relation inégale et non résolue entre ce qu’on appelle le premier et le tiers monde, entre l’Europe et l’Afrique et réciproquement, s’y reflète. Quelles assignations agresseur-agressé sont concomitantes et quelle défiance peut en découler ; et la question de cette défiance qui s’oppose à une relation d’amour.

Monika se croit différente de ses amis et de tout le monde. Elle pense ne pas partager cette défiance. Mais elle est forcée de constater qu’elle n’en est pas exempte non plus, en tant qu’enfant de sa génération et de sa société. À travers Joseph, elle est confrontée à quelque chose qu’elle connaît en théorie et à quoi elle a réfléchi. Mais dans la réalité du quotidien, cette relation lui impose des exigences totalement différentes et l’oblige à se remettre en question en permanence. Ce qui la pousse aussi vers les limites de son amour. Joseph, lui, prend le contre-pied de cette défiance. Pour lui, c’est une sorte de stratégie de survie, fondée sur son expérience. Il est absolument déterminé à ne pas se laisser contrôler par qui ou quoi que ce soit. Cela implique de ne pas tout révéler de lui-même, et de ne montrer que peu de vulnérabilités, ce qui explique son attitude parfois réservée. Quand il dit : « Mon père a été colonisé. Pas moi. », cela reflète son besoin de respect, d’autodétermination. Mais parfois ce besoin l’empêche d’adopter un point de vue objectif et ouvert et Monika cesse d’être sa partenaire, devient « une Européenne », l’ennemi personnifié.

À quel moment cette histoire d’amour est-elle devenue un mélodrame ?

Nous avons préféré le mélodrame à un récit exagérément émotionnel pour que le film ne s’enlise pas dans le réalisme social. Cela nous a permis de raconter comment ce couple se retrouve victime d’une situation qui le dépasse. Le film remet en question l’idée romantique que l’amour peut abattre tous les murs et neutraliser les conventions sociales. On se demande plutôt si la possibilité de vivre son amour au grand jour n’est pas un luxe. En revanche, on ne questionne pas l’amour que Monika et Joseph ont l’un pour l’autre. Leur expérience ressemble beaucoup à un coup de foudre, même s’il se produit derrière une poubelle, sans fanfare et sans l’orchestre du Titanic derrière. On m’a souvent demandé pendant la phase d’écriture pourquoi ils tombaient même amoureux, et si Monika ne devait pas avoir une raison de tomber amoureuse de ce « Congolais un peu louche et insondable ». C’est fascinant comme on peut accepter sans problème que Julia Roberts et Richard Gere tombent amoureux après une passe dans un hôtel, mais ce n’est pas possible pour Monika et Joseph.

Joseph et Monika veulent tous les deux une chance, aucun des deux ne veut être « M. ou Mme Toutlemonde ». Pourquoi devraient-ils échouer, forcément ?

Je ne dirais pas qu’ils échouent, en soi. Pour moi, ce sont des héros parce qu’ils sont audacieux, ne serait-ce que dans leur vie privée ou professionnelle, alors que leur environnement respectif est bien plus rigide et inflexible. Monika et Joseph font vraiment bouger les choses. Mais oui, on peut dire, au sens le plus entendu, qu’ils échouent. Il finit dans le bâtiment alors que c’est précisément ce qu’il ne voulait pas, et on ne donne pas à Monika le poste voulu. Et par-dessus tout cela, leur relation ne survit pas. Il faut se demander les conditions et les mécanismes qui entrent en jeu, ici. Pourquoi, par exemple, Monika n’obtient-elle pas le travail qu’elle recherche, et qu’est-ce qu’un homme peut bien avoir de plus qui lui ouvre la voie à une carrière ? Et pour quelle raison leur relation ne survit elle pas ?

J’ai toujours vu Monika et Joseph comme des « loups solitaires », c’est une nature ou un sentiment qui les unit. Il est peut-être demandeur d’asile, mais il n’accepte pas l’espace exigu qu’on lui attribue en Allemagne. Joseph est évidemment stigmatisé et marginalisé, et n’a d’autre choix que de se débrouiller tout seul. Et Monika aussi se rend compte que sa situation devient de plus en plus tendue et solitaire, dans le domaine que la société veut bien lui accorder en tant que femme sans enfant, la quarantaine passée et une carrière tout sauf spectaculaire. Elle a de la sympathie, forcément. Elle se sent elle-même soudainement disparaître. Mais aucun d’eux ne se laisse abattre. Si à la fin ils peuvent se retrouver et s’embrasser en tant qu’égaux, dans leur grande fragilité et avec toute l’affection sincère qu’ils portent l’un à l’autre, sans détourner le regard, alors en un sens, c’est eux qui ont gagné !

Monika porte l’esprit de son temps, la volonté et l’humour avec force et nonchalance, c’est une véritable héroïne. Pouvez-vous nous raconter la naissance de ce personnage ?

