Un film poème en 18 vagues, comme autant de scènes pour décrire Paris et ses paysages urbains traversés par un « jeune mineur étranger isolé », les attentats, les roses blanches, l’état d’urgence, le bleu-blanc-rouge, l’océan atlantique et ses traversées, les volcans, la beat-box, la révolte, la colère, les violences policières, un chant révolutionnaire, le silence, et la joie… Rien que la joie.
« Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on éprouve si grand plaisir à regarder souffrir; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent (…). Ô misérables esprits des hommes, ô coeurs aveugles ! » Lucrèce
Image, son, montage : Sylvain George. • Mixage son : Ivan Gariel • Avec Mohamed Camara • Voix du Dehors : Valérie Dréville • Voix de l’Exil : Saul-Melchior George-Pelissier. • Citations : Liberté d’action et Premières impressions de Henri Michaux ; Vies de Arthur Rimbaud ; Les Confessions de Saint Augustin ; Terre des Hommes de Antoine de Saint-Exupéry. • Traduction : Lucile Pouthier. • Première manifestation : 29 novembre 2015, manifestation contre l’état d’urgence. • Deuxième manifestation : 9 avril 2016, manifestation des étudiants contre la loi El Khomry. • Troisème manifestation : 10 avril 2016, manifestation «Apéro chez Valls.» • Avec le soutien de Hors Piste, et de la Fondation Abbé Pierre. • Graphisme : Stéphane Rozencwajg.
Sylvain George
Après des études de 3ème cycle en philosophie, droit et Sciences Politiques, et cinéma, Sylvain George réalise depuis 2006 des films expérimentaux, sur les thématiques de l’immigration et des mouvements sociaux notamment. Son travail a été présenté dans les festivals nationaux (Fid Marseille, États Généraux du film documentaire, Cinéma du Réel…) et internationaux (BAFICI, Viennale, Doc Lisboa, Torino Film Festival, Festival de Venise, Valdivia, Doc’s Ficunam, Ambulante, CPHDOX…). Parmi ses films figurent L’Impossible-pages arrachées ; Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I), qui a remporté le prix FIPRESCI de la critique internationale et le prix du meilleur film au BAFICI ; Les Eclats (ma gueule, ma révolte, mon nom), prix du meilleur film au Torino Film Festival. Il travaille actuellement la suite de son projet sur les politiques migratoires.
Filmographie
2014 : Vers Madrid (The Burning Bright)
2012 : Les Eclats (ma gueule, ma révolte, mon nom)
L’Impossible – pages arrachées
2010 : L’Impossible-Page arrachée
Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I)
2009 : Je brûle commme il faut !
On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre
Nuits polaires
2005 : N’entre pas sans violence dans la nuit
No Border
«
La politique des films de Sylvain George est d’abord de montrer la
capacité des individus et des petites communautés qui sont là de se
comporter en sujets de l’histoire »
Jacques Rancière « Eclats de lumière », Trafic n° 86.
ENTRETIEN AVEC SYLVAIN GEORGE
réalisé par Raquel Schefer
Paris est une fête – Un
film en 18 vagues constitue un « marqueur profond » des événements
récents en France et en Europe — la prétendue « crise » des réfugiés,
les attentats, Nuit Debout. Le film se fonde sur une logique de
dé-liaison et de ré-articulation (articulation, par exemple, entre la
figure du réfugié et celle de l’insurgé). En même temps, il concrétise
une synthèse des motifs et des formes qui traversent votre oeuvre depuis
No Border (Aspettavo che scendesse la sera) (2005-2008). Dans quelle
mesure le système narratif et esthétique de Paris est une fête,
structuré lui aussi par un principe de fragmentation (les « vagues »)
et de recomposition (la totalité, la synthèse), vise-t-il à exprimer ce «
temps des émeutes » et de « réveil de l’histoire », dans les mots
d’Alain Badiou ?
Le film traite de problématiques qui traversent la France et l’Europe
depuis des années, avec une attention plus précisément portée sur
l’année 2015/2016, au cours de laquelle il a été réalisé.
