Alors que la presse doit faire face aux grands bouleversements que représentent l’arrivée des blogs, tweets et autres révolutions du web, ce film propose une plongée au coeur du travail des journalistes du service politique du Monde, lors de la campagne électorale de 2012. Dans la rédaction comme sur le terrain, nous assistons ainsi aux débats qui traversent le grand quotidien du soir. Spectateurs privilégiés des oppositions et des tensions de la rédaction, nous partageons aussi l’enthousiasme et les fous rires des journalistes, la fatigue et les doutes, le quotidien du quotidien. Le portrait d’un métier en profonde mutation dans un des titres les plus prestigieux de la presse mondiale, qui s’apprête à fêter ses soixante-dix ans.
Festival de Cannes 2014
Avec : Ariane Chemin, Raphaëlle Bacqué, Thomas Wieder, David Revault d’Allonnes, Nabil Wakim, Caroline Monnot, Arnaud Leparmentier, Didier Pourquery
Réalisateur Yves Jeuland • Ecrit par Yves Jeuland • Musique Eric Slabiak • Montage Lizi Gelber • Montage Son Bruno Reiland • Image Yves Jeuland • Produit par Marie Genin et Damien Maura • Une Production Folamour
Yves Jeuland
Yves
Jeuland est auteur et réalisateur d’une vingtaine de films
documentaires pour la télévision et le cinéma, dont LE PRÉSIDENT, avec
Georges Frêche, sorti en salles en décembre 2010 (La Générale de
production, distribution Rezo films).
Il obtient en 2001 le 7 d’Or de la meilleure série documentaire pour
son film PARIS À TOUT PRIX, deux ans d’une campagne municipale dans la
capitale. En 2004, il reçoit un FIPA d’Argent pour CAMARADES – IL ÉTAIT
UNE FOIS LES COMMUNISTES FRANÇAIS – et en 2007, le LIA Award au Festival
du Film de Jérusalem pour COMME UN JUIF EN FRANCE. Le Focal
International Award du film d’archives lui est attribué à Londres en
2005 et en 2008.
Récemment, son documentaire IL EST MINUIT, PARIS S’ÉVEILLE qui
retrace l’aventure des chanteurs et des cabarets parisiens de la rive
gauche dans les années 1950 et 1960 a été distingué du Prix du Syndicat
Français de la Critique 2013.
Parmi ses autres réalisations : RÊVES D’ÉNARQUES (1999), BLEU
BLANC ROSE (2002) sur trente ans de vie homosexuelle en France, LA PAIX
NOM DE DIEU ! tourné en Israël et en Palestine en 2003, LE SIÈCLE DES
SOCIALISTES (2005), PARTS DE MARCHAIS (2007), UN VILLAGE EN CAMPAGNE
(2008) et DELANOË LIBÉRÉ, film entretien avec le Maire de Paris, diffusé
sur France 3 en octobre 2013.
ENTRETIEN AVEC YVES JEULAND
D’emblée, vous nous immergez dans la fabrication du journal : un titre en une à trouver, une réunion de rédaction…
Je voulais avant tout filmer le travail, découvrir la fabrique de
l’information, être surpris moi-même. Comment se construisent ces pages,
qui se cachent derrière ces signatures ? J’avais envie d’être la petite
souris de Plantu, de passer de longues semaines avec eux, de prendre
mon temps…
Comment avez-vous été accueilli au sein de la rédaction politique ?
Moi qui ai l’habitude de filmer des hommes politiques, je me retrouvais
face à un collectif de gens pas forcément tous d’accord entre eux sur
ma présence au journal… Ce n’était pas toujours facile, certains ont pu
refuser que je les filme personnellement, que je les suive sur le
terrain. En revanche, dans les réunions, aucun ne m’a dit qu’il ne
voulait pas apparaître à l’image.
Pourquoi avoir choisi le moment de la campagne présidentielle de 2012 pour les filmer ?Parce que dans ces moments particulièrement denses, les journalistes transpirent davantage et ont tellement de choses en tête, que la présence d’une caméra devient vite le cadet de leur souci. Seulement, comme je voulais vraiment faire un film de cinéma qui ne soit pas périssable, il ne me fallait pas tomber dans le piège de l’actualité, c’est-à-dire filmer la campagne en elle-même et ses péripéties. L’important était de ne pas se focaliser sur l’information mais sur son contrechamp : ce qu’elle provoque, comment les journalistes se l’approprient, la transforment. Et essayer de capter une humanité dans un débat ou une discussion à travers un geste, un fou rire… Dans la rédaction, l’élection est un temps où les passions redoublent, où la fatigue gagne, où les rivalités et les tensions s’exacerbent. Un temps où l’on finit par oublier la caméra.
Avez-vous aussi passé du temps en amont à la rédaction pour
que les journalistes s’habituent à vous, aient confiance et oublient
votre présence ?
