Fin du XVIIIe siècle, dans une colonie d’Amérique latine, le juge don Diego de Zama espère une lettre du vice roi du Río de la Plata signifiant sa mutation pour Buenos Aires.
Souffrant de l’éloignement et du manque de reconnaissance, il perd patience et, pour se libérer de son attente, se lance à la poursuite d’un mystérieux bandit.
D’après le roman d’Antonio di Benedetto.
Avec : Daniel Giménez Cacho, Lola Duenas, Matheus Nachtergaele, Juan Minujin, Rafael Spregelburd
Réalisation Lucrecia Martel • Scénario Lucrecia Martel d’après le roman éponyme de Antonio di Benedetto • Directeur de production Javier Leoz• Sociétés de production Rei Cine, Bananeira Filmes, Picnic Producciones et Punta colorada• • Producteurs délégués Benjamin Domenech, Santiago Gallelli, Matías Roveda, Vania Catani • Producteurs exécutifs Angelisa Stein, Pablo Cruz, Gael García Bernal, Diego Luna • Coproduction El Deseo, Patagonik Film Group, MPM Film, Canana, Lemming, KNM, Louverture Films, Schorcut Films, Telecine, Bertha Foundation, Juan Perdomo Productions • Directeur Photographie Rui Poças • Son Guido Berenblum (ASA), Emmanuel Croset • Montage Miguel Schverdfinger, Karen Harley • Musique Interprétation Los Indios Tabajaras, Music licensing : Gustavo Montenegro • Recherche musicale Bernardo Oliveira • Costumes Julio Suárez
Lucrecia Martel
Lucrecia Martel a d’abord étudié à la Avellaneda Experimental (AVEX) et à l’Ecole Nationale d’expérimentation filmique (National Experimentation Filmmaking School, ENERC) à Buenos Aires. Son premier long métrage, La Ciénaga, récit estival d’une famille qui s’enlise dans ses problèmes, a reçu de nombreux prix internationaux (dont Berlin, Sundance…). Son deuxième long métrage, La Niña santa, qui relate l’indécision entre désir et foi d’une adolescente, et son troisième long métrage La Femme sans tête, film troublant sur le désarroi d’une femme, ont été sélectionnés en compétition au Festival international du film de Cannes en 2004 et 2008. Lucrecia Martel a été membre du jury pour la compétition officielle du Festival de Cannes de 2006. Elle est considérée comme une des réalisatrices les plus importantes d’Amérique du Sud.
ENTRETIEN AVEC LUCRECIA MARTEL
Près de dix années sont passées depuis votre dernier film, La
Femme sans tête. Avec Zama, votre travail prend un tournant inattendu.
Non seulement vous quittez Salta, la terre symbolique de vos trois films
précédents, mais en plus vous voyagez dans le passé, jusqu’en 1790. Et
il y a plus encore. Vos trois films précédents étaient des scénarios
originaux. Ici, vous vous inspirez de Zama, le roman d’Antonio di
Benedetto.
Lorsque j’ai terminé La Femme sans tête, j’ai eu la sensation d’arriver
au bout de quelque chose. Par ailleurs, je souhaitais m’immerger dans
le monde d’autres auteurs avec, dans un premier temps, l’adaptation de
la bande-dessinée El Eternauta (L’Éternaute), puis celle de Zama. La
spécificité de Zama est que ce roman est une véritable
invention linguistique ; dans l’ordre des mots, dans les temps utilisés,
il y a un pouvoir à l’oeuvre qui a de lourdes conséquences sur le
corps. Je m’en suis rendu compte à l’écriture des dialogues.
Il m’est également arrivé quelque chose il y a longtemps, quand j’ai visité le musée de la prison d’Ushuaïa. J’avais 25 ans. Les cellules étaient décorées de manière à récréer l’époque où la prison fonctionnait encore. Dans le décor de l’une d’entre elles, il y avait un paquet de cigarettes de la marque Particulares 33. À la fin des années 1970, mon père fumait ces mêmes cigarettes. Un paquet de cigarettes faisait le lien entre la cuisine de mes parents et la prison d’Ushuaïa. C’est alors que j’ai eu, pour la première fois, un aperçu de ce qu’est la Circulation. Quelqu’un lit un roman et en fait un film. Tout cela fait partie de la Circulation – une membrane qui s’étend d’un individu à un autre. Plus la circulation est bonne, plus le sang irrigue les tissus et ainsi, on passe du statut de somnambule solitaire à celui de membre d’une communauté.