Il invite au départ à suivre les traces, les pas, d’un jeune « mineur
étranger isolé » selon la terminologie en vigueur, d’une « figure de
l’exception » pour reprendre une expression de Benjamin Fondane, Mohamed
de son prénom, en provenance de Guinée, et attaché à survivre et
dessiner ses lignes de fuite. Par là-même on découvre des paysages
urbains et interstices, des hyper-lieux et des hors-lieux, dans Paris
intra-muros, la proche banlieue comme ailleurs, à New York par exemple,
traversés par les attentats, l’état d’urgence, un certain nombre de
motifs et de gestes propres à la mondialité contemporaine…
Différentes scènes viennent se télescoper, différentes vagues viennent
se répondre les unes avec les autres selon un principe de mise en
tension, jusqu’à composer un tableau non exhaustif, écrire une
partition, inachevée à dessein, d’un certain état du monde. Comme
exemple, la place de la République est un motif récurrent du film. Elle
est une figure spatiale ambivalente, inclusive et exclusive, qui désigne
la centralité du pouvoir tout comme les interstices, marges, zones, qui
en sont privés; un lieu où se donnent à voir par les multiples limites
imposées, la violence de la Ville, comme de celle de l’Etat (et
notamment vis-à-vis des « naufragés sans spectateurs » : évacuations des
réfugiés de multiples nationalités, des sans-domiciles fixes, des
clochards… ), la mise en place de dispositifs sécuritaires, la présence
massive des forces de police… ; un lieu qui peut être un lieu de
rassemblement et de recueillement pour les gens après les attentats, un
mausolée, mais qui cependant renvoie violemment à d’autres « jeunesses »
et parias, morts sans sépultures dans les mers et déserts, les canaux
de Calais, incendiés dans les hôtels et squats insalubres, errants dans
les rues des grandes villes, pourchassés et enfermés dans les zones de
relégation (Clichy-sous-Bois, Aulnay-
sous-Bois, Vaulx-en-Velin…), et autres états d’invisibilité que les
régimes d’ultra-visibilité des sociétés médiatiques ne rendent que
d’autant plus criants ; mais aussi un lieu que l’on pourrait qualifier
d’hétérotopique, dans lequel se formulent des critiques radicales à
l’endroit des pratiques politiques majoritaires des démocraties
modernes, où se développent et s’expérimentent des réflexions et
propositions pour de nouvelles formes de vie, de nouvelles esthétiques
de l’existence, dans une société véritablement « démocratique »,
c’est–à-dire dire fondée sur l’exigence absolue et inconditionnelle de
l’égalité entre toutes et tous : un lieu comme une scène dialectique, où
se retrouvent convoqués des éléments du passé proche ou lointain comme
du présent, oubliés, enfouis, négligés, et dont la rencontre permet de
créer de nouvelles configurations…
Le film dans son avancée, cherche à creuser, cerner, comprendre ces
mises en tension, ces rapports dialogiques complexes, ces dialectiques
entre proche/lointain, passé/présent, centre/périphérie, local/global,
même/autre, sans jamais véritablement offrir de résolution. Il s’attache
à réaliser un état des lieux parcellaire, troué, à dresser un constat,
dont la trame se constitue de vides et de pleins. Cette cartographie
spatiale qui s’esquisse peu à peu, et qui se double d’une cartographie
temporelle, révèle des lignes de démarcations, des failles, des fissures
sociales, esthétiques et politiques, mais aussi des points de
connexion, d’articulation, de rencontres, des points communs.
Là où certains réclament la constitution d’un nouveau « grand récit »,
voire d’un récit ou roman national, générique, unificateur, organique,
et prônant un concept d’identité permanent fondé, hier sur la notion de
sang, aujourd’hui celle du sol – c’est le fondement anthropologique de
la démocratie libérale – le film travaille à des récits d’espaces et de
temps qui font la part de l’autre ; des récits sur la longue durée, de
populations, de vies appréhendées dans leur singularité, lors même
qu’elles peuvent être disqualifiées, déqualifiées, niées dans un présent
considéré comme immédiat et forclos sur lui-même – une sorte
d’immanentisme du présent, marqué par une volonté de déliaison et
d’inimitié entre les individus. Documenter des histoires, réaliser des
récits multiples, pluriels, qui s’inscrivent dans une historiographie
fondée, non sur le rêve scientiste de la continuité et de
l’empathie/identification et donnant de la valeur au connu, mais sur le «
réveil matérialiste » des discontinuités, et de l’attention et la
compréhension/re-construction à ce qui vient, revient, et donnant de la
valeur à ce qui est inconnu ; c’est-à-dire qui articule tel événement du
présent le plus urgent, avec l’image d’un passé qui s’impose, en une
fulgurance, au moment du péril. On reconnait là le projet du philosophe
artificier Walter Benjamin d’aller à contre-courant de l’histoire
officielle – c’est-à-dire aussi du récit qui peut être fait et donné de
tels ou tels événements d’une actualité soumise à la loi des faits et de
la causalité – et de la dynamiter au profit d’une autre version de
l’histoire qui fait la part aux sans-noms, aux sans-parts : en 1979,
Michel Foucault ne disait-il pas craindre que le problème des réfugiés «
ne soit pas seulement une séquelle du passé, mais un présage de
l’avenir » ?
