La Fievre
Film soutenu

La fièvre

Maya Da-Rin

Distribution : Survivance

Date de sortie : 30/06/2021

Brésil - France - Allemagne • 2019 • 1h38 • Couleur • 1,85:1

A Manaus, ville industrielle au cœur de l’Amazonie, Justino, amérindien Desana, est employé comme vigile du port de commerce tentaculaire. Sa fille aide-soignante est sur le point de partir faire ses études de médecine à Brasilia. Confronté à la solitude de sa modeste maison et ses nuits hantées par la poursuite d’animal sauvage, Justino est saisi d’une fièvre mystérieuse. La visite de son frère lui remémore sa vie passée dans la forêt. Entre sa vie urbaine et son arrachement à sa forêt, Justino cherche sa place.

Festival international du film de Rio 2019 -Meilleure réalisation de fiction de Première Brasil
Festival du film de Brasília 2019 – Meilleur film du long métrage compétitif
Festival du film de Locarno 2019 – Compétition internationale – Meilleur Actor
Festival de Biarritz 2019 – Meilleur Film
Festival international du film de Punta del Este 2020 – Meilleur film, meilleure réalisation et prix critique

AVEC : Regis Myrupu, Rosa Peixoto, Johnatan Sodré, Kaisaro Jussara Brito, Edmildo Vaz Pimentel, Anunciata Teles Soares, Lourinelson Wladmir

Réalisatrice Maya Da-Rin • Scénario Maya Da-Rin, Miguel Seabra Lopes, Pedro Cesarino • Producteurs Maya Da-Rin, Leonardo Mecchi, Juliette Lepoutre • Coproducteurs Pierre Menahem, Janine Jackowski, Jonas Dornbach • Producteur Tamanduá Vermelho, Framing Productions (Brésil) • Coproduction Still Moving (France), Komplizen Film (Allemagne) • Producteur délégué Leonardo Mecchi – Réalisateur adjoint Milena Times • Directeur de la photographie Bárbara Alvarez • Son Felippe Schultz Mussel, Breno Furtado, Romain Ozanne • Directeur artistique Ana Paula Cardoso • Conception des costumes Joana Gatis • Maquillage Helena d’Araújo • Montage Karen Akerman • Mixage sonore Emmanuel Croset

Maya Da-Rin

Maya Da-Rin est une cinéaste et plasticienne brésilienne. Diplômée du Fresnoy, elle est titulaire d’une maîtrise en histoire du cinéma et de l’art à la Sorbonne Nouvelle et a assisté à des ateliers de cinéma à l’EICTV (Escuela Internacional de Cine y Televisión) à Cuba. Ses œuvres ont été présentées dans de nombreux festivals de cinéma tels que Locarno, Moma et New Museum. Son documentaire « Terras » (2009), a participé à plus de 40 festivals.

Filmographie

2002 E Agora, José ? 
2007 Margem 
2009 Terras (documentaire)
2019 La Fièvre

INTENTIONS

L’idée du film est née lorsque je tournais deux documentaires en Amazonie où j’ai rencontré des familles de communautés indigènes qui avaient quitté leur territoire au cœur de la forêt pour vivre en ville. J’y ai aussi rencontré une jeune génération indigène qui portait en elle leurs traditions tout en essayant de trouver leur place au sein de la société brésilienne. Les histoires personnelles qu’ils me confiaient révélaient la relation tendue et complexe entre leur culture indigène et le monde occidental, relation qui imprègne l’histoire brésilienne depuis la colonisation. Dépositaire de ces histoires, j’ai lancé les premières esquisses d’un film centré sur la relation entre deux générations, un père et une fille, habitants de Manaus.
Maya Da-Rin


ENTRETIEN AVEC MAYA DA-RIN

D’où vient la Fièvre ?  

