Film soutenu

After Blue (Paradis sale)

Bertrand Mandico

Distribution : UFO Distribution

Date de sortie : 16/02/2022

Dans un futur lointain, sur une planète sauvage, Roxy, une adolescente solitaire, délivre une criminelle ensevelie sous les sables. A peine libérée, cette dernière sème la mort. Tenues pour responsables, Roxy et sa mère Zora sont bannies de leur communauté et condamnées à traquer la meurtrière. Elles arpentent alors les territoires surnaturels de leur paradis sale…

Locarno Film Festival, Compétition – TIFF – L’Étrange Festival – Fantastic Fest, Meilleur long-métrage

Zora Elina Löwensohn •Roxy Paula Luna • Sternberg Vimala Pons • Kate Bush Agata Buzek • Olgar 2 Michaël Erpelding • Chiara Mara Taquin • Luz Claïna Clavaron • Ivresse Claire Duburq • Climax  Anaïs Thomas • Kiffer Pauline Lorillard • Valeria Delphine Chuillot • Mère de Kate Tamar Baruch • Sœur de Kate Camille Rutherford  • Avec la participation de : Séverine Alexandra Stewart • La Vérité Nathalie Richard

Réalisation, Scénario Bertrand Mandico • Directrices de production Mathilde Delaunay, Louise Hentgen • Régie Benjamin Goumard • 1er assistante réalisation Camille Fleury • Scripte Laure Saint Marc • Cheffe Opératrice Pascale Granel • Montage Laure Saint Marc et George Cragg   • Musique Pierre Desprats • Directrice de casting Kris De Bellair • Décors Toma Baqueni • Costumes Pauline Jacquard  • Mixage Simon Apostoulou • Bruitages Éléonore Mallo • Producteur Emmanuel Chaumet • Producteur associé Philippe Richard

Bertrand Mandico

Diplômé du CFT Gobelins, il conçoit plusieurs films animés où il explore différentes techniques. Il délaisse rapidement l’animation pour se consacrer au cinéma « live action ». Créant des univers crépusculaires, il travaille les matières cinématographique et narrative en revisitant les genres. Ses courts, moyens et longs métrages sont tournés exclusivement sur support pellicule.

Récompensé et sélectionné dans de nombreux festivals (Boro In the Box, Living Still Life, Ultra Pulpe, The Return of Tragedy), il réalise son premier long métrage en 2017, Les garçons sauvages (Prix Louis Delluc 2018, Grand Prix de la Compétition Européenne, Brussels International Film Festival 2018, Prix Mario Serandrei, Mostra de Venise 2017, Semaine de la critique). Il réalise en 2021 After Blue (Paradis Sale) son second long métrage.

Les recherches de Bertrand Mandico sont polymorphes (textes, photos, dessins, assemblages. Il réalise des films musicaux pour des artistes de la musique électro dont M83 et Kompromat. Il s’est aussi lancé depuis neuf ans dans une série de films courts 20+1 (21 ans) avec l’actrice Elina Löwensohn, travaillant sur le rapport fictionnel actrice/cinéaste. Il co-signe deux manifestes cinématographiques : International Incohérence (2012), Flamme (2018) et prépare actuellement plusieurs projets de longs métrages, ainsi qu’une série TV fantastique. Il est actuellement en montage de Conan La Barbare dont il vient d’achever le tournage.

Filmographie sélective

CONAN LA BARBARE – En préparation 
AFTER BLUE (Paradis Sale) – (130’ – 2021)
ULTRA PULPE (36’ – 2018)
LES GARÇONS SAUVAGES (110’ – 2017)
DEPRESSIVE COP (12’ – 2016)
SOUVENIRS D’UN MONTREUR DE SEINS (10′ – 2016)
Y’A-T-IL UNE VIERGE ENCORE VIVANTE ? (9’ – 2015)
NOTRE DAME DES HORMONES (30′ – 2014)
PREHISTORIC CABARET (10′ – 2013)
S… SA… SALAM… SALLAMMBÔ (11′- 2012)
BORO IN THE BOX (42′ – 2011)
LIVING STILL LIFE (17′ – 2012)
LIF OG DAUDI HENRY DARGER (12′ – 2011)
SA MAJESTE PETITES BARBES (10′ -2010)
MIE, L’ENFANT DESCEND DU SONGE (11′- 2009)
IL DIT QU’IL EST MORT (18′- 2008)
ESSAI 135 (5′ -2007)
TOUT CE QUE VOUS AVEZ VU EST VRAI (5′ – 2006)
LE CAVALIER BLEU (11′- 1998)

ENTRETIEN AVEC BERTRAND MANDICO

Quand est né After Blue (Paradis Sale) ?