Cette tâche de l’historien, qui peut être aussi celle de l’écrivain, du
cinéaste, du chercheur, de « celui qui cherche »… , engage des
processus et modes de connaissance nouveaux, des esthétiques nouvelles,
tout comme des positionnements et postures éthiques et politiques. De
nouvelles épistémologies, esthétiques nouvelles, en ce que des réalités à
vif se doivent d’être attestées et traduites avec des outils
appropriés, nécessaires, à forger, sous peine de tomber dans les pièges
de la représentation, et produire des « irréalités » (c’est ce que nous
enseigne magistralement des processus du type Occupy, Nuit Debout, les
migrations… ). Des positionnements éthiques et politiques en ce que les
politiques menées et décisions prises par nos « représentants », «
démocratiquement élus », se doivent d’être critiquées car elles agissent
au plus près de nos jours et de nos nuits, ont des conséquences qui
viennent et reviennent comme des boomerangs dans nos vies quotidiennes
(pourquoi prétendre vivre en sécurité ici quand on fomente le désordre
ailleurs ?), créant de multiples effets de sidération, de peur et
terreur, de repli identitaire, de demandes de gestes autoritaires et
exceptionnels comme conditions de la sauvegarde de notre liberté…
La forme « narrative » déployée, cette « historiographie » à
contretemps, discontinue, et qui s’appuie sur les seuils, les ruptures… ,
prend donc à revers les discours idéologiques qui depuis plus de trente
ans font en permanence le procès de la pensée critique, et
disqualifient l’ouverture à l’autre, l’antiracisme car entendus comme
menaces à l’identité nationale ; des combats idéologiques qui remettent
en question le « commun », et dont il est permis de penser qu’ils
produisent, à l’inverse, de la fragmentation sociale et politique, de
l’éloignement, de la séparation, de la division.
Les « naufragés sans spectateurs » d’Irak, de Syrie, du Soudan,
d’Érythrée, de Syrie, comme de Clichy-sous-Bois, d’Aulnay sous-Bois, des
rues de Paris et ailleurs, échoués sur les récifs de la modernité, sur
les récifs de la « merdonité » comme disait Michel Leiris, sont nos
contemporains et à ce titre, interpellent, demandent considération,
poussent à une urgence d’action et de réflexion sur des questions qui
concernent tout un chacun : comment habiter le monde ? Comment peut-on
habiter un lieu ? Qu’est-ce qui signe l’appartenance d’un être à un lieu
? Comment vivre ? Ce sont là des questions qui touchent aux catégories
de l’identité et de l’altérité, jamais résolues, toujours à reprendre,
et que le film essaie de travailler.
Prenons par exemple la question de l’hospitalité qui revient
régulièrement dans le débat public. On sait depuis les travaux du
linguiste Emile Benveniste que la notion d’étranger est écartelée entre
les deux mots latins qui sont hospes et hostis. Le premier ayant donné
le mot français hospitalité indiquant tout à la fois celui qui accueille
et celui qui est accueilli; le second indiquant l’ennemi, la figure de
l’hostile. Le paradoxe relevé par les travaux de Jacques Derrida est le
suivant : comment l’hospitalité peut-elle à la fois être
inconditionnelle et conditionnelle ? Comment accueillir l’étranger sans
lui demander son nom, ni lui poser de questions, lors même qu’en ouvrant
sa porte à celui-ci, on risque potentiellement de s’exposer à des
risques, voir d’être atteint dans son intégrité physique et
psychologique ? Pour ma part, l’hospitalité me semble une notion
problématique en ce qu’elle implique, d’une part, une relation
asymétrique entre la personne accueillante et la personne accueillie,
une dépendance de cette dernière envers des règles extérieures, comme le
fait d’être hébergé par exemple. D’où, une situation d’entre-deux, qui
peut être inconfortable, et inégalitaire. Et d’autre part, le maintien
d’une distance avec l’autre, l’étranger pour justement garder le rapport
à l’altérité. Celui-ci serait donc à jamais « l’autre », le « différent
», le « pas d’ici », l’étranger. Le fait de pouvoir accueillir « chez
soi », présuppose encore un concept d’identité fondé sur la notion de
sol, sur un concept d’origine considéré comme arkhé, commencement, lieu
premier de l’habité, image matrice à partir de laquelle tout
procéderait.
