Hsiao Kang est un bon à rien dont l’unique activité lucrative est de faire l’homme-sandwich dans les rues de Taipei. Il fume et pisse au milieu des rues qui déversent continuellement leurs flots de voitures et de piétons. Ses deux enfants sont les seules personnes qu’il fréquente. Ils mangent, se lavent les dents, s’habillent et dorment ensemble. Ils n’ont ni eau, ni électricité et dorment sur le même matelas, blottis les uns contre les autres avec un chou. La ville entière est devenue le terrain de jeu de bandes de chiens errants et la rivière est loin, très loin. Une nuit de tempête, Hsiao- Kang décide d’emmener ses enfants pour une balade en bateau…
GRAND PRIX DU JURY – MOSTRA DE VENISE 2013
Avec : Lee Kang Sheng • Yang Kuei Mei • Lu Yi Ching • Chen Shiang Chyi • Lee Yi Cheng • Lee Yi Chieh • Wu Jin Kai
Réalisateur : Tsai Ming Liang • Scénaristes : Tung Cheng Yu, Tsai Ming Liang, Peng Fei • Producteur : Vincent Wang • Coproducteurs : Jacques Bidou, Marianne Dumoulin • Directeur de production : Chen Wei Jie • Directeur de la photographie : Liao Pen Jung, Sung Wen Zhong • Chef électricien : Lu Qing Xin • Designers sonores : Tu Duu Chih, Kuo Li Chi• Ingénieur du son : Mark Ford• Chef monteur : Lei Zhen Qing• Directeur artistique : Masa Liu, Tsai Ming Liang• Chef costumier : Wang Chia Hui• Directeur de postproduction : Hsu Li Xia • Co-Production : Homegreen Films, JBA Production • En association avec : House on Fire, Urban Distribution International• Avec la participation du Bureau du développement de l’industrie audiovisuelle et musicale MOC (Taiwan) et du Centre National du Cinéma et de l’Image Animée (France)• Avec le soutien du Bureau d’information du Gouvernement de la ville de Taichung, Département des Affaires culturelles du gouvernement, de la ville New Taipei, Gouvernement de la ville de Taipei, Visions Sud Est• Avec le soutien de la SDC (Agence Suisse pour le développement et la coopération), ANGOA, Programme MEDIA• Soutien à la production : Bureau d’information du gouvernement de la ville de Taichung , Centre de Soutien et de Développement cinématographique de la ville New Taipei, Commission du film de Taipei• Ventes Internationales : Urban Distribution International
Tsai Ming-liang
Tsai Ming-liang est né en 1957 à Kuching en Malaisie. Arrivé à Taïwan en 1977, il obtient son diplôme d’études de cinéma et de théâtre de l’Université Culturelle Chinoise,
il a également produit et mis en scène des pièces de théâtre et réalisé de nombreux films pour la télévision.
Filmographie
scénarios
1982 : WINDMILL AND TRAIN,
1983 : RUNAWAY Wang Tung
1984 : SPRING DADDY Wang Tung
1985 : KUNG FU KIDS III Wang Tung
1987 : YELLOW STORY [Part 1] Wang Shaudi
longs métrages
1992 : LES REBELLES DU DIEU NÉON
1994 : VIVE L’AMOUR
1996 : LA RIVIÈRE
1998 : THE HOLE
2001 : ET LÀ-BAS, QUELLE HEURE EST-IL ?
2003 : GOODBYE, DRAGON INN
2005 : LA SAVEUR DE LA PASTEQUE
2007 : I DON’T WANT TO SLEEP ALONE
2009 : VISAGE
2007 : LES CHIENS ERRANTS
PROPOS DU RÉALISATEUR
L’homme sandwich
Il y a dix ans, j’ai vu, sur une artère de Taipei, un homme qui tenait
un panneau publicitaire pour des voyages organisés, immobile, près d’un
feu rouge. Cette vision m’a frappé et interrogé. Combien de temps
va-t-il rester là ? Combien gagne-t-il ? Où va-t-il aux toilettes ? Et
si des amis ou des membres de sa famille passent par là ? Aura-t-il
honte ? À quoi pense-t-il ? Il est tel un poteau téléphonique, un mur ou
un arbre. Personne ne le remarque et il ne s’en émeut pas. Peu de temps
après, la pratique s’est développée et ces hommes-sandwichs portant
haut des annonces immobilières font aujourd’hui partie intégrante du
paysage de Taipei. Le chômage augmente et nombre de gens adoptent cette
activité pour survivre. Comme si leur propre temps n’avait plus de
valeur. J’ai alors imaginé Hsiao-Kang incarnant un de ces personnages.