Zama est un roman exigeant, d’une précision extrême. À mon
sens, votre film est également exigeant et sa précision est tout aussi
sidérante. Comment avez-vous envisagé son adaptation ?
La difficulté du marché engendre une écriture rigoureuse. Le manque de
modestie des premières versions de mes scripts est passé par la
guillotine budgétaire. Parfois, j’imagine la vie dans des pays riches où
mes films auraient été obèses, énormes, avec des scènes inutiles et
complaisantes. Donc je dois admettre que cette rigueur et cette
précision proviennent principalement du manque de moyens dont nous
souffrons sous nos latitudes. J’ai confié à Fabiana Tiscornia le soin
d’apporter quelques ajustements au scénario car elle a le don de voir
l’essence des choses.
Un bon exemple des procédés auxquels vous avez eu recours se
trouve au début du film, dans la manière dont vous décrivez le poisson
hétérodoxe qui vit le long des rives du fleuve. La voix off que l’on
entend est celle d’un Indien et non de celle de Zama comme dans le livre.
C’est en effet un bon exemple. À l’origine, cette scène devait être
celle de la confession du prisonnier. Dans le roman, une nuit, un homme
se réveille en sentant qu’une aile de chauve-souris pousse dans son dos
et la coupe. Le lendemain matin, une femme à la peau sombre est
retrouvée morte. Lui, dit qu’il l’aimait. C’est un sentiment d’horreur
que je comprends très bien et qui nous émeut tous : après avoir commis
un acte violent, on se regarde dans le miroir mais on ne se reconnaît
pas. Cette scène est une nouvelle manière de réfléchir à la notion
d’identité, qui est la ligne directrice du film. Mais dans notre pays,
chaque jour, des femmes meurent tuées par leur conjoint, par leur
exconjoint, par un membre de leur famille ou par un voisin. C’est
insupportable. Vous pouvez dire que ma position est extrême et nie des
événements réels. Et c’est peut-être vrai. Mais, pour quelque temps au
moins, je préfère ne pas voir de crimes commis contre les femmes dans
les films, la littérature, etc. Parce que je suis certaine que nous
sommes capables de réfléchir à ce sujet et parce que je suspecte ces
portraits de banaliser le corps des femmes, voire même de promouvoir une
certaine violence. C’est pourquoi j’ai choisi l’histoire du poisson
rejeté par l’eau et que je l’ai placée là.
Dès le début, je voulais que le titre, Zama, apparaisse sur l’image d’un poisson-chat ou d’une torche-tigre, dans une rivière rouge. En fait, ce que je voulais vraiment était un poisson-chat doré.
Dans le roman Zama, la première chose qu’on lit est
un incipit mystérieux : « Aux victimes de l’attente ». Cette phrase
désigne l’expérience du personnage. J’ai le sentiment que vous avez
essayé, par tous les moyens, de matérialiser cela dans tout ce que le
personnage perçoit. C’est comme si la clé était, dans la mise en scène,
dans votre idée de dupliquer l’expérience intime de Don Diego de Zama.
Qu’est-ce qu’attendre, exactement ? Si aucun marin ne surveille
l’horizon, la tempête arrive tout de même, sans aucune attente.
L’attente n’existe que si un humain désire ou craint – deux émotions
similaires mais opposées. L’aspect principal de l’attente est que celui
qui craint ou désire est un sujet, un individu avec une idée de
lui-même. Que vend la publicité ? Des produits ? Non, elle vend des
identités. Si vous n’avez aucune envie d’être le genre de type qui sort
du travail et conduit une voiture silencieuse pour passer prendre une
blonde bien maquillée, peut-être ne serez-vous pas intéressé par le
parfum Macho Alpha que le mec se renverse sur le torse avant de sortir.
L’attente a une autre particularité : elle ne dépend pas d’elle-même.
Elle est soumise à autrui.
Pourquoi Zama souffre-t-il ? Parce qu’il attend. Le maire, le juge,
celui qui a rendu la justice sans le glaive mérite une récompense et
attend que le roi la lui envoie. Mais s’il cesse d’être tout cela, il
échappe à l’attente. Quand vous avez un entretien d’embauche et que vous
savez que vous allez devoir attendre (parce que l’humiliation que
l’attente entraîne est une forme de discipline), que faites-vous ? Vous
prenez un livre avec vous et vous vous promettez de le lire entièrement.