Or ce concept n’est plus valide à mon sens. Plusieurs propositions ont
été formulées, qui doivent être rediscutées bien sûr, mais restent
signifiantes. Pour le dire brièvement, un philosophe comme Walter
Benjamin, a redéfini ce concept comme processus, possibilité de
re-définition permanente, et il utilise pour cela, l’image magnifique du
tourbillon. Le présent, comme le passé, sont perpétuellement
interrogés, creusés par l’origine-tourbillon. Celui-ci déploie, dans le
temps et l’espace, des images, des vagues d’images, d’images-tourbillon,
qui viennent se télescoper et former une constellation. Chez Deleuze,
l’individu est défini, non plus par son essence ou son espèce, mais par
sa puissance d’affecter et d’être affecté, par ses réseaux de relations
intensives. Il est moins un « être » permanent qu’une certaine manière
de se comporter, d’agir et de réagir, un certain système d’intensités.
Dans sa traduction politique et plastique, l’affirmation du primat du
multiple et du devenir dans la vie doit être inséparable d’une attitude
éthique appropriée qui consiste à être à la hauteur de l’événement, à le
vouloir intensément, quitte à se « dissoudre » en lui. Cela peut
signifier une redéfinition du concept d’hospitalité entendu comme
possibilité toujours offerte pour tout un chacun de pouvoir habiter le
monde, où il le souhaiterait, quand il le souhaiterait, indépendamment
d’une pseudo origine ethnique, sociale ou politique. L’acte «
d’accueillir » n’aurait alors de sens que dans la mesure où accueillant
l’« autre », on s’accueille soi-même comme être impermanent. Comment, en
se mettant en retrait pour accueillir la venue de l’autre, celui-ci
dans le même temps, se mettrait lui-même aussi en retrait, pour nous «
accueillir. » Cela signifie aussi une redéfinition de la démocratie,
basée sur une exigence « d’égalité » : une démocratie impermanente, que
certains nomment « sauvage », « insurgeante »…
Les
notions de « passage » et d’« image dialectique » me semblent
appropriées pour définir votre cinéma et, tout, particulièrement, Paris
est une fête. Ce film scrute l’« état d’exception » — qui, selon Giorgio
Agamben, constitue une « technique de gouvernement » devenue « la règle
» — à travers une logique du passage (géographique, temporelle, entre
systèmes de représentation, le visible et l’invisible). Puis, son
complexe système narratif relie l’expérience sensible du présent,
l’histoire politique, l’histoire culturelle (Hemingway cité dans le
titre de Paris est une fête, mais aussi Rimbaud et Michaux), l’histoire
du cinéma (les symphonies urbaines des années 1920, le cinéma
soviétique, la déstructuration du newsreel, forme filmique
paradigmatique du cinéma politique), tout en figurant un autre avenir
possible…
Nous vivons à présent depuis des années dans l’état d’urgence. Un état
d’urgence décrété au lendemain des attentats survenus au Bataclan, soit
le 13 novembre 2015, et qui s’est vu prolongé cinq fois en une année
jusqu’à devenir un état d’urgence quasi permanent, un état d’exception,
puisqu’il est censé prendre fin le 15 juillet 2017 et que l’on ne sait
toujours pas s’il sera prolongé une sixième fois. La France connaîtra
ainsi sa plus longue période d’état d’urgence ininterrompue – vingt mois
– depuis la création de ce régime d’exception pendant la guerre
d’Algérie. On constate donc que le régime autrefois réservé aux
colonies, un régime exceptionnel, est rabattu désormais sur le
territoire national des « démocraties » ultra-libérales. Ce qui autorise
le glissement autoritaire indispensable au néolibéralisme pour
continuer son déploiement dans cette phase de son histoire. Le
terrorisme est l’opportunité historique qui permet d’y arriver, de
déconstruire négativement la démocratie par l’abrogation des droits, par
la proclamation de l’état d’exception, par la transformation policière
des mécanismes de gestion du quotidien et de glisser vers un état
sécuritaire. Le fait que la France serait en « guerre contre le