Il y a trois ans, j’ai reçu un scénario qui traitait du chômage et de la
violence domestique chez les quinquagénaires. J’ai alors repensé à cet
homme que j’avais vu dans la rue…
Le poème : “Man Jiang Hong
Les hommes-sandwichs ont droit à une pause de dix minutes toutes les
cinquante minutes, pendant laquelle ils peuvent boire ou aller aux
toilettes. Ils travaillent huit heures par jour à tenir une pancarte et
ne peuvent rien faire d’autre. J’en ai vu certains marmonner dans leurs
barbes, mais je n’ai jamais réussi à comprendre ce qu’ils disaient. Dans
le film, j’ai fait chanter à Hsiao Kang Man Jiang Hong – littéralement
Une rivière remplie de rouge. C’est un poème patriotique de Yue Fei, le
célèbre général de la dynastie Song qui a lutté contre l’invasion des
Jin au XIIème siècle. Le poème exprime la loyauté à toute épreuve du
général et sa frustration face à son incapacité à accomplir sa mission.
Tous les Taiwanais adultes connaissent ce poème et je me souviens avoir
déjà entendu Hsiao Kang le fredonner une fois.
Ruines et paysage
Fortement influencé par l’occident, le développement rapide des villes
asiatiques m’inspire un constant sentiment d’anxiété et d’incertitude,
comme si nous dérivions sans aucune fondation. Comme si nous vivions
dans un immense chantier de construction où les maisons, les routes et
le métro sont constamment rénovés, démolis et reconstruits. Et alors le
développement continue, de plus en plus de choses sont laissées à
l’abandon. Je n’ai jamais hésité à montrer ce genre de scènes dans mes
films, qu’il s’agisse de chantiers où le béton s’accumule ou de
bâtiments abandonnés tombant en ruines. Ces scènes nous rappellent
combien le prix à payer pour le développement ultra-rapide est absurde
et cruel, un tribut qui frise l’insanité.
LES CHIENS ERRANTS parle
d’une famille monoparentale dont la mère est absente. Une famille qui
n’a en fait même pas de maison. Le père et ses deux enfants errent d’un
bâtiment abandonné à l’autre. Les ruines désertes que j’ai filmées
semblent m’avoir attendu depuis une éternité. Ce sont des personnages à
part entière. Je les ai découvertes et j’ai écouté leurs histoires.
Alors que je faisais les repérages, j’ai eu la surprise de découvrir
dans un de ces bâtiments une gigantesque fresque murale représentant un
paysage. C’était très émouvant. Cette fresque était peut-être la
personnalisation de cette ville désolée. Ou encore était-ce le miroir
reflétant l’illusion et la réalité du monde des humains. J’ignorais qui
en était l’auteur, mais je savais que je devrais la filmer. J’ai demandé
à mon équipe de la sauvegarder, mais sans aucune garantie car n’importe
qui pouvait entrer dans ce bâtiment à l’abandon. Il ne me restait qu’à
prier qu’elle soit épargnée. Ce n’est qu’au moment de la post-production
du film que j’ai fini par découvrir l’artiste. Il se nomme Kao
Jun-Honn, et depuis quelques années il peint dans des maisons en ruines.
Il m’a dit qu’il n’avait aucune intention d’exposer ses oeuvres. Il
espère juste que les gens tomberont dessus par hasard, et c’est ce qui
m’est arrivé.
