Günter, trouvé dans les bois en Allemagne à l’âge de quatre ans, a grandi dans une famille d’accueil. Une quarantaine d’années plus tard, il mène une vie normale : il gagne sa vie comme acteur de théâtre, passe du temps avec sa fille Lizzy, a une liaison avec une femme mariée. Lorsqu’un homme sur un pont lui chuchote un mot étrange à l’oreille, il commence à s’interroger sur ses origines.
Günter Tom Dewispelaere • Lizzy Frieda Barnhard • Isabel Aniek Pheifer • Marius Pierre Bokma • Karl Hans Kesting • Wassinski Dirk Böhling
Alex van Warmerdam
Né en 1952 à Harlem aux Pays-Bas, Alex Van Warmerdam est diplômé en graphisme et en peinture en 1974.
En 1973, il est l’un des fondateurs de la troupe Hauser Orkater . «Orkater » est un mot inventé par les frères Hauser, membres de la troupe, contraction de deux mots néerlandais signifiant «orchestre» et «théâtre». Les Hauser Orkater sont musiciens, comédiens, acrobates, chanteurs, danseurs, graphistes, clowns. Ils assemblent régulièrement des histoires sans queue ni tête qui finissent par tracer le chemin d’un voyage loufoque, d’une virée dans l’inconnu. La contribution d’Alex Van Warmerdam à ces spectacles porte surtout sur l’écriture et la décoration, ainsi que sur le concept général.
Appréciés pour l’originalité de leur humour, ces spectacles louftingues dans lesquels se glissent imaginaire, surréalisme et extraordinaire, mêlent avec bonheur les univers les plus diverses : Keaton, Kafka, Beckett, Magritte, Carroll… Hauser Orkater éclate en 1982. Alex Van Warmerdam fonde alors Le Chien Mexicain et met en scène, dans un esprit proche de la précédente troupe, Frères en 1981, Granit en 1982, La Loi de Luisman en 1984 et La Sainte Trinité en 1986, qui recueilleront le même enthousiasme critique et public dans le monde entier. S’intéressant ensuite au cinéma, il réalise Abel en 1985 puis Les Habitants (1992), tout en continuant à monter ses spectacles.
Depuis il a également réalisé La Robe (1996), Borgman (en compétition cannoise en 2013) ou encore La Peau de Bax (2015). N°10 est son dixième film.
Filmographie
1986 Abel
1992 Les Habitants (De Noorderlingen)
1996 La Robe, et l’effet qu’elle produit chez les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent
1998 Le P’tit Tony
2003 Grimm
2007 Waiter !
2009 Les derniers jours d’Emma Blank
2013 Borgman
2015 La Peau de Bax
2022 N°10
N°10, œuvre d’art totale surprenante : un best of de l’ensemble de l’Œuvre d’Alex van Warmerdam
N°10 est une œuvre d’art totale surprenante dans laquelle Alex van Warmerdam abat les frontières entre cinéma, théâtre, littérature et arts plastiques. Vous n’avez plus qu’à vous y abandonner .
En 2022, Alex van Warmerdam travaillait à son long métrage Grimm. Peu de temps avant le début du tournage, il est apparu que le financement n’était pas encore bouclé. Marc, son frère, a suggéré de monter une pièce courte pour leur troupe de théâtre, Le Chien Mexicain. Ainsi est né Bienvenue dans la forêt , où deux femmes en tailleur et portant des sacs à main fuient un étrange individu (Pierre Bokma). Au cours de la traversée de la forêt, elles sont abordées, entre autres, par un elfe, un faune et un prêtre – tous joués par Bokma.
Dans N°10, une compagnie de théâtre dirigée par Karl travaille à la création d’une pièce dans laquelle on reconnaît des fragments de Bienvenue dans la forêt . Le rôle principal est tenu par Marius (Bokma) dont l’épouse est clouée au lit, ce qui l’empêche de dormir et de mémoriser ses répliques. Parmi les autres personnages on trouve Elsa et la femme de Karl, Isabel, amoureuse de Günter, qui a été retrouvé à l’âge de quatre ans dans une forêt allemande.
Marius découvre qu’Isabel et Günter entretiennent une liaison et en informe Karl, qui commence alors à suivre sa femme. Et se venge en réduisant le rôle de Günter, tout en renforçant celui de Marius. Mais celui-ci ne parvient tout simplement pas à mémoriser ses parties de texte qui ne cessent de croître. Pendant ce temps, Günter est filmé secrètement par sa fille Lizzie, et sa vie est encore plus déstabilisée lorsque, sur un pont, un homme étrange lui chuchote un mot inintelligible à l’oreille.