L’idée originale est née alors que je tournais deux films documentaires en Amazonie. J’y ai rencontré plusieurs familles autochtones qui avaient quitté leurs villages dans la forêt pour s’installer en ville. J’ai fini par me rapprocher d’une de ces familles, et la relation que j’ai nouée avec elle a été à l’origine de l’histoire. J’ai donc décidé de tourner le film à Manaus, une ville que j’avais déjà visitée plusieurs fois et qui m’avait toujours intriguée par sa nature de hub industriel situé au milieu de la forêt. D’une certaine manière, mon point de départ est basé sur des histoires vraies. Ces histoires m’intéressaient surtout parce qu’elles mettaient en avant des personnages avec lesquels je pouvais interagir dans ma vie quotidienne. Nous sommes tous conscients de la propension du cinéma à exotiser les peuples indigènes et à les percevoir à travers un prisme romantique et positiviste, comme des vestiges de ce que les cultures occidentales étaient par le passé et non comme des sociétés complexes contemporaines. Mais la première mouture du projet est très différente du résultat final. Il a fallu six ans de travail et d’innombrables voyages à Manaus avant de pouvoir commencer le tournage.

Comment s’est déroulé le processus de recherche ? Le film traite de langues et de cultures spécifiques : quels sont les éléments qui ont servi de base au film, et comment ces éléments ont-ils été incorporés (ou non) dans le scénario ?

Le scénario a été écrit au cours de la période que j’ai passée à Manaus avec Miguel Seabra Lopes, mon co-auteur. Au cours de nos recherches, nous avons rendu visite à certaines communautés indigènes de la périphérie de la ville et accompagné la routine des travailleurs portuaires et des infirmières des centres de santé publique. Nous avons vécu des situations qui ont ensuite été intégrées dans le scénario, et j’en ai imaginé beaucoup d’autres qui ne nous seraient même pas venues à l’esprit sans ces expériences. Je pense que c’est une méthode que j’ai tirée de mon expérience du documentaire et qui reflète l’essentiel de mon intérêt pour la réalisation cinématographique : être proche des gens et écouter ce qu’ils ont à dire. Il est très difficile pour moi d’imaginer un film en étant assise devant un ordinateur. Peu de temps après, j’ai invité Pedro Cesarino, un ami anthropologue et écrivain, à travailler avec moi sur une nouvelle version. Enfin, pendant les répétitions, j’ai également travaillé avec les acteurs, qui ont grandement contribué au développement du scénario.

Comment avez-vous choisi les acteurs du film ? Avez-vous toujours voulu travailler avec des acteurs non-professionnels dans les rôles principaux ?

Le casting a été un processus de longue haleine, qui s’est étalé sur plus d’un an et a mobilisé une équipe de jeunes cinéastes et acteurs de Manaus. Pour moi, une expérience préalable en tant qu’acteur n’était pas importante. J’ai toujours eu envie de travailler avec des gens ayant vécu personnellement une histoire similaire à celle que nous voulions raconter. Comme des personnes issues de nombreuses ethnies ont migré vers Manaus, j’ai décidé de ne pas déterminer l’origine des personnages avant d’avoir procédé au casting. Nous avons donc fait le tour des communautés indigènes de Manaus et de São Gabriel da Cachoeira en invitant les personnes intéressées à participer au film à venir discuter avec nous. J’ai auditionné plus de 500 personnes pour trouver mes acteurs. Régis a attiré mon attention par sa forte présence et la précision de ses mouvements. Rosa, quant à elle, avait quelque chose de secret, un élément que je recherchais pour le rôle de Vanessa. Tous deux avaient déjà joué des rôles secondaires, mais c’était la première fois qu’ils participaient à un tournage aussi intense.

Comment avez-vous préparé le tournage ? Y a-t-il eu des répétitions ou avez-vous préféré improviser ? Quelle a été la dynamique entre les acteurs et le scénario pendant le tournage ?

Il y a eu autant de répétitions que d’improvisation. Avec Amanda Gabriel, qui m’a aidée dans la préparation de la troupe, j’ai passé deux mois à faire répéter les acteurs avant de commencer le tournage proprement dit. Au début, je ne savais pas encore comment les scènes allaient se développer. J’avais quelques pistes et je voulais tenter certaines choses, mais les réponses sont venues des acteurs. Nous avons souvent commencé par des improvisations, après quoi nous avons lentement construit les scènes avec eux. Nous passions parfois des jours à travailler une scène spécifique, et nous échangions beaucoup autour de nos impressions. Nous avons ainsi appris à mieux nous connaître et avons pu faire émerger un film que nous avions tous envie de voir.