Le plus intéressant, c’est que cette fresque est inspirée d’une photo
prise par un Anglais, John Thomson, en 1871. C’est le paysage originel
du sud de Taiwan il y a plus d’un siècle. Sur la photo originale, deux
enfants aborigènes posent sur la gauche, mais Kao a choisi de ne pas les
représenter. Par pure coincidence, les deux enfants de mon film rôdent
également autour du bâtiment abandonné.
Trois femmes
À l’origine, dans le scénario, il n’y avait qu’un personnage féminin,
ce personnage entrait dans la famille de Hsiao-Kang et éloignait les
enfants. J’avais d’abord pensé à Lu Yi-Ching pour le rôle, mais je suis
tombé gravement malade, suffisamment pour penser pouvoir mourir à tout
instant. Terrorisé par le fait que LES CHIENS ERRANTS soit mon dernier
film et que je n’aie plus jamais l’occasion de travailler avec Yang Kuei
Mei et Chen Shiang Chyi, j’ai eu une drôle d’idée : pourquoi les trois
femmes ne joueraient-elles pas le même personnage ? Cependant, à la fin
du tournage, le fait qu’elles jouent le même rôle ne semblait plus avoir
d’importance. Même si ce film est mon dernier lever de rideau, je suis
heureux car mes acteurs fétiches sont à mes côtés. Ils ne m’ont jamais
fait faux bond, quelle que soit l’importance de leur rôle, et je leur en
suis reconnaissant.
HSIAO-KANG
Sans Hsiao Kang, je n’aurais sans doute jamais réalisé ce film. Le
cinéma me fatigue. Depuis quelques années, je suis dégoûté par la
soidisant valeur divertissante des films, les mécanismes du marché et la
quête forcenée de popularité. Je ne ressens plus le besoin de faire des
films. A franchement parler, je ne veux plus faire de films
conditionnés au soutien du public. Je continue pourtant à me
questionner. Qu’est-ce que le cinéma ? Pourquoi faire des films ? Pour
qui les faire ? Qui est le grand public ? En 2011, j’ai monté une pièce
de théâtre avec Hsiao-Kang. Alors que nous répétions une scène dans
laquelle il marchait presqu’au ralenti, j’ai été tellement ému par sa
prestation que je lui ai dit : « Kang, ça fait 20 ans qu’on travaille
ensemble et voilà le moment qu’on attendait. » Les spectacles sont
éphémères. Ils finissent quand le rideau tombe. Soudain, l’envie de
faire un film est revenue et j’ai commencé à travailler sur une série de
courts-métrages : « les voyages au ralenti de Hsiao Kang ». Je voulais
continuer à filmer son visage, le voir en très gros plan. Comment a-t-il
changé sous le regard permanent de la caméra au cours des vingt
dernières années ? Ou plutôt, qu’a-t-il révélé pendant toutes ces années
? De l’écriture au montage, il m’a fallu trois ans pour réaliser LES
CHIENS ERRANTS. Pendant tout le processus, j’ai constamment resserré
l’histoire, enlevé des éléments au scénario, à la narration, à la
structure jusqu’à même retirer des personnages. Tout ce qui reste, c’est
ce visage, un visage révélé au fil des comportements. Pour un des
plans, j’ai tendu un chou à Hsiao Kang et lui ai dit de le manger devant
la caméra. Je ne me souviens plus quelles instructions je lui ai
données. Peut-être aucune. Je l’ai regardé manger le chou calmement, en
silence, avec une pointe de pitié et de regret, de tristesse et de
solitude, un sentiment de satisfaction et d’aigreur, d’explosion
violente … Il a mâché, déchiqueté, avalé, englouti, dévoré le chou, avec
des sentiments d’amour et de haine. Je l’ai regardé consommer ce chou
comme vingt ans de sa vie. Il a pleuré et j’ai pleuré aussi. Nous
travaillons ensemble depuis 1991 et je peux dire que Son visage est mon
Cinéma.
Je ne suis qu’une ville
REFLEXIONS D’APICHATPONG WEERASETHAKUL
L’allée qui mène à la maison est boueuse car il pleut depuis une semaine. Nous autres, chiens et humains, apportons beaucoup de boue dans la maison. Pendant plusieurs jours, j’ai donc posé une par une les briques de béton sur le sol, m’assurant qu’elles suivent la courbe du chemin. Comme je n’ai pas de camion, je fais constamment des allers- retours jusqu’au magasin de bricolage pour me fournir. Petit à petit, le chemin prend forme. Je commence à apprécier l’exercice et la pluie ne me dérange pas, même si j’ai encore beaucoup de travail.