C’est une combinaison de nombreux éléments, un long cheminement au cours duquel son personnage a émergé pour s’éloigner de plus en plus de ma mère. Il y a très probablement aussi un peu de Hannes et de moi en Monika. Et le choix du milieu artistique était une façon de rattacher le récit à un domaine que je connais, avant de m’aventurer sur un terrain que je ne connais pas, celui de la diaspora congolaise. Une autre raison pour laquelle nous avons voulu placer Monika dans ce milieu artistique était que les discussions qui s’y tiennent s’estiment être de haut niveau, et s’élever au-dessus de toute accusation d’injustice. Nous avons cherché précisément les traces de racisme ordinaire là où on ne soupçonne pas sa présence, ou ne s’attend pas à le trouver – au-delà des lieux communs. Bien sûr, c’est tout le talent et l’incarnation d’Ursula Strauss qui ont donné vie à Monika, et qui ont apporté tant d’authenticité à son personnage. Ursula a cette façon incroyable de laisser voir sa vulnérabilité sans perdre de sa force, sans se trahir.

Le personnage de Joseph a quelque chose d’insaisissable mêlant le mystère et l’exigence la plus absolue. Parlez-nous de sa genèse.

Le plus difficile a été de raconter une perspective qui n’est pas et ne peut pas être la mienne. Avec son personnage, j’entrais en territoire inconnu. J’ai passé de drôles de nuits blanches à me demander si je pourrais rendre justice à cette perspective. J’ai interrogé de nombreuses personnes de la diaspora africaine, surtout des Congolais et des Angolais, j’ai lu beaucoup de fictions et les comparais tout le temps à la réalité. En fait on a essayé de creuser assez loin pour que son personnage devienne accessible. En dépit de toutes ces informations et ces connaissances, nous avons décidé d’écrire Joseph comme un personnage indéchiffrable, parce qu’il a une forte identité individuelle. Il se rend dans un autre pays et tout à coup, plus personne ne croit ce qu’il dit parce qu’il ne peut pas présenter de pièce d’identité, parce qu’il n’a pas eu une vie linéaire, parce qu’il n’a pas de diplôme ni de certificat d’études – sa vie a été une succession de détours, comme on dit. On ne sait pas d’où vient Joseph, qui est sa famille, si son business est criminel ou pas, s’il est vraiment un prince ou pas. Tout est possible.

Le personnage de Joseph a quelque chose d’insaisissable mêlant le mystère et l’exigence la plus absolue. Parlez-nous de sa genèse.

Tout cela fait partie de la construction d’une défiance qui, je l’espère, interrogera le spectateur autant que Monika : puis-je laisser mon partenaire simplement être et aimer sans tout comprendre ? En fin de compte, c’est une question d’intuition. J’ai organisé des auditions pendant longtemps et dans plusieurs pays parce que je tenais à caster un Congolais. Ma rencontre avec Passi a été une découverte extraordinaire. Cela faisait longtemps que je cherchais quelqu’un qui pourrait porter le titre de « Prince » avec autant de dignité, de délicatesse et de vulnérabilité. Moi qui ne connaissais pas sa carrière musicale en France, je suis très excitée à l’idée que le public français va pouvoir le découvrir sous une toute nouvelle facette.

Quelle étape de la production a été particulièrement importante pour vous ?

Une fois la longue étape de rédaction terminée, les auditions ont eu une importance capitale. Il n’a pas fallu seulement trouver Monika et Joseph, mais trouver un ensemble international. Presque tous les Africains sont amateurs. Ce mélange de comédiens, professionnels ou non a engendré des influences mutuelles. Ça implique de beaucoup répéter et de passer beaucoup de temps ensemble pour établir la confiance requise pour une coopération réussie. Pour moi, il était important de garder un oeil ouvert pendant tout le projet pour repérer les rencontres ou les opportunités, plutôt que de coller au script. Certaines scènes n’ont pas été tournées comme écrites, ou ont été rallongées. D’autres ont été écrites, par Hannes et moi, alors qu’on tournait. Parfois je laissais la caméra tourner et lançais des idées – ça a donné lieu à des moments qui ont été saisis comme ça.

Le Prince est aussi un film politique. Comment recevez-vous ce terme, ou plutôt était-ce votre intention de faire des films politiques ?

Une fois qu’on a terminé avec le script, le politique était inévitable dans Le Prince, mais ce n’était pas mon intention de réaliser un film politique. Le Prince est d’abord et avant tout un mélodrame, un film d’amour, avec bien évidemment ces deux figures de deux mondes qui s’entrechoquent. En fin de compte, le cinéma pour moi est une étude des questions sociales, et en soi elles sont toujours politiques. Bien sûr il faut se demander : « quelle est l’histoire que je raconte, et pourquoi ? Quel enjeu ou quelle dimension sociale représente-t-elle ? » C’est important pour moi, sinon, ça manque de dynamique.

Est-ce qu’on peut dire que la ville de Francfort est un personnage de plus dans le film ?

C’était le lieu idéal, parce que de nombreux contraires s’y retrouvent, dans toute leur dynamique. Francfort est le siège de la Banque Centrale Européenne, de l’une des plus grandes bourses du monde et de très nombreuses entreprises internationales. C’est un lieu de rencontre pour ceux qui font et défont le monde, et c’est un fantasme de Joseph. L’argent y est à la fois très palpable et exclusif. Le quartier des affaires côtoie le quartier de la gare, où se croisent chaque jour les prostitués, les artistes, les touristes, les cadres supérieurs et toute une foule de gens du monde entier, c’est une sorte de New York à toute petite échelle. Cette rencontre des winners et des losers, de la ville cosmopolite et de la bourgeoisie allemande, de la pauvreté et de l’opulence a constitué un théâtre idéal et inspirant pour le film.

PROPOS RECUEILLIS PAR ZSUZSANNA KIRÀLY