Encore plus spectaculaire
C’est ainsi que, au départ, N°10 est à la fois une sorte de drame conjugal et le making-of d’une pièce de théâtre. Quoique. « C’est pas une pièce, c’est un collage », aboie Karl lorsque ses comédiens de plus en plus désespérés lui demandent pourquoi il n’arrête pas de bouleverser les choses. « Il faut que ça devienne abstrait. Un collage abstrait sans logique. » « Sans logique ? » demande Elsa surprise. « Oui, sans logique », rétorque Karl. « Alors on a quoi comme repère ? » demande-t-elle. « Il n’y a pas de repère », répond- t-il. Il en va de même pour N° 10 qui, au bout d’une heure, prend un virage qui n’était nullement annoncé.
N°10 est une sorte de best of de l’œuvre complète d’Alex Van Warmerdam ; une œuvre d’art totale dans laquelle l’artiste aux talents multiples (en 2011, il a reçu le prix Johannes Vermeer, prix national pour les Arts, couronnant l’ensemble de son œuvre) abat les frontières entre cinéma, théâtre, littérature et arts plastiques. Les dialogues sont précis et mesurés, le traitement du texte est un plaisir pour l’oreille. Il suffit de s’y abandonner, alors c’est de la poésie pure. Lorsque Marius – grâce à une énième intervention façon deus ex machina – retrouve enfin le sommeil et parvient à retenir son texte, il complète le monologue énigmatique de Bienvenue dans la forêt :
– Prenez une brique, pulvérisez votre montre
– Ne soyez pas une mouette derrière la charrue
– Il y a encore au grenier une pancarte « ne pas déranger »
– Je vais vous montrer ce que vous voulez voir
– Le monde silencieux, silencieux dans lequel nous sommes tous nés
Extrait d’un article de Jan Pieter Ekker, Het Parool . (29/09/21). Trad. Isabelle
ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR
Alex, une première question : quel rôle la culture hollandaise, et le calvinisme en particulier, jouent-ils dans votre œuvre ?
Ça, c’est une question difficile que vous me posez. J’aurais pu y répondre si j’y avais vraiment réfléchi. Mais oui, ça a eu une influence, bien sûr, et continue d’en avoir sur ma façon de penser et de travailler, simplement parce que c’est ici que je suis né. Mon éducation catholique a eu une influence sur mon travail. Elle l’a infiltrée de bien des manières.
À la fois consciemment et inconsciemment ?
Absolument.
Consciemment, de quelle façon ?
Quand j’ai écrit Les Habitants , le film parlait d’un temps qui n’existe plus, mais dans lequel j’ai grandi. Bien que ce film ne soit ni documentaire ni réaliste et qu’il se moque d’une certaine époque, il lui doit beaucoup sur plusieurs plans. C’est quelque peu hyperbolique, mais je sais de quoi je parle. J’en ai fait l’expérience jusqu’à un certain point. J’ai inventé des choses, en ai grossi d’autres et réduit certaines, mais je suis issu de cette époque, elle m’a servi de fondations.
Le calvinisme hollandais est plutôt sévère et rigide. Et la culture hollandaise a tendance à valoriser ce qui est concret. L’absurdité, telle qu’elle est présente dans vos films, est-elle une forme de résistance à cet état de choses ?
Je ne crois pas. Vous ouvrez là plein de compartiments à la fois. Nous parlons de calvinisme, mais j’ai eu une éducation catholique. Jusqu’à l’âge de neuf ans, nous vivions à Harlem, le diocèse catholique le plus rigide des Pays-Bas. On pourrait dire que c’est une sorte de catholicisme calviniste. Dans le sud du pays, quand le prêtre commençait à prêcher, les hommes sortaient en douce de l’église par la porte de derrière pour aller au bistro et ils revenaient à la fin de l’homélie. Mais dans l’ouest du pays, c’était beaucoup plus strict. Ce calvinisme-là est donc inscrit dans mon travail, malgré mon éducation catholique. Le film Les habitants semble austère et épuré. Il a des lignes nettes. Les rues sont mathématiquement droites. Il possède une sorte de lyrisme sévère. Mais ce sont des choses que je vois aujourd’hui. Je n’en avais pas conscience quand j’ai imaginé ce film. Je ne pensais pas ainsi. On voit ce genre de choses quand on est plus vieux et qu’on revisite ses films.
Vos films peuvent-ils être considérés comme des actes de résistance vis-à-vis des sentiers battus de la monoculture hollandaise ?
Je suis issu d’un milieu artistique prolétaire, et j’ai eu très tôt une éducation libérale. Chez moi les rayonnages étaient bourrés de livres d’art et j’ai su très jeune que je voulais faire des études artistiques. J’avais 14 ou 15 ans quand j’ai découvert le surréalisme. Peu après j’ai vu des films de Bunuel et ils m’ont toujours accompagné, dans ma carrière. Le surréalisme n’a jamais tenu beaucoup de place aux Pays-Bas. Il n’a pas pris l’importance qu’il a eu en Belgique. Mais il a infusé tout mon travail.