Le tournage en lui-même s’est inscrit dans la continuité de ce processus. Nous commencions généralement à répéter pendant le tournage et rejouions le même plan encore et encore, jusqu’à ce que l’épuisement conduise les acteurs dans une zone de moindre contrôle et de plus grand abandon. Au fur et à mesure que nous répétions les scènes, les intentions que les acteurs et moi-même avions intégrées dans le processus se diluaient et ouvraient la voie à une présence plus active. Le simple fait d’être là, d’ouvrir une porte, de boire un café, de descendre d’un bus, de parler ou de dormir. Les répétitions ont insufflé au film un ton plus juste, en contraste avec la fraîcheur de la première prise, mais je n’ai constaté cela qu’après plusieurs jours de tournage.

Comment le choix des lieux s’est-il fait ? avez-vous choisi les lieux ?

Le quartier du port, avec ses immenses containers et ses grues, me semblait particulièrement graphique. Mais Manaus présente aussi des frontières assez floues entre ville et forêt.

J’étais intéressée par les relations et les contrastes qui se créent entre les espaces dans lesquels Justino évolue. Dans la forêt, par exemple, Justino se trouve en permanence au ras de la végétation, entouré et camouflé par celle-ci. C’est un endroit où le contraste entre la silhouette et le fond est très ténu. En revanche, au port, on trouve d’immenses cours en béton remplies de containers. Outre la différence d’échelle entre les hommes et les machines, on observe une coupure franche et nette entre les silhouettes et le fond, entre les hommes et leur environnement. C’est un espace nu où Justino semble beaucoup plus vulnérable.

D’un autre côté, les couloirs qui séparent les piles de containers renvoient à la sensation labyrinthique que l’on éprouve en se promenant dans la forêt, et les mouvements de Justino lors de ses rondes de garde m’ont souvent fait penser à ceux d’un chasseur à l’affut rôdant dans la forêt. Je me suis efforcée de mettre à profit ces associations dans les images, la mise en scène et le montage. Bien qu’il s’agisse d’associations subtiles, elles s’accumulent tout au long du film et sont importantes dans la construction du personnage.

Comment la relation entre les espaces naturels et urbains dans les images s’est-elle traduite dans le travail du son ?

Nous avons cherché à créer une musicalité dans la conception sonore en nous appuyant sur les bruits et les sons ambiants. Au cours de nos recherches sonores, le directeur du son Felippe Mussel a perçu un parallèle entre les bourdonnements aigus des insectes de la forêt et le son de certaines machines de la zone portuaire. Nous avons commencé à prêter plus d’attention à ces sonorités et, au cours du montage-son, nous avons cherché à créer des compositions avec des bruits provenant du port et de la forêt. L’objectif était de ne plus pouvoir identifier l’origine de chaque son. Il s’agit toujours de sonorités répétitives, qui induisent un état quasi-hypnotique et qui apportent au film son ambiance fébrile.

Les questions relatives à la santé et à la médecine font partie des fils conducteurs du film. Justino est accablé par la fièvre, mais il ne semble pas croire que les médecins puissent le guérir. Rosa est infirmière et s’apprête à étudier la médecine. Le titre est également très évocateur de cet aspect du film. Comment envisagez-vous la relation entre ces éléments ?

Le concept de maladie chez les Amérindiens est complexe. Souvent, il concerne non seulement le corps physique du malade, mais aussi ses relations avec les autres créatures de la forêt (les autres hommes, les animaux et les esprits). Il faut donc tenir compte de ces différents aspects lorsqu’il s’agit de poser un diagnostic et de trouver un remède à leur maladie. C’est ce que font généralement les chamans (ou kumu, comme les autochtones de la région du Haut Rio Negro les appellent). Ce sont des personnes capables de composer avec les multiples altérités qui agissent sur le patient. Il s’agit d’un travail de traduction et de médiation entre les animaux, les esprits et les hommes. C’est pourquoi les shamans sont souvent qualifiés de diplomates.