Notre maison est en bois. Sous la pluie torrentielle, elle vire au brunfoncé. Elle change constamment de couleur à la manière des animaux qui se camouflent, tout comme les habitations chez Tsai Ming Liang. Alors que j’installe une brique, je pense à un ami qui m’a dit pouvoir compter les gouttes de pluie. Il l’a fait un jour qu’il méditait, son esprit s’est emparé du temps. Le film MATRIX illustre bien son expérience. C’est vrai aussi pour les films de Tsai, ni Lee Kang Sheng ni Keanu Reeves ne méditent, ils arrêtent le temps.
La magie de Tsai se trouve hors champ. Je suis sûr que ce que l’on voità l’écran est moins important que ce que l’on ne voit pas. Nos images mentales émergent et démultiplient l’histoire. Dans l’obscurité, avec le souffle de la respiration, le bruissement des feuilles, le tremblement ténu des édredons, l’image s’emplit de fantômes invisibles. On est englouti sous des flots de souvenirs.
Il y a longtemps, une terre a émergé des eaux. Comme une algue, elle a dérivé sur l’océan. La terre était heureuse, quelle que fut la direction où le vent la poussait. Une nuit d’orage, un groupe de naufragés s’y échoua. Rapidement, ils entreprirent de construire des cabanes et de planter des arbres. La terre s’alourdit et ralentit. Elle comprenait qu’elle devenait une île. Les colons avaient la ferme intention de la dompter, elle finit par s’immobiliser. Alors que toujours plus de nouvelles constructions la pénétrait, elle ne pouvait que pleurer sa jeunesse perdue. Les larmes de l’île s’infiltraient dans un système hydraulique élaboré. Etonnament, certains nouveaux-nés furent infectés par les larmes. Quand ils furent en âge de marcher, ils quittèrent leurs maisons pour errer dans la nature. Ils murmurèrent à la terre : « Montre-nous comment bouger. » Même si elle entendait moins bien, la terre pouvait encore sentir ces enfants sur sa peau. « Mes enfants », dit-elle, « ne laissez personne vous immobiliser, il pourrait rouiller votre dos, vos bras, vos doigts. » L’île s’enfonça alors d’un centimètre et dit : « La nuit dernière, j’ai rêvé que je pouvais dériver sans but, j’étais heureuse. Mais à présent, j’ai des coordonnées géographiques : un est fort, un ouest, un nord et un sud. A travers la fureur implacable des saisons, j’ai fini par comprendre que je ne suis qu’une ville.”
Apichatpong Weerasethakul – 7 juillet 2013
ENTRETIEN AVEC TSAI MING-LIANG (par CHARLES TESSON)
Avec
LES CHIENS ERRANTS, vous revenez à Taipei, la ville de vos débuts (LES
REBELLES DU DIEU NEON, VIVE L’AMOUR, LA RIVIERE, THE HOLE), filmée sur
un registre plus tragique puisqu’il y est question de précarité, de
survie et de famille décomposée. Votre regard sur la réalité taiwanaise
aurait-il changé ?
Le
monde semble changer continuellement et, en même temps, il ne semble
jamais avoir changé. Les problèmes restent et empirent : pauvreté,
famine, guerre, pouvoir, désir, avarice, haine… J’ai peut-être vieilli
aussi. Pendant le tournage, j’avais souvent en tête ces mots de Lao Tseu
: « Le ciel et la terre n’ont point d’affection particulière. Ils
regardent toutes les créatures comme le chien de paille du sacrifice »
(Tao Te King, chapitre 5). Ces pauvres gens et leurs enfants semblent
abandonnés par le monde, mais doivent malgré tout continuer à vivre. De
l’autre côté, ceux qui détiennent le pouvoir semblent avoir oublié ce
monde. Ils travaillent incessamment à des constructions sans fin, mais
ignorent quand la destruction surviendra.
