Film recommandé

Les Aventures de Gigi la Loi

Alessandro Comodin

Distribution : Shellac

Date de sortie : 26/10/2022

Italie, France, Belgique - 2022 - 1h42

Gigi est policier de campagne, là où, semble-t-il, il ne se passe jamais rien. Un jour, cependant, une fille se jette sous un train. Ce n’est pas la première fois. Commence alors une enquête sur cette inexplicable série de suicides dans cet étrange univers provincial entre réalité et imaginaire, là où un jardin peut devenir une jungle et un policier avoir un cœur toujours prêt à sourire et aimer.

Festival de Locarno 2022 – Prix spécial du jury
Festival du film de la Villa Médicis – Prix du jury

Réalisation et scénario Alessandro Comodin • Photo Tristan Bordmann • Costumes & décors Tiziana De Mario • Son Julien Courroye, Ingrid Simon & Emmanuel de Boissieu • Montage João Nicolau • Produit par Paolo Benzi (Okta Film) • En coproduction avec Pierre-Olivier Bardet & Hélène Le Cœur (Idéale Audience), Alice Lemaire & Sébastien Andres (Michigan Films)

Alessandro Comodin

Alessandro Comodin est un cinéaste italien qui tourne ses films là où il a grandi, dans sa région du Frioul rural et natal, tout au milieu des arbres. C’est là désormais qu’il se sent à l’aise pour travailler. Il a réalisé plusieurs longs métrages pour le cinéma sans jamais avoir pu
dire s’il s’agissait de fictions ou de documentaires.

FILMOGRAPHIE
2022 Les aventures de Gigi la Loi
2016 Bientôt les jours heureux
2011 L’Été de Giacomo
2009 Jagdfieber (cm)
Cannes 2016 – Semaine de la critique
Locarno 2011 – Léopard d’Or / Cinéastes du Présent
Cannes 2009 – Quinzaine des Réalisateurs

LE JARDIN D’OLGA : LÀ OÙ TOUTES LES HISTOIRES ONT COMMENCÉ

Cela fait plus de trente ans que je ne suis plus cet enfant qui grimpait aux arbres. Depuis ces mêmes
arbres, comme moi, ont poussé, les outils de la ferme en fer, comme mes cheveux, ont rouillé, mais rien
n’a vraiment changé dans ce jardin parce que le gardien de ce paradis n’est pas une personne
quelconque, c’est Gigi. Avec lui, je partage la sensation que le monde entier est un jardin, plein
d’arbres, très dense, parfois sans limites, parfois plein de barbelés et frontières, un endroit bienveillant
mais à défendre, constamment menacé.
L’histoire de « Gigi-la-loi » vient de ce jardin et à ce jardin revient à l’infini parce que les plantes et les
arbres sont tellement luxuriants qu’ils débordent de sa tête et prolongent ses doigts.
En dehors de son jardin, Gigi a été pendant toute sa vie policier municipal, un simple et pittoresque
représentant de la loi dans cette région particulièrement périphérique. Ce film est avant tout son
portrait et, par conséquent, il ne peut que prendre la forme d’un film policier. Un film policier à
mesure de son personnage principal, subversif et original, sincère et déroutant, sympathique et
provocateur. Gigi s’interroge, à sa façon il enquête, il se laisse traverser et submerger par sa
curiosité contradictoire et inexplicable. C’est ainsi qu’il devient notre passeur en uniforme, qui se
laisse regarder sincèrement et sans craintes. À travers ses yeux et ses sensations, nous regardons
et vivons son petit bout de monde végétal et c’est ici que, avec lui, nous partageons les mystères
qui l’obsèdent, les passions qui le traversent avec ses rires qui éclatent sans effets ni artifices.


ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Quelle a été l’impulsion première du film ?
L’origine « préhistorique » du film est le jardin de ma grand-mère, où j’ai beaucoup joué enfant, dans mon village. C’est le magma, le chaos primordial, l’endroit d’où toutes les histoires viennent pour moi. Une fois ma grand-mère décédée, c’est Gigi qui s’en occupe, en laissant grandir les arbres démesurément, comme dans un dessin animé japonais. L’envie de cinéma était celle d’un film policier, d’une enquête, par la force des choses, puisque le personnage principal était Gigi, qui, à l’époque, était encore policier. Entendons-nous bien : un film policier oui, mais de province avec un oncle enquêteur qui parle en dialecte. Le film vient, comme toujours chez moi, d’une sensation, d’un mouvement, celui de l’enquête, du déplacement dans ce lieu qui se révèle l’été, avec une chaleur pesante, où il ne se passe pas grand-chose à la surface mais où ça grouille en dessous. J’avais le lieu de départ et le personnage principal. Mais quelle enquête ? En juillet 2017, pendant son travail, Gigi découvre le corps démembré d’une femme qui s’est jetée sous un train. Plusieurs trains sont passés sur ce corps sans que personne ne s’en aperçoive. A ce moment-là, je me suis rappelé que dans le calme plat de la plaine, il arrive au moins une fois par an que des personnes du village se jettent sous un train, au niveau du passage à niveau, derrière le cimetière. J’y ai moi-même perdu un ami quand j’étais adolescent. Voilà alors que l’autre centre du film s’est révélé de lui-même : le passage à niveau, autour duquel Gigi fera son enquête, où les gens se suicident, on ne sait pas pour quelle raison, mystérieusement toujours au même endroit. Cette rue coupée par le chemin de fer, la via del Macello – la rue de l’abattoir – est un lieu comme un autre mais pourtant, sous la surface, chargé de toutes ces histoires de suicides ces derniers vingt ans qui répondent étrangement à plein d’autres épisodes qui ont eu lieu pendant la guerre.

Comment Gigi est arrivé dans le film ? Qui est-il dans la vie ?
Gigi est mon oncle, le petit frère de ma mère. C’est le tonton sympa, l’adulte qui faisait des bêtises avec les enfants, qui m’amenait faire des tours en Vespa. Il a vieilli, mais ce côté enfantin est resté. Il est né au cœur des années 1960, en plein boom économique dans un contexte tout à fait rural, qui subissait les prémices des effets du bonheur artificiel de la société de consommation avec son DDT et puis son héroïne. Gigi pour moi est l’un des derniers représentants de ces personnages de village, sorte de légendes vivantes, dont on raconte les faits et gestes dans les bars. Comme tout personnage qui se respecte, Gigi aussi a son surnom, « Gigi la Legge » – Gigi la Loi -, qui lui a été donné de façon moqueuse à cause de ses nombreuses frasques, qui ont fini par lui coûter son uniforme. Il ne s’occupe plus maintenant que des affaires subalternes, comme les contrôles de résidence et d’autres tâches administratives. Son surnom reste malgré tout le titre original du film pour aller à l’encontre des ragots et des moqueries et n’en révéler que son côté légendaire, sorte d’hommage à ces figures pour lesquelles j’ai une énorme tendresse et qui occupent mon Olympe personnel.

Vous revenez sur les mêmes lieux que L’ÉTÉ DE GIACOMO, et on retrouve un personnage qui n’est pas sans lien : un rapport au monde très singulier, qui ne se situe pas dans la norme, assez marginal par rapport aux cadres sociaux. Est-ce une forme d’identification que vous éprouvez pour ces types de personnages ?
Mon oncle est légendaire parce qu’il est marginal dans ce petit monde provincial ! Il y a effectivement une forte identification de ma part. Encore plus pour mon oncle peut-être que pour Giacomo, parce que nous sommes de la même famille, mais aussi parce qu’il y a une ressemblance physique entre nous. L’espace du film est très restreint, et il y a cette frontière de la voie ferrée que, moi, j’ai franchie. Lui est resté. La marginalité de mon oncle est une façon de se défendre, de refuser la norme, par le rire, par les blagues, par la mise en question de tout ordre établi. On ne peut jamais savoir s’il joue de sa marginalité ou s’il l’est pour de vrai. C’est un dandy, un provocateur excentrique, ailleurs il aurait été artiste.