Dans la langue des Tukano, il n’y a pas de mot pour désigner la nature, ni de distinction entre l’humanité et l’environnement. Tout comme les humains, les créatures animées d’une volonté propre sont considérées comme des « personnes ». En d’autres termes, ce sont des individus et non des objets. Cette approche a un impact considérable sur la façon dont fonctionnent les relations au sein de la société. Elle est très différente de notre approche, qui a toujours consisté à nier ou à considérer comme suspecte l’humanité des autres. On le voit bien dans la manière dont les Européens sont arrivés en Amérique et en Afrique, en affirmant que les indigènes et les Noirs n’avaient pas d’âme afin de les réduire en esclavage. On le voit aussi dans les conditions cruelles dans lesquelles nous élevons le bétail pour l’abattre ensuite à grande échelle, ou encore dans la façon dont nous dépouillons les forêts de leurs ressources naturelles, en croyant agir dans notre propre intérêt mais sans tenir compte de toutes les autres espèces qui y vivent.

J’estime que notre société moderne est malade, car elle est incapable de s’identifier à l’altérité et d’agir en faveur des différences. Nous sommes la seule espèce qui s’extermine elle-même. Ce phénomène a existé pendant des siècles avec la colonisation, et il se perpétue encore aujourd’hui lorsque nous fermons les yeux sur les épreuves subies par les immigrants et les réfugiés ou lorsque nous agissons avec indifférence face au réchauffement climatique et à la déforestation.

Le film se termine par une chanson. D’où vient cette chanson, et qui la chante ? Aviez-vous prévu cette conclusion dès le début ?

La chanson à la fin du film a été composée par Rosa, l’actrice qui joue Vanessa. Elle s’inscrit dans une tradition musicale tukano appelée Ahãbeki, ou Hãde Hãde. Il s’agit d’improvisations mélodiques que les femmes entonnent en travaillant ou en accomplissant des rituels. Les paroles sont toujours improvisées, mais elles suivent une métrique établie qui est enseignée aux jeunes femmes par les femmes plus âgées. Lors d’une de nos répétitions, nous avons demandé aux actrices si l’une d’entre elles souhaitait chanter une Hãde Hãde, et Rosa a proposé celle-ci. Bien qu’elle ait déménagé à Manaus quand elle était encore enfant, elle connait les mélodies que chantait sa mère. Mais à ce moment-là, nous ne savions pas encore que le film se terminerait ainsi. L’idée nous est venue pendant le montage avec Karen Akerman.

Certains films vous ont-ils inspirée ?

Aujourd’hui, au Brésil, il existe une tradition bien ancrée de films réalisés par des cinéastes indigènes. Ceux-ci ont été pour moi une référence majeure, notamment des films comme Tatakox (2007) et Xupapoynãg (2012), d’Isael et Suely Maxacali. Ce sont des films qui établissent un rapport très libre vis-à-vis de la temporalité et de la structure narrative. Certains de ces films me rappellent les premières années du cinéma, lorsque les conventions narratives n’étaient pas encore aussi fermement établies et que les cinéastes avaient beaucoup plus de liberté pour travailler.

Certains autres films réalisés par des cinéastes non indigènes ont également été importants dans le développement de La Fièvre. The Exiles (USA, 1961) est un film dans lequel Kent Mackenzie accompagne un groupe d’indigènes récemment arrivés dans la périphérie urbaine de Los Angeles. C’est un beau film en noir et blanc avec un jeu d’acteur très intéressant basé sur l’improvisation. Le film brésilien Iracema : Uma Transa Amazônica (1975), d’Orlando Sena et Jorge Bodanzky, est un classique que j’ai regardé plusieurs fois en préparant La Fièvre. Et L’Homme-léopard (USA, 1943) est un film qui, dès les années 1940, présentait une critique cinglante de nos préjugés à l’égard des peuples indigènes. De plus, il a bénéficié du génie de Jacques Tourneur pour la construction du suspense et de l’atmosphère.