terrorisme » est en effet une contradiction dans le terme, la marque
d’une imprécision délibérée, puisque le fait d’être en guerre indique de
pouvoir identifier de façon certaine l’ennemi à combattre. Or dans la
perspective sécuritaire, il faut que l’ennemi reste dans le vague pour
que n’importe qui, à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur, puisse être
identifié comme tel. Sur une scène coloniale devenue mondiale, le
citoyen devient alors un terroriste en puissance, évoluant dans une zone
incertaine, où dedans/dehors, public/privé se confondent ; et dans
laquelle il doit à la fois se protéger contre des figures désignées
clairement, les sempiternelles figures du bouc-émissaire – c’est-à-dire
les étrangers, les roms, les pauvres… – mais aussi contre les figures
non explicites : c’est-à-dire soi-même. De l’entretien de la haine de
soi, de la peur…
Le projet de François Hollande et de son gouvernement, de se servir de
l’état d’urgence pour mettre au pas les écologistes et les zadistes
pendant la Cop21, ainsi que celui-ci l’avoue dans le livre de Gérard
Davet et Fabrice Lhomme, a parfaitement réussi et atteint son objectif,
et plus encore. Les chiffres, tels qu’annoncés par le rapport annuel de
Amnesty international sont éloquents : l’état d’urgence a permis 4 551
perquisitions sans autorisation judiciaire ; seules 0, 3% des mesures de
l’état d’urgence ont conduit à une enquête judiciaire pour faits de
terrorisme ; 612 personnes ont été assignées à résidence. Dans le même
temps, la police a vu se renforcer son arsenal répressif, tout comme le
fait de pouvoir agir avec un sentiment d’impunité rarement atteint, dans
différents lieux centraux et périphériques, lors de manifestations qui
peuvent être restreintes et interdites à tout moment.
Le fait que cette information n’ait guère provoqué d’échos, prouve
combien les logiques à l’oeuvre sont efficientes, combien la demande
d’un pouvoir autoritaire et rassurant est présente chez une majorité de
citoyens. Cela rend d’autant plus importants et signifiants certains «
gestes d’insurrections », ou refus de la norme : depuis la manifestation
non autorisée, « sauvage », contre la Cop21 et l’état d’urgence dont
les protagonistes avaient parfaitement compris les enjeux, jusqu’à
certaines manifestations contre la loi « travail », l’émergence de
nouveaux mouvements sociaux, les mobilisations et manifestations de
solidarité de lycéens etc.
Ce qui est en jeu c’est peut-être la recherche d’une forme, ou de
formes de démocraties propres à notre temps, prenant à sa charge l’en
semble du vivant, tout ce dont nous héritons, tout ce dont nous
dépendons pour notre propre survie en tant qu’espèce parmi d’autres
espèces. Cette recherche pour ma part, et c’est là la reprise d’un
héritage sans testament de personnes comme Walter Benjamin, Ossip
Mandelstam, Paul Celan, Henri Michaux, mais aussi Martin Luther King,
Nelson Mandela, Mahatma Gandhi, Occupy Madrid…, passe par la
transformation de soi, la révolution de l’individu et ce, par le biais
d’une sorte « d’ascétisme révolutionnaire ». L’ascétisme révolutionnaire
ou une certaine forme de retrait, entendu comme force de décentrement
du sujet logocentré, au profit d’un sujet ex-centré laissant la place
vacante, d’un sujet-vacant. Cette forme de « retrait » est non
productive en terme capitalistique, ne s’inscrit pas dans une logique de
rendement et de résultat; mais elle est extrêmement productive puisque
se situant sur un autre plan d’immanence, dans lequel les notions de
processus et d’expérimentation priment. Cette vacance permet
d’accueillir la venue de l’autre, favorise les conditions de la
rencontre avec les autres, la possibilité de l’advenir. Elle n’est donc
pas une posture solitaire, aristocratique, passive, coupée du monde et
des réalités les plus triviales, mais au contraire « dans » le monde, et
extrêmement active en ce qu’elle oeuvre à la création d’une communauté
toujours à venir, d’amis étrangers, d’amis qui passent.