Quand enfin on vous reçoit pour votre entretien, le processus
d’humiliation n’a pas fonctionné. Voilà pourquoi je pense que le film,
tout comme le roman, se termine sur un happy end. Notre culture
judéo-chrétienne a développé le culte de l’attente. À la fin, Zama nous
dit que ça n’en vaut pas la peine.
Zama exprime son désir de départ d’une manière qui n’est pas en phase
avec son environnement. J’ai l’impression que le son souligne cette
dimension du personnage. Dans le générique de fin, on lit : « Son de
Zama » afin de désigner le créateur de cet effet sonore propre au
personnage que l’on entend trois ou quatre fois. Pourquoi avez-vous
choisi d’utiliser ce son à la tonalité descendante ?
Ce son s’appelle le son de Shepard. C’est une illusion auditive
développée dans les années 1970 qui donne la sensation d’une chute sans
fin. On trouve beaucoup d’informations dessus sur internet. De nombreux
éléments de Zama proviennent de ce vice moderne qui consiste à
ne pas pouvoir aller se coucher sans surfer sur YouTube pendant deux
heures. Guido Berenblum, l’ingénieur du son, a demandé ce son à Luciano
Azzigotti, un musicien qui adore les expériences bizarres.
Vous traduisez également l’expérience du personnage par ses
mouvements dans l’espace. Pendant les 70 premières minutes du film, les
intérieurs expriment sa claustrophobie spirituelle. Votre travail sur la
profondeur de champ est remarquable ; dans tout le film, l’utilisation
exceptionnelle des fenêtres et des portes comme éléments de cadre dans
le cadre aide à agrandir l’espace mais n’annule pas pour autant la
sensation de confinement. Et, durant les 30 dernières minutes, le
personnage épuisé semble avoir capitulé. Le film lui-même prend une
nouvelle dimension.
Je ne prépare pas beaucoup les plans, sauf s’ils posent de grosses
difficultés en termes de production. Je cherche des lieux où je pense
pouvoir tourner la scène de manière naturelle, mais le cadre lui-même
est défini sur place, selon la lumière et les costumes, comme le font la
plupart des réalisateurs. Rui Poças, le chef opérateur, ne m’a jamais
imposé d’éclairage empêchant tout changement. Les portes installent un
système de cadre dans le cadre, ce qui est toujours utile. De toute
façon, je crois que l’élément principal qui définit l’image est le
mouvement dans le cadre. J’y ai travaillé avec Fabiana Tiscornia et
Federico D’Auria, afin d’encourager les croisements.
Comment avez-vous envisagé l’aspect historique des choses ?
Les vêtements, les objets, la musicalité des langues, la relation
corps/nudité, l’esclavage, l’interaction secrète entre les animaux et
les hommes, tout ces éléments permettent de se transporter visuellement à
cette période de l’histoire.
Toute l’équipe a travaillé à reconstituer l’esprit de Di Benedetto.
Nous n’avons pas hésité à inventer notre XVIIIeme siècle. Pendant la
phase d’écriture, María Alché a rassemblé toutes sortes d’informations –
elle s’est aussi bien entretenue avec des spécialistes de la navigation
qu’avec des spécialistes des couverts, tout ce qui pouvait nous donner
des idées. María Onis était chargée des recherches de décors. Nous
voulions des lieux d’époque, mais pas seulement. Nous avons constitué
une équipe de Brésiliens : Karen Pinheiro et ses amazones nous ont
apporté l’architecture religieuse de la région de la Chiquitanía, mais
nous l’avons utilisée pour des bâtiments non religieux. Karen a
également utilisé les couleurs des sables d’Empedrado, dans la province
de Corrientes. Le bâtiment gouvernemental a été filmé à Chascomús, en
plein hiver. Julio Suárez a été l’homme clé de Zama. Nous savions que les costumes seraient plus déterminants que les décors.