Qu’en est-il de l’attrait que les bois, la forêt, exercent sur vous et qui est un élément récurrent dans vos films ?
Oui, malgré moi, je ne parviens pas à éliminer la forêt de mes films. J’ai vécu pendant quelque temps dans la première rue d’un nouveau lotissement immobilier. Pour me rendre à l’école, je devais traverser des champs et des prairies et aussi une forêt. Il y avait une scierie qui entreposait là ses copeaux, créant ainsi une forêt avec des mares et des fossés. C’était un coin pas très sûr. On disait qu’il y avait là des jeunes capables de vous ligoter à un arbre. C’est comme ça que tout a commencé. Et puis il y a eu ces vacances dans les bois quand ma mère attendait les jumeaux et n’a pas arrêté de pleurer pendant deux semaines de pluies incessantes, tandis que des soldats rodaient dans les bois. Tout cela avait enflammé mon imagination et m’est toujours resté depuis. Et puis la forêt fait un énorme contraste avec une rue comme celle des Habitants où vivent des gens de la classe moyenne qui essayent de se bâtir un avenir, pendant que le pays se reconstruit après la guerre. La forêt représente le subconscient de ce qui se passe dans cette rue.
Autre chose que vous avez tendance à faire dans vos films, c’est construire une maison entière du début à la fin. Pourquoi est-ce important pour vous ?
C’est surtout parce que pour Les Habitants , nous avions construit une rue entière. Nous n’avions pas d’autre choix, étant donné qu’il n’existait nulle part une rue de ce genre. Mais généralement, quand j’écris un scénario, la structure, la mise en scène apparaît d’elle-même presque immédiatement. A quoi ressemble la maison, où se trouve la porte, quelle hauteur a-t-elle, les plafonds sont-ils hauts ou bas. Pour chaque film, on essaye de trouver une maison qui convienne, mais en vain. Alors on finit par la construire. Hollywood est né avec des plateaux de tournage spécialement conçus. Le grand avantage c’est d’avoir tout ce dont on a besoin sous la main. Je fais aussi des story-board et comme ça on n’a pas à les adapter ensuite à un lieu de tournage préexistant. Je peux ainsi garder les idées que j’ai couchées sur le papier pendant tout le tournage du film.
Quand vous construisez une maison, pensez-vous uniquement à l’aspect pratique ou bien y a-t-il aussi quelque chose de symbolique dans la manière dont fonctionne la maison ?
La maison, dans Les Derniers jours d’Emma Blank par exemple, a vraiment un caractère à elle. C’est une maison sombre et elle a sa propre personnalité. Elle est plus vraie que nature, elle n’est pas réaliste. Dans Borgman par exemple, quand Borgman marche juste derrière le maître de maison, je n’aurais jamais pu filmer une telle scène de cette manière dans un lieu déjà existant. Le couloir avait juste la bonne longueur, presque au centimètre près, comme pour le plan que je voulais filmer. Ce plan a donc été possible une fois la maison construite.
Y a-t-il un lien entre votre travail pour le cinéma et votre travail pour le théâtre ?
C’est principalement le monde extérieur qui m’en fait prendre conscience. L’autre jour, j’ai vu un jeune réalisateur qui avait vu La Peau de Bax et qui le commentait en vidéo. Il disait : « Les gens parlent toujours d’une façon qui n’est pas naturelle dans les films d’Alex. Des phrases bien structurées et nettement articulées. ». Alors je me suis dit, il a raison mais je ne m’en rends pas compte moi-même. Et en principe mon travail à la caméra est assez… Les gens voient que je viens du théâtre parce que mes films ont cette qualité théâtrale. Abel se déroule de toute évidence sur un plateau. Par conséquent, les origines théâtrales sont visibles dans mes films. Je pense que c’est vrai. Même si ce n’est pas intentionnel. Pour moi, La Peau de Bax est presque une ode au western, qui est, dans son essence même, un genre cinématographique.
Et l’humour ? Vous avez parlé de l’utilisation artificielle du langage qui frappe les gens. Une sorte d’absurdité, d’humour noir est aussi une constante de vos films. Cela vous vient-il naturellement. Ou bien le recherchez-vous ?
Ça me vient naturellement, plutôt que de le rechercher, j’ai même tendance à le limiter.
Comment faites-vous pour le limiter ?
Je le mets de côté, tout simplement. À la première projection, les choses s’avèrent quelquefois drôles alors que je ne pensais pas du tout qu’elles pourraient l’être. Ce sont juste des choses qui sortent de mon imagination. Je ne me dis pas que c’est le moment de glisser une blague ou un truc comme ça. D’une façon plus ou moins évidente, l’humour survient de lui-même.