Scruter ce qui advient, ce qui passe, du présent comme du passé le plus
lointain, exige une attention que l’appareil cinématographique
autorise; et par là-même favorise l’émergence et la création de nouveaux
champs de sensibilité, de nouvelles esthétiques de l’existence.
Dans ce film, tout en étant attentif et filmant certains événements,
j’ai mobilisé certaines ressources, références qui me permettaient de
les déplier, les travailler, les développer, les comprendre. Ainsi
certains motifs ont été constitués : le « motif Michaux » à partir d’un
poème lu par une protagoniste de Nuit Debout; le motif « film de ville »
et ses figures (électricité, lumière, surimpression, vitesse, etc.), à
partir de certaines rues, et limites de la proche banlieue (la banlieue
d’Aubervilliers, renvoyant au film du même nom de Elie Lotar; les Champs
Elysées puis les interstices de la ville renvoyant au film « Rien que
les Heures » de Cavalcanti; les images de New York renvoyant au film de «
Manhattan » de Paul Strand…); le motif « insurrection » avec des jeux
sur la décomposition du mouvement dans les manifestations et autres,
renvoyant de façon indirecte aux expériences de Marey…
Un film est ce moment de cristallisation, cette constellation dialectique où de nouveaux processus de désubjectivation et de resubjectivation se donnent à voir, viennent battre en brèche,
renverser dialectiquement, de façon carnavalesque, les mondes forclos et états d’exception, et laisser échapper quelques éclats comme autant de nouvelles lignes de fuites.
Ces points de vue multipliés vont au-delà de la perspective humaine pour intégrer aussi des perspectives végétales, animales, minérales. Pourquoi la nature est-elle si présente dans Paris est une fête ?
La critique de l’humanisme et de l’universalisme européen n’est pas une fin en soi, et ouvre sur des interrogations et conditions de possibilité d’une « politique sauvage ». C’est-à-dire une politique qui non seulement reconnaîtrait autrui comme homme, mais reconnaîtrait aussi la pluralité des espèces animales, végétales, minérales, dans leur différence, étrangeté, mystère. Walter Benjamin remettait en question la hiérarchisation des êtres et des choses, la domination de l’homme sur la nature, l’exploitation de la nature par l’homme, et donc par conséquent, l’exploitation de l’homme par l’homme. Il appelait de ses voeux la définition d’un nouvel humanisme qu’il nommait, sans doute avec un peu d’ironie, l’humanisme réel. Ce dernier permettrait au contraire, via un certain usage de la technique, le développement des potentialités et virtualités de la nature.
C’est ce sublime projet, qui m’interpelle depuis des années, que j’essaie de travailler avec les moyens qui sont les miens, dans mes perspectives visuelles, en essayant d’entendre, de traduire visuellement, ce qu’il appelait la « plainte muette de la nature »; en créant des champs de tension constitués par la mise en relation et en correspondance avec des éléments traditionnellement assignés à certaines places, forcément subalternes.
Vos films antérieurs mettent essentiellement en place un système de circulation de la parole. Dans Paris est une fête, il s’agit plus que jamais de décomposer et de recomposer les gestes expressifs de ces Orestes contemporains. Pourquoi la caméra et le montage confèrent-ils ce poids à la gestualité ?
Le film montre des personnes qui essaient de tracer leur ligne de fuite – « En avant, route ! », écrivait Rimbaud – et qui sont donc en lutte, d’une certaine façon, contre les places assignées, contre les représentations stigmatisantes, contre l’appauvrissement du langage, contre la brutalité qui vise à détruire toute forme de pensée critique et de développement de l’imaginaire…
Des personnes en lutte de façon très visible et manifeste lorsqu’elles participent à des manifestations par exemple, et qu’elles subvertissent dans le même temps les champs du réel et du symbolique : on ne peut qu’être saisi par la beauté de certains tags et graffitis : « Mort au symbolique, vive le réel », « Arrache la joie aux jours qui filent », « Si on se jette dehors avec le diable au corps, c’est qu’on refuse de vivre comme des morts », « L’autorité visuelle de ce texte est provisoire », « C’est pas la manif qui déborde, c’est le débordement qui manifeste »… Ou bien de façon plus discrète lorsqu’il s’agit par exemple d’un jeune migrant ayant décidé de quitter son pays…
Ces luttes donnent lieu à ce que Frantz Fanon nommait, dans le contexte des luttes anticoloniales, à des « fêtes de l’imaginaire », c’est-à-dire à la création d’espaces temps singuliers proches de certains états d’exception que Walter Benjamin pouvait repérer dans certains carnavals, et où la nécessité d’agir, la pauvreté des moyens, étaient accompagnés des joies, vertus et ressources de l’imagination. Ces fêtes, qui exigent avant tout de nouveaux rapports aux corps, et essentiellement le corps abîmé, avili, déshonoré, violé, détruit ; un corps-objet, inerte qu’il s’agit alors de ranimer, de réveiller, de remettre en mouvement, afin qu’il puisse de nouveau rayonner en corps-sujet, en corps souverain, en corps couronné.