Nous avons pris comme référence les gauchos de la province de Formosa qui vont chercher les chevaux sauvages dans les montagnes. Ils portent un gilet sans manches en cuir et un chapeau à bord courbe, et leurs mules portent toutes sortes de protections en cuir qui leur donnent l’air d’un tout autre animal. Nous nous sommes également servi des vêtements des “menchos correntinos”, des gauchos des estuaires qui portent des jambières en cuir et des sandales de toile parce qu’ils sont souvent dans l’eau. Et pour les officiers de la Couronne, nous avons utilisé des éléments de la cour française que notre petite bourgeoisie du XXème siècle admirait tant. Mais ce n’était pas le cas au XVIIIème siècle, surtout dans les colonies. Julio a choisi des tissus originaux et Alberto Moccia, le magicien des perruques, s’est occupé des cheveux des acteurs. Il a bien sûr fait des recherches, mais je sais que son instinct et son esprit taquin ont été essentiels au film et ont permis à des créations d’émerger. Marisa Amenta, la maquilleuse avec qui je travaille depuis mon tout premier court métrage, a apporté de nombreuses idées tirées de tableaux et de tatouages, provenant surtout de la province du Chaco.
Les 30 dernières minutes sont un véritable prodige
d’anthropologie. Les scènes de confrontation et de la fête sont
magnifiques. Comment avez-vous trouvé vos acteurs non-professionnels et
où avez-vous tourné la fête ?
Le casting des acteurs professionnels était confié à Natalia Smirnoff
avec qui je travaille depuis La Ciénaga. Le casting des acteurs
non-professionnels et des rôles secondaires était confié à Vero Souto,
une femme capable d’aller dans des endroits où même la police ne se rend
pas. Elle a cherché des acteurs pendant des mois, seule, sous 40
degrés, dans la province de Formosa. Et même quand, de notre côté à
Buenos Aires, nous prenions la décision d’arrêter le film par manque de
moyens, elle continuait à envoyer ses trouvailles. Je dois avouer que
cela m’a donné la force de continuer plus d’une fois. Nous avons tourné
la scène de la fête Mbayá dans l’hôtel où nous logions, dans le hall que
l’on peut justement louer pour des fêtes. Ce n’était pas prévu à
l’origine, mais la décision a été facile à prendre grâce à Javier Leoz,
le directeur de production, qui a toujours su poser les questions
auxquelles tout réalisateur doit répondre avant de s’éloigner du
scénario. Leoz est une légende du cinéma. Une personne qui aime le
cinéma argentin devrait écrire un livre sur lui.
J’ai toujours eu l’impression que vous avez conçu le son de
vos films précédents comme s’il transcrivait la façon dont nous
percevons les sons juste avant de nous endormir. Dans Zama, le
son est capital, mais je n’arrive pas à comprendre comment vous l’avez
envisagé. À certains moments, le son prédomine ou a des implications
poétiques décisives.
Dès le début, j’ai travaillé avec Guido Berenblum. Il a un métronome
dans son hypothalamus. Il peut détecter des rythmes et des sons là où
nous autres n’entendons qu’un horrible bruit. Nous voulions que le son
soit subjectif et lié à la province du Chaco. Nous aimions beaucoup le
cri de l’ibijau gris (qui est presque humain) et celui de l’araponga à
gorge nue qui est quasi cybernétique. Guido a rassemblé une collection
de cris d’oiseaux de la province que nous avons trouvés sur les pages
internet des ornithologues de la région, et a aussi utilisé des cigales
et autres insectes. De nombreux textes dits par les personnages sont en
voix off, sur des plans de Zama. Ce que je voulais faire (et
cela dès les premières versions du scénario) était de répéter ce procédé
plusieurs fois pour que les spectateurs se disent à la fin que toute
cette histoire était une invention de Zama.
Emmanuel Croset, qui a fait le mixage de La Ciénaga et de La Femme sans tête, a proposé de faire un mixage brut, plus bruyant. Guido et moi nous sommes regardés en pensant : « c’est bizarre », car les sons étaient parfaitement conçus pour un type particulier de mixage. Mais nous avons vite compris que c’était une excellente idée.
Si l’on se souvient de vos films précédents, il y a un autre élément nouveau : des chansons qui interviennent ici et là. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de rajouter de la musique ?
YouTube m’a redonné espoir en l’humanité. Comme la plupart des internautes, je regarde chaque jour quelque chose sur YouTube. Parfois, je fais une recherche avec un mot au hasard pour voir où il m’emmène. Parfois, je fais une recherche spécifique et au bout de 15 minutes, je suis à nouveau en train de surfer sans but. C’est comme ça que j’ai trouvé les Indios Tabajaras, deux guitaristes brésiliens des années 1950 qui étaient assez drôles, parfois volontairement, parfois à cause de leur ambition démesurée. Et dans un film sur la difficulté d’être, c’était une bonne idée.
Propos recueillis par Roger Koza, critique de cinéma
Octobre 2017