Non, je n’ai pas eu cette période d’adaptation où l’on aurait pu
s’apprivoiser car la campagne arrivait, il fallait commencer le film
sans tarder. Le fait d’être seul avec ma caméra, sans aucun technicien, a
sans doute beaucoup contribué au fait qu’ils m’oublient. Moi-même, je
suis plus concentré et plus à l’aise quand je suis tout seul pour me
fondre dans le décor. Pour ce tournage très long – 68 jours étalés sur
cinq mois, je n’avais de toute façon pas le choix.
Sur quels critères avez-vous choisi ces jours de tournage ?
Beaucoup en fonction des rebondissements, donc de manière imprévisible.
Tout d’un coup, j’apprenais une nouvelle importante. Je prenais alors
mon vélo pour aller à la rédaction. Parfois le matin à six heures… Je ne
savais jamais la veille pour le lendemain si j’allais tourner. Et si
j’allais capter des choses, les attraper ou pas. C’est l’une des
excitations de ce genre d’exercice, il y a un côté joueur. Les
meilleures séquences sont souvent celles qu’on n’a pas prévues.
Pourquoi avez-vous suivi uniquement la campagne de François Hollande ? Et pourquoi lui plus que Sarkozy ?
Parce que ce n’était justement pas la campagne en elle-même qui
m’intéressait ! Je voulais m’affranchir complètement de tout équilibre
politique, forcément vain et factice. Ce qui compte, c’est l’équilibre
du film. Et l’équilibre dans la rédaction : filmer des métiers
différents. Je n’ai pas choisi Hollande mais le tandem de rubricards qui
le suivaient : David Revault d’Allonnes et Thomas Wieder. Ils
s’entendent très bien alors qu’il n’y a pas plus différents. L’un
dribble, l’autre est plus intello. Ce qui m’intéressait aussi beaucoup
chez Thomas, c’est qu’il est un twittos d’élite, très emblématique de la
mutation de la presse.
Les différents pôles de la rédaction politique sont ainsi
incarnés par quelques journalistes dont la personnalité permet de
raconter de manière très vivante le quotidien du journal.
Le réel aussi a besoin de grands interprètes… En tant que réalisateur
de documentaires, je suis à la recherche des meilleurs acteurs.
Quelqu’un comme Arnaud Leparmentier, je n’avais pas vraiment prévu d’en
faire un de mes personnages au début. Il était un peu ronchon, me disait
à peine bonjour, la présence de ma caméra ne le ravissait pas outre
mesure… Mais assez vite dans les réunions, j’ai perçu sa dimension de
personnage et je ne l’ai pas lâché. Quant à Didier Pourquery, qui
incarne le chef, je l’ai très vite repéré pour son autorité, sa
présence, ses intonations à la Jean-Pierre Bacri… Et je me suis dit : «
Dans le rôle du directeur, ce sera Didier Pourquery ». Je ne traite pas
d’un sujet, je raconte une histoire, c’est l’une des différences entre
le reportage et le documentaire. Donc je n’ai pas le devoir d’être
représentatif, ni exhaustif. Un film qui n’oublie personne serait pour
moi un film raté.
Et pourquoi avoir choisi de filmer essentiellement des journalistes qui travaillent en tandem ?
Pour rendre davantage cinématographique une profession qui ne l’est pas
toujours. Déjà le lieu dans lequel ils travaillent… La façade de
l’immeuble du Monde est très belle mais à l’intérieur, ces open spaces
avec un éclairage au néon et de la moquette, ce n’est pas le décor
idéal… Et puis tous ces écrans partout, qui font justement écran, avec
des journalistes derrière qui ne parlent pas. Les journalistes du
Monde.fr par exemple ont souvent des écouteurs dans les oreilles, ils
sont dans leur bulle. D’où l’idéede trouver des binômes qui communiquent
ensemble, échangent des idées, établissent une complicité autour d’une
cravate à nouer ou d’un titre à trouver.
Justement, c’est étonnant de voir Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin écrire à quatre mains…À deux mètres des journalistes du fact checking, « le Factchekistan », il y avait la table des grands reporters, qui avaient intégré la newsroom politique le temps de l’élection.C’était un plaisir car tout d’un coup, on voyait un article s’écrire. Discutant sur un angle de vue, hésitant sur un mot, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin me donnaient accès à toute cette gymnastique très dure à filmer quand on la pratique seul, à moins de faire rentrer une caméra dans le cerveau ! Plus que de connaître l’affaire dont elles parlaient dans leurs articles, c’était leurs regards, leurs sourires, ou le mouvement de leurs mains qui m’intéressaient.
Montrez cette ruche au travail sans prendre parti, notamment
lors des débats souvent houleux au sein de la Société des Rédacteurs du
Monde (SRM).
Il y a bien sûr de la subjectivité, un regard mais j’aime laisser une
distance, ne pas tout surligner, que les spectateurs puissent sortir du
film avec peut-être davantage de questions que de réponses. Ou en
n’étant pas d’accord sur ce qu’ils ont vu. J’aime laisser une distance
entre le filmeur et le filmé mais aussi entre le film et le spectateur.