En général, dans le cinéma, les images s’organisent pour
développer une histoire. Dès les premières images des CHIENS ERRANTS,
vous utilisez une série de plans-séquences qui casse la structure du
film et donne un sentiment de discontinuité. Dans les films, la
cinématographie est l’élément clé (lumière, couleurs, angle et texture
des prises de vue, durée des plans). Alors que nous décortiquons chaque
scène, l’histoire germe dans nos esprits. Comment avez-vous eu l’idée
d’utiliser la forme comme structure, de longs plans-séquences et peu de
découpage qui définissent la narration ? C’est ce parti pris qui fait la
force et l’originalité de ce film.
Mes travaux récents sont de plus en plus éloignés de la narration, sans
parler de l’histoire. Je n’ai plus faim de machines à raconter des
histoires. Dans LES CHIENS ERRANTS, du scénario au montage, en passant
par le tournage, il s’est agi de réduire la narration, d’abandonner ce
que l’on appelle « l’intrigue ». Il n’y a aucun lien entre une scène et
la suivante, ce qui donne l’impression qu’il n’y a ni début ni fin, mais
donne une sensation de rupture avec l’instant, ce qui est vital. Chaque
scène est une action d’un des acteurs en temps réel, captant les
différents flux de la lumière, les ombres et les changements d’ambiance
sonore. J’aime beaucoup cela. La structure toute entière du film n’a ni
début ni fin.
Le film commence avec les forts contrastes du monde réel :
propre (le supermarché aseptisé, lieu d’abondance) ou crasseux ; occupé
ou à l’abandon ; les ruines et la ville, ou la présence de la nature
sauvage. La scène de nuit de la barque sous la pluie, fait penser à LA
NUIT DU CHASSEUR, quand les enfants s’échappent en barque (ici, le père
dérive seul sur la barque, alors que les enfants sont protégés par une
figure maternelle sur la rive). Là, le film bascule dans une histoire
intemporelle de destin : le récit cruel de la fillette (le prince
grenouille maltraité qui veut devenir roi), qui rappelle le poème du
père. Habituellement dans vos films, dès que les personnages pensent à
s’échapper, vous nous transportez dans des scènes musicales et
oniriques… Pas ici. Pourquoi cette direction bien plus sombre ?
LA NUIT DU CHASSEUR est l’un de mes films préférés. Le frère et la sœur
échappent aux griffes de Robert Mitchum, montent dans une barque et
dérivent sur la rivière ; ces images nous ramènent aux rêves oubliés et
mystérieux de notre enfance… C’est un film que l’on ne peut surpasser en
terme de cinématographie. J’espère que jamais personne n’en fera un
remake. Dans mes derniers films, j’ai utilisé des chansons
traditionnelles chinoises ou des séquences de chant et de danse enlevées
pour alléger une atmosphère lourde et assommante. Rien de tout cela
dans LES CHIENS ERRANTS, seul le visage de Lee Kang Sheng, qui s’est
empaté depuis ses quarante ans, tout comme son corps qu’il a de plus en
plus de mal à contrôler. Je suis comme Robert Mitchum, déformé et
effrayant. En 1991, j’ai tendu un piège à Kang, ça fait vingt ans que
j’attends et là, il m’a enfin donné une interprétation d’une qualité
saisissante. Est-ce que je suis vraiment tordu ?
Peut-on dire que LES CHIENS ERRANTS est habité par une
profonde mélancolie, incarnée par cette fresque qui fascine et aspire
les personnages ?
J’ai découvert cette fresque pendant les repérages. Lorsque je l’ai vue
pour la première fois, elle m’a fascinée. Le paysage familier de Taiwan
dessiné au fusain sur l’intégralité d’un mur dans une maison en
décrépitude… C’est comme être debout devant un miroir et regarder un
lointain rivage qui s’y reflète. C’est à la fois réel et irréel, à
portée de main et lointain. Si tout le monde connait un paysage idéal,
un rivage lointain et parfait, un endroit enfoui profondément dans son
âme… N’est-ce pas justement celui-là ? J’ai filmé deux scènes devant
cette fresque et les deux ont largement dépassé la longueur de tous les
autres plans. À quelle réflexion sur la vie un mur comme celui-là, ou un
miroir, peut-il nous mener ?