Gigi entretient un rapport assez altéré à la réalité, ce qui est une façon de l’arranger à sa façon.
Le film peut être vu comme l’histoire de quelqu’un qui projette sur la réalité son propre désir. Tout est vrai et réel mais tout peut être vu comme un délire. Avec Gigi c’est toujours difficile de comprendre quelle est la part de jeu et de divagation. J’ai l’impression que, souvent, il fait exprès puis il se fait prendre à son propre jeu, jusqu’à ce que ça l’amène à l’hôpital psychiatrique. Pour ma part, j’ai cherché à respecter cette ambiguïté, le doute qu’il sème. Ceci fait écho à mes films, où on ne sait toujours pas très bien si c’est vrai ou faux. C’est peut-être une tendance de famille…

Comment la voiture s’est imposée comme mobile et matrice de la mise en scène ?
La voiture est arrivée avec les repérages. J’ai suivi Gigi dans ce qu’il faisait pendant ses journées de travail. Il était déjà bien mis à l’écart, s’occupant des vérifications de domicile, mais il avait toujours son uniforme. J’ai adoré faire des tours de voiture avec lui, c’était pour moi revenir à l’enfance, le petit neveu avec son oncle flic sans pistolet. Dans le scénario il y avait ces vérifications de domiciles, j’y voyais un moteur de rencontres, une façon de voir Gigi au travail et moi de faire des portraits de gens avec une dimension documentaire forte. Cela a toutefois disparu juste avant le tournage, ressentant la nécessité de simplifier, de ne garder que les trajets en voiture.

Comment la voiture s’est imposée comme mobile et matrice de la mise en scène ?
La voiture est arrivée avec les repérages. J’ai suivi Gigi dans ce qu’il faisait pendant ses journées de travail. Il était déjà bien mis à l’écart, s’occupant des vérifications de domicile, mais il avait toujours son uniforme. J’ai adoré faire des tours de voiture avec lui, c’était pour moi revenir à l’enfance, le petit neveu avec son oncle flic sans pistolet. Dans le scénario il y avait ces vérifications de domiciles, j’y voyais un moteur de rencontres, une façon de voir Gigi au travail et moi de faire des portraits de gens avec une dimension documentaire forte. Cela a toutefois disparu juste avant le tournage, ressentant la nécessité de simplifier, de ne garder que les trajets en voiture.

Dans vos films précédents, votre mise en scène consiste à suivre ce qui se passe, vous cadrez beaucoup. Or, cette mise en scène a beaucoup bougé ici.
Je me suis considérablement éloigné de la caméra, j’ai choisi de travailler avec des focales beaucoup plus longues que d’habitude et surtout je n’ai presque jamais cadré à l’épaule. Les cadres les plus éloignés de ce que j’ai fait auparavant ce sont les plans de voiture : la caméra ne peut pas bouger. C’est aussi une façon de se donner des contraintes pour que je puisse raconter une histoire avec, et peut-être trouver une forme nouvelle, une façon personnelle de construire le récit, quelque chose qui me surprenne moi aussi.

Quand vous dites « contraintes », est-ce que vous avez trouvé des libertés à travers celles-ci ?
Ça a eu pour effet de permettre des choses très intéressantes notamment en termes de construction de l’histoire. Le champ et le contrechamp étaient tournés à des heures d’écart, ce qui est normal, mais en travaillant comme dans un documentaire je n’ai pas veillé à la continuité, de façon délibérée. Les différents personnages arrivent et disparaissent en créant un espace-temps continu et en même temps morcelé. Les plans collent entre eux sans coller vraiment. Une autre contrainte fondamentale était celle de ne travailler qu’avec des personnes avec lesquelles on avait créé un lien fort ou qui avaient un lien fort avec ce lieu. L’idée est de séparer le moins possible la réalité du tournage, tout y est mélangé.

Est-ce que le tournage était très ritualisé, avec les traditionnels « action ! »,« coupez ! » ?
Oui, mais on a énormément laissé tourner, ce qui a eu comme conséquence que les personnages oublient la caméra. C’est toutefois un vrai tournage de fiction, même si, à quelques exceptions près, on a très peu de prises pour chaque plan, voire une seule, et même si une grande partie du scénario a été abandonnée avant le tournage. Le scénario a servi malgré tout, ça a donné une armature au film, une organisation : la voiture donc, les lieux, le blocage des rues, les rendez-vous avec les personnages, le planning des acteurs.

Quel est l’espace-temps du film ?
L’espace-temps du film est celui de Gigi où son village et son quotidien sont ses mesures du monde. Il n’y a rien d’autre que cela, il n’est jamais sorti du village. L’espace du village est borné, il est arpenté, mais c’est microscopique car il s’agit de quelques kilomètres carrés. Les longs plans-séquence donnent une forte impression de présent, de quotidien, et une certaine ambiguïté, parce qu’il manque le début et la fin des séquences, ça donne un flottement.