Et puis je suis moi-même partagé quand je les entends débattre sur le
recrutement des journalistes ou la pertinence de prendre ou non position
pour un candidat. Je trouve chaque raisonnement passionnant. C’était
vraiment le débat pour le débat qui m’intéressait et j’ai eu une grande
chance qu’ils me laissent filmer les réunions de la SRM.
LES GENS DU MONDE redonne ses lettres de noblesse à une
profession souvent critiquée… Ariane Chemin ne cherche pas le scandale
avec l’affaire Strauss-Kahn, Thomas Wieder fait preuve d’un souci de
précision sur un article, les journalistes débattent avec conviction…
Beaucoup de reproches sont faits à la presse : la culture du complot,
tous pourris… Même si je n’ai jamais partagé ces idées, je suis moi
aussi assez critique envers le journalisme. Mais je ne me lance pas dans
mes films avec un préjugé. Je ne tourne pas en essayant de faire
rentrer mes images dans des cases prédestinées. Je filme avec les yeux
et les oreilles grands ouverts, pour essayer de voir ce qui se passe
réellement. Et là, il m’est vraiment apparu que ces gens bossent comme
des malades, se posent des questions, débattent, bricolent. Je suis
admiratif de leur rythme de travail. À l’inverse de moi qui rend ma
copie en moyenne tous les dix-huit mois, eux n’ont pas le luxe du temps
que j’ai dans mes films. Très souvent, il faut envoyer l’info alors
qu’on n’a pas trouvé le titre qui convenait vraiment.
Cette urgence de l’actualité s’est accentuée avec l’arrivée d’Internet et des tweets…
Oui, le film raconte aussi un moment de bascule de la presse. Avant
Internet, il y avait un rythme plus souple, ils pouvaient souffler après
le bouclage du journal à 10h30 le matin. Maintenant, il y a les tweets,
les blogs, le site à alimenter sans arrêt, dans une temporalité qui
fait concurrence au papier. Quelqu’un comme Thomas Wieder n’arrête
jamais. Mais il y prend un plaisir quasi addictif.
Face à ces nouvelles formes de journalisme, le désir
classique de faire récit subsiste sous la plume de Raphaëlle Bacqué et
Ariane Chemin, qui est un peu votre porte-parole quand elle évoque la
politique comme une scène de théâtre shakespearien, avec des
personnages, de la chair, une soif de pouvoir…
Effectivement, je partage son avis. Ma culture est plus celle du récit
que du fact checking ou du data journalism. Rechercher le récit,
l’incarnation… C’est d’ailleurs pourquoi le documentaire est parfois
plus proche de la fiction que du reportage. J’ai une gourmandise à lire
les papiers d’Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué, et elles doivent
éprouver la même à les écrire.
Le film ne s’arrête pas le soir du résultat des élections…
Si le film s’était arrêté aux résultats, on aurait eu l’impression que
c’était sa conclusion et que Hollande en était le héros. D’où le choix
de le prolonger au-delà, de montrer les journalistes qui continuent à
travailler le lendemain, font le bilan de l’expérience newsroom. La
structure des GENS DU MONDE était fragile et grâce à la présence si
précieuse de Lizi Gelber, indispensable chef-monteuse, le film s’est
révélé petit à petit et beaucoup de choix se sont faits au montage. En
tout cas plus que pour d’autres de mes films comme LE PRÉSIDENT, où la
narration était davantage élaborée dans mon esprit avant de commencer à
tourner.
Comment s’est passé le montage ?
Nous avions une matière importante, 130 heures de rushes environ. La
partition du film était délicate, il a fallu passer du temps pour la
trouver : 29 semaines, échelonnées entre 2012 et 2014, le temps de
laisser reposer. Lizi Gelber m’a beaucoup encouragé à couper. On
entretient un dialogue permanent, une confiance. Sans oublier bien sûr
les échanges fructueux avec la productrice Marie Genin.
Et le choix de la musique composée par Éric Slabiak?
Nous avions comme référence une musique à la Jacques Tati. Et aussi la
bande originale du film BRAZIL. Je voulais quelque chose de guilleret,
fantaisiste, avec des marimbas, des sons de bois frappés. Mais il
fallait trouver la bonne distance, ne pas être trop dans le burlesque et
nous avons fait intervenir une pianiste à la fin pour poser les choses,
atténuer le côté cartoon. J’avais envie de rythme, de coller à celui
des images, notamment quand on passe de David à Thomas, ou quand le
mouvement des doigts sur le clavier suggère celui des doigts sur un
clavier de musique.
Et « Sensationnel » d’Yves Montand comme chanson de fin ?
Il y a toujours Yves Montand dans mes films ! Et puis je voulais
terminer sur une chanson qui parle de la presse, en l’occurrence un
crieur de journaux.
Propos recueillis par Claire Vassé