Nous n’avons pas l’habitude de voir des enfants dans vos
films. Comment avez vous travaillé avec eux ? Dans le film, les adultes
pleurent mais les enfants jamais. S’ils avaient été abandonnés, ils
auraient survécu. Est-ce une forme d’optimisme ? Ils ne sombrent jamais
dans la dépression, ne sont pas happés par la fresque…
Les deux enfants sont le neveu et la nièce de Kang. Nous sommes très
proches. La petite fille n’avait jamais joué avant. Elle a vivement
résisté au début, mais s’est révélée devant la caméra sans avoir besoin
de lui apprendre, je les ai donc laissés jouer. Ils étaient comme deux
petits fantômes, hors de la douleur du monde, s’amusant tout seuls.
J’étais comme eux quand j’étais petit. Cette fois, j’ai aussi lâché la
bride avec les adultes, c’est principalement eux qui contrôlaient la
durée des scènes. J’aime particulièrement certains moments en suspens,
quand ils sont immobiles, l’air absent.
La bande son du film de Tu Duu Chih est remarquable. Au
début, quand Lee Kang Sheng part en barque dans les hautes herbes, il
faut un certain temps pour percevoir les bruits de la circulation en
off, situant la scène à la lisière de la ville. Souvent, comme à la fin,
le coeur du plan est silencieux, le bruit vient du horschamp. Comment
avez vous conçu la bande son du film ?
Les bruitages des CHIENS ERRANTS ont tous été enregistrés sur le
plateau. Quand nous sommes entrés en studio, j’ai demandé à ce que tous
les bruits de fond soient récupérés, y compris la respiration des
acteurs, ce qui ajoute une sorte d’aspect brut, un sentiment de
violence.
Une des scènes importantes du film est celle où le père
rentrant chez lui, découvre que ses enfants sont partis, il ne reste
plus que le chou sur le lit. La scène signifie que le désespoir et
l’excès d’amour peuvent mener à l’infanticide. Comment avez-vous conçu
cette scène, les éléments qui la composent et comment avez-vous dirigé
votre acteur ? Avez-vous beaucoup répété ? Avez-vous fait beaucoup de
prises ? Ou l’inverse ?
Je lui ai donné un chou et demandé de le manger. La première prise a
été la bonne. Sinon, il aurait dû manger un deuxième chou. Avec LES
CHIENS ERRANTS, vous retrouvez deux acteurs qui vous sont chers, Lee
Kang Shen et Yang Kuei Mei, déjà dans VIVE L’AMOUR, avec lequel vous
avez obtenu le Lion d’or à Venise en 1994, et aussi dans THE HOLE. Que
représente pour vous cette fidélité à ces comédiens et ce défi sans
cesse renouvelé à transformer leur image, en particulier Lee Kang Shen,
confronté à un rôle de père et à un personnage inédit ? Les quatre
acteurs des CHIENS ERRANTS travaillent avec moi depuis plus de vingt
ans. Je les aime beaucoup et eux aussi sûrement car à chaque fois que je
commence un film, ils sont à mes côtés. Ils sont aussi ma motivation la
plus importante pour réaliser un film. Peut-être n’ont-ils jamais été
la clef de la richesse pour moi et peut-êtrene les ai-je jamais rendus
riches non plus ; mais nous faisons un bon film à chaque fois et
toujours plus abouti que le précédent. Si LES CHIENS ERRANTS devait être
mon dernier film, aucun de nous n’aurait de regrets.
Pourquoi le titre du film correspond-il aux scènes où la femme du supermarché nourrit des chiens errants ?
Le film entier se passe dans des ruines. Dans ces ruines, il y a des
chiens et des hommes. Les hommes se comportent comme des chiens et les
chiens comme des hommes ; ce sont des chiens libres et des hommes
libres. Ils n’ont rien, mais qu’en est-il de nous ? Que possédons-nous ?