Comment le film et son tournage ont-ils été perçus dans le village ?
Nous étions une petite équipe, très discrète, c’est le principe de mon tournage idéal : être comme un petit chantier routier éphémère, presque invisibles mais vêtus de gilets fluorescents. Ceci dit, Gigi dans cette voiture, ça faisait un certain effet, il est autant aimé que détesté, cela a suscité des jalousies. Heureusement il a pris le film comme une revanche en retrouvant l’uniforme qui lui avait été enlevé et qui n’est rien moins que son identité. Je me suis permis de lui rappeler qu’il devait se faire plaisir, qu’il était libre dans un film et qu’il pouvait tout dire. En appelant par exemple son commandant le « faisan », parodie du vrai nom d’un de ses commandants précédents, celui-ci devient tous les commandants qu’il a eu dans sa vie, une sorte de fétiche. Il y a ce côté parenthèse de liberté, mais on peut se demander comment le film va être reçu, parce que les gens dont on parle existent bien et peut-être qu’ils se reconnaîtront.

Quelle est la langue parlée dans le film ?
Le scénario a été écrit en italien mais dans la réalité, les gens du Frioul, à la campagne, et d’un certain âge, parlent surtout le frioulan, l’italien s’ils le doivent. C’est un grand bonheur que le film soit en bonne partie parlé dans ma langue maternelle. C’est une langue vivante, qui se mélange en une palette infinie avec l’italien et parfois même avec le vénitien. Même le frioulan qu’ils parlent entre eux parfois n’est pas le même, comme entre Gigi et Annalisa. C’est très riche, et donc très difficile à traduire, parfois impossible.

C’est le second film que vous tournez dans cette partie du Frioul d’où vous êtes originaire, est-ce un territoire de cinéma encore à explorer ?
Sûrement. Je m’en étais éloigné avec mon deuxième film, mais j’y suis trop bien pour faire mon travail. Je le connais par cœur, je le vis de manière très émotionnelle sans que cela soit tout à fait rationnel. Je ne peux m’en éloigner que pour y revenir. C’est vraiment très riche et à première vue tout à fait inintéressant. Comme dans le film, il ne se passe rien à la surface mais « en dessous ça grouille ». Il y a un côté exemplaire, justement microscopique qui n’est pas loin de l’universel. C’est parfait pour faire des films, enfin, selon moi. Au cours des dix-neuf années où j’y ai vécu, j’y ai engrangé tant d’émotions qu’il semblerait que je ne sois jamais parti. C’est peut-être pour ça que dans mes films on a toujours l’impression de tourner en rond, que l’on peut avoir le sentiment d’y être enfermé, qu’on a toujours un hôpital ou une prison. J’y emprunte avec les différents personnages de mes films des vies parallèles d’un moi, double possible, qui serait resté dans mon village.

Il y a dans ce film comme dans les précédents un rapport magique, merveilleux à la forêt, qui est ici très fictive en fait.
Si je voulais mentir, je dirais que mon plan de carrière était parfaitement pensé à l’avance et que mes trois premiers films forment une trilogie de la forêt… C’est génial de tourner dans des forêts, c’est tout : c’est un décor bien fait et comme j’y suis très sensible, je ne vois pas d’autres endroits pour raconter des histoires pour pas cher. Ce jardin en particulier n’est pas si grand, mais assez pour que ce soit un petit monde. Ce jardin est une petite jungle donc on peut vraiment tout inventer grâce au cinéma. Il représente un lieu d’enfance pour moi, tout ce que je peux aimer ou détester de moi-même est né dans cet endroit. C’est aussi le lieu de l’artifice, avec ces scènes éclairées, oniriques. J’aimais ce défi de pouvoir faire un film d’aventures dans un petit jardin. Il y a même un train qui y passe! Par contre, je pense pouvoir affirmer qu’il n’y aura pas de forêt dans mon film suivant et que la jeune fille qui en sera la protagoniste quittera le village. Reviendra-t-elle ou s’en ira-t-elle pour toujours ?

Propos recueillis par Arnaud Hée en juin 2022