Ainsi, lors des événements de la place Taksim en Turquie, ces nouveaux gestes protestataires, identifiables par tous, comme cette simple posture d’un homme à l’arrêt, les bras le long du corps, debout au milieu d’un terre-plein, d’une place, sur un trottoir la tête droite et fière, le regard droit…
L’attention accordée aux gestes dans le film vise avant donc tout à déplier les différents motifs de ces « fêtes de l’imaginaire », à réaliser une sorte de catalogue de gestes, ainsi qu’à examiner différentes possibilités de transfigurations du corps. Ce corps dont les puissances restent insoupçonnées, à même de re-symboliser les univers meurtris par les certitudes et les antagonismes, et auquel Frantz Fanon, à la fin de Peau noire, masques blancs , adressait cette prière aussi troublante que magnifique :« Ô mon corps fais de moi toujours un homme qui interroge. »
Jacques Rancière identifie deux
directions de l’image en mouvement : « celle qui ouvre sur les
injustices du monde et celle qui transforme toute intrigue d’injustice
en vibration sur une surface. » La coexistence entre une thématique de «
justice » et une pratique de « justesse » permet de délimiter deux
praxis de résistance cinématographique et leur possible synthèse : une
résistance en termes de contenu et une résistance formelle. Ces deux
directions ne sont pas nécessairement contradictoires. Paris est une fête
exemplifie la jonction de ces deux modalités de résistance. Peut-on
parler d’un cinéma de résistance thématique et formelle à propos de vos
films ?
Il me semble qu’un cinéaste pour réaliser un film doit répondre de la
façon la plus honnête et exigeante, à une profonde nécessité. Une
nécessité impérieuse, vitale, qui le pousse à saisir une caméra et à se
confronter à telles ou telles réalités inconnues pour parvenir à se «
déclore », se re-définir, se re-positionner, rythmiquement, dans le
temps et dans l’espace. Un film, dans sa forme, dans sa durée, dans son
esthétique, résulte du processus de travail engagé, des découvertes
réalisées… Ou plus précisément, il résulte d’une césure que le cinéaste
opère dans un processus de connaissance infini, un acte d’actualisation
et non d’achèvement, parmi de multiples virtualités… Les nécessités du
réel engagent la création de nouvelles formes.
Dès lors, il me semble qu’à partir du moment où l’on est engagé dans ce
type de processus, fait d’hésitations, de troubles et de déséquilibres,
qui remet en question les voies toutes tracées, force les barrages, se
fonde sur la notion de clinamen, d’écart et de déviation, il ne peut
être possible de céder au règne du consensus, que cela soit dans les
formats traditionnellement imposés aux films, comme dans le choix des
sujets, ou la manière de les traiter. C’est pourquoi on peut sans doute
parler de résistance. Il ne s’agit pas là de postures, de stratégies
délibérées, de signes de distinction, mais bien plutôt de s’autoriser à
explorer tous les possibles du vivre : « Non, pas question de paix : nous sommes inépuisables en expériences. » (H. Michaux).
Qu’est-ce que le cinéma politique contemporain pour toi ?
Le cinéma qui se saisit de l’activité humaine et qui montre, en des
formes toujours nouvelles et dont le réel engage la création, qu’il y a
une pluralité d’existences, de formes de vie, autres que la mienne.
Un cinéma qui reconnait la possibilité pour autrui d’être un égal et
partant, déclare inhabitable, et mortifie et allégorise les mondes dans
lesquels les vies sont disqualifiées.
Un cinéma d’artificier, qui arrache la différence à la répétition, et invente de nouveaux rapports au présent et au passé :
« Cela signifie qu’il allume la mèche de l’explosif qui est enfoui dans l’Autrefois. » Walter Benjamin, Paris Capitale du XIXème Siècle.