Possédons-nous réellement quoi que ce soit ? Peut-être ne sommes-nous
que des chiens errants.
Que pensez vous de l’actuel cinéma taïwanais ? Le cinéma
chinois est en plein essor et plutôt attractif ; progressivement il
semble prendre le pas sur le cinéma de Hong Kong et de Taïwan. Qu’en
pensez vous ? Comment vous situez-vous par rapport à cela ?
Je suis la personne la moins qualifiée pour parler du cinéma taiwanais,
chinois, hongkongais, asiatique ou du reste du monde, car mon point de
vue est différent. Les films dont on parle sont destinés au marché. Mes
films ne se préoccupent pas du marché. On me demande régulièrement à qui
s’adressent mes films, je ne le sais pas non plus. Mais je vis depuis
longtemps, si longtemps que je me sens fatigué et que je n’ai plus envie
de faire des films. Peut-être que toutes les choses que j’aurais envie
de filmer l’ont déjà été.
Solitude chorégraphiée par Bernad Payen
Responsable de programmation à la Cinémathèque française
Apparus une dizaine d’années après la première nouvelle vague du
cinéma taïwanais (incarnée par Edward Yang et Hou Hsiao Hsien), les
premiers films de Tsai Ming Liang ont immédiatement révélé un univers
intime et solitaire aussi pudique que cru, porté par une figure
mélancolique et burlesque récurrente, l’acteur Lee Kang Sheng. Qu’il
souffre en silence d’un mal mystérieux (LA RIVIERE), qu’il observe par
un trou dans le sol sa voisine d’immeuble (THE HOLE), qu’il essaye
désespérément de vendre des montres sur un pont (ET LA-BAS QUELLE HEURE
EST-IL ?), ou qu’il circule en scooter dans les rues de Taipei, la
figure classique du cinéma de Tsai Ming Liang est un jeune homme quasi
mutique, saisi par une mélancolie urbaine, profonde, mystérieuse et
durable. Il prend généralement les traits d’un même garçon (nom de
personnage Hsiao Kang et nom d’acteur Lee Kan Sheng), un Léaud-Doinel
contemporain qu’on a accompagné de 1992 à aujourd’hui. Vingt années pour
incarner différentes variations autour d’un même personnage, dont on a
aimé dès le début la nonchalance, la démarche burlesque, la timidité
audacieuse et le goût de l’obsession. Un alter ego du cinéaste renouvelé
de film en film pour l’aider à explorer sa propre intimité et son
rapport au monde. Un véritable parcours de personnage, assez unique au
cinéma sur autant d’années, passé de ragazzo taïwanais esseulé (LES
REBELLES DU DIEU NEON) à père de famille (LES CHIENS ERRANTS, 2013) et
moine bouddhiste (JOURNEY TO THE WEST, présenté en février 2014 au
Festival international de Berlin). Tsai Ming Liang est né en 1957 en
Malaisie, six ans avant l’indépendance du pays, dans un petit village,
Kuching (« le chat », en malais). C’est là qu’il passe les vingt premières
années de sa vie et qu’il commence à aller au cinéma, et voit
principalement les films à grand spectacle de la Shaw Brothers (auxquels
il rendra
hommage dans GOODBYE DRAGON INN, référence au DRAGON GATE INN de King
Hu). Son éducation cinéphilique se poursuivra à Taipei, où il part faire
ses études à l’âge de 20 ans, et découvre de nombreux classiques du
cinéma européen et américain. Après ses études, il réalise plusieurs
téléfilms avec des adolescents, acteurs non professionnels, dont
émergera Lee Kan Sheng. LES REBELLES DU DIEU NEON, son premier long
métrage de cinéma, pose les bases esthétiques et topographiques de son
cinéma. Taipei la nuit, le jour, son quartier jeune (Si Meng Ting) à
l’aurore ou au crépuscule, des chambres, des salles de bains et des
cuvettes de toilettes, des jeunes gens assez mutiques en scooter, un
fils (Lee Kang Sheng) et ses parents (joués par Lu Hsiao Ling et Miao
Tien, acteurs récurrents), de la pluie et des inondations (le motif
aquatique est fondamental), du sexe (on fait beaucoup l’amour dans les
films de Tsai Ming Liang) et surtout cette manière particulière
d’installer une temporalité, de créer une narration sans en avoir l’air,
de faire en sorte que ce qu’on appelle en temps normal un temps mort
devienne un temps plein, riche de sentiments aussi contradictoires que
le désespoir ou l’espérance. Une narration des sentiments et des corps.
Des corps qui racontent une histoire
Les films de Tsai Ming Liang requièrent beaucoup d’attention. Les
visages, les gestes des jeunes gens et la précision chorégraphiée avec
laquelle ils se déplacent dans l’espace les racontent en détails tout en
les inscrivant dans une mélancolie contemporaine (à ce titre, on peut
citer notamment VISAGES le bien nommé, qui aurait d’ailleurs pu
s’appeler aussi CORPS). Pour un spectateur familier du cinéma de Tsai
Ming Liang, une scène anodine dans un film peut prendre une résonance
bouleversante quelques années plus tard, dans un autre de ses films. Au
début des REBELLES DU DIEU NEON, le père mange une barquette de fruits
dans la rue avec son fils. Un moment simple, muet. Le père regarde le
fils, lui rajoute quelques morceaux. Ce geste, en soi assez beau et
d’autres moments partagés entre le père et le fils dans ce premier film,
peuvent acquérir une épaisseur émouvante avec le temps, au fur et à
mesure que nous devenons proches des personnages, que nous les
connaissons en voyant les films suivants (notamment LA RIVIERE ou ET
LA-BAS QUELLE HEURE EST-IL ? dans lesquels le rapport au père est vif).
Une mémoire affective se fabrique au fil des films et engendre un
attachement particulier du spectateur pour ses personnages. Le Lion d’or
à Venise pour VIVE L’AMOUR en 1994 a placé Tsai Ming Liang dans la cour
des cinéastes remarqués et confirmés surtout la dense élégance du
dispositif mis en place par le cinéaste. Une fois de plus, dans ce film
important, mais de manière plus structurée, ce sont les corps des
acteurs qui racontent l’histoire. Ceux des trois personnages principaux,
qui s’adonnent à un jeu de cache-cache dans un appartement vide. Des
rapports affectifs compliqués, mais des rapports sexuels simplifiés.
Un rythme musical
L’intimité est essentielle dans les films de Tsai Ming Liang, souvent
très crue, frontale, mettant les personnages à nu au sens propre (les
premières et dernières séquences de LA SAVEUR DE LA PASTEQUE, par
exemple) comme au figuré (la solitude morale récurrente des personnages,
telle qu’elle est exprimée peut-être un peu plus radicalement dans THE
HOLE à travers ses deux personnages principaux). La fin de LA RIVIERE,
peut-être l’un de ses plus beaux films, décrivant ,un inceste père-fils,
est certainement dans ce registre l’une des séquences les plus fortes
(aussi crue que pudique) qu’il ait jamais tournée. Cette apogée
dramatique illustre aussi la manière très musicale dont Tsai Ming Liang
construit ses films au montage, comme si ses plans étaient des plaques
tectoniques qui, calmes en apparence, s’entrechoquaient pour conclure à
un tremblement de terre émotionnel. Certes, la musique est présente dans
ses films, notamment dans ses hommages à la chanson populaire chinoise
(le générique de fin de GOODBYE DRAGON INN, les numéros de comédies
musicales de THE HOLE ou de LA SAVEUR DE LA PASTEQUE), mais c’est la
respiration interne de son cinéma qui est musicale et poétique, comme en
témoigne par exemple ET LA-BAS QUELLE HEURE EST-IL ?, riche en rimes,
ruptures, échos et chorégraphies. Avec le temps, l’oeuvre de Tsai Ming
Liang s’est développée, s’est prêtée aux commandes de musées (Le
Louvre), d’écoles (Le Fresnoy), de festivals (Hong Kong Film Festival).
Elle est devenue fresque, chanson, ou feuilletons intimistes. Cette
,rétrospective est l’occasion de vérifier combien elle nous est
précieuse.