A l’origine, un projet non tourné, un scénario ancien, dix-huit ans peut-être. Un authentique western surréaliste, une quête initiatique, que devaient interpréter Katerina Golubeva, Guillaume Depardieu, Maurice Garrel (entre autres…). Le projet s’est figé et j’ai vu tristement disparaitre tous ces acteurs et actrices que j’aimais. Mais je n‘arrivais pas à faire le deuil de ce film.
Après Les Garçons sauvages, j’ai réveillé ce scénario en l’amenant ailleurs, sur une autre planète.
Les néo-westerns ayant largement fleuri (soit réalistes, soit post italiens), cela n’avait aucun sens pour moi de tourner un récit situé en Amérique du Nord au XIXe siècle. Je voulais tordre la référence, lui faire dire autre chose, faire muter le western vers la Fantasy. J’ai donc adapté mon western en récit de science-fiction. Et, c’est essentiel, j’ai travaillé sur une inversion du casting, qui est devenu exclusivement féminin à l’exception d’un rôle, féminin à l’origine, devenu androïde-polymorphe.
J’ai repris mon récit, sans changer les caractères des personnages, leurs interactions, leurs désirs et pulsions. Le seul ajout, d’importance, c’est la présence des morts. La vision de l’autre monde, les spectres, me semblaient indispensables pour évoquer la vie sur une autre planète. Pour moi, on construit le monde des vivants avec les esprits des défunts. Morts et vivants colonisent de concert les territoires vierges.
L’inversion des genres, la greffe des styles, les nouvelles strates ésotériques, ont fait surgir une dimension résolument baroque.

Est-ce que vous voyez After Blue (Paradis Sale) comme un conte ?

Totalement. La première scène est d’ailleurs un emprunt aux Mille et une nuits : la tête dans le sable, c’est le génie qu’on sort de la bouteille jetée à la mer et qui délivre trois souhaits. Dans les Mille et une nuits, le génie est revanchard, exaspéré d’avoir été maltraité. Cette tension, on la retrouve dans le personnage de Kate Bush. Mais la transposition du conte au cinéma, je m’en méfie, je bois à la source du mythe sans en abuser. Le conte est trop souvent un prétexte pour charger les métaphores au détriment des rapports humains. J’ai tout fait pour éviter ce piège.

L’exception, ce serait Cocteau?

Oui, Cocteau se réapproprie la mythologie, il la modernise, la détourne. Ce n’est pas un prétexte à l’illustration. Cocteau reste une influence majeure à l’intérieur de mon travail. Cette façon de dire vrai en usant d’artifices. D’ailleurs, la voix humaine (Nathalie Richard) qui interroge l’héroïne tout au long du film m’a été inspirée par la voix de Cocteau dans Orphée. Je l’ai appelée « La Vérité́ ». Une notion qui m’interroge : qu’est-ce que la vérité ? Toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ? Une espèce de jugement moral, encombrant, que l’idée de vérité́ impose…

Ça m’amusait de faire dialoguer la vérité avec mon héroïne.

C’est paradoxal, pour un cinéaste qui aime tant manier le faux…

Oui, mais je prends le chemin de l’artifice et du mensonge pour atteindre une certaine vérité, non frontale et non littérale. Ma vérité, c’est que je fais du cinéma, je l’assume, je ne cache pas le médium. J’affabule ouvertement avec foi. C’est tout aussi honnête, sinon plus, qu’une position de cinéma qui reconstruit la réalité. Je ne cache pas mon support et ses effets de style. Je ne fais pas croire que j’ai capté une vérité au travers d’une fiction habillée de réalisme. Le naturalisme joue davantage avec la contrefaçon que la fantaisie, car il dit être vrai. La fantaisie est captive de l’imaginaire formaté des grands studios, il est important que des auteurs s’en emparent et fassent sauter le verrou. Et explorent une notion d’entertainment expérimental.

La planète After Blue vient après une catastrophe : les terriens ont dû s’exiler, quitter la Terre, car celle-ci est malade et pourrie. C’est un conte d’actualité. Pourtant le scénario, vous l’avez écrit, quasiment dans sa totalité, il y a dix-huit ans…

C’est la partie précisément qui n’existait pas dans la première version. C’est quelque chose qui est venu se mouler sur le scénario préexistant. La première version se passait en Amérique du Nord, terre vierge à conquérir. Le Nouveau Monde, avec ses communautés, ses petits groupes rivaux, venus de différents endroits du globe. Un récit à la Jack London, si on veut. La notion de terre pourrie, malade, est apparue comme une évidence, vu le monde où nous vivons. Un film tourné vers le passé me semblait être un camouflé, c’est la collision entre passé et avenir qui motive mon cinéma.

Le cinéma écologique, dans son cliché, est forcément documentaire : il rend compte de la nature. Là, on est face à un film qui au contraire nous plonge dans la catastrophe écologique même, mais en imaginant une planète si invivable qu’il est préférable à ses survivants d’aller en coloniser une autre, pourtant hostile, parfois monstrueuse, parfois belle mais dangereuse.

C’est cela After Blue : l’après Planète bleue. C’est un point très important pour moi. Il me fallait ancrer le film dans ce qui est notre problème essentiel aujourd’hui : l’urgence climatique et ses conséquences. Tout en proposant un récit ludique trouble – ce n’est pas un film à thèse, mais une fantaisie humaine, une histoire entre une mère et une fille, perdues dans un nouveau territoire, celui des pulsions et des sensations.
Il y a une tradition dans la science-fiction. Il y a souvent deux veines : des films qui passent leur temps à vous expliquer savamment les possibles évolutions des sciences et des technologies, souvent très alambiquées ; et ceux qui posent d’emblée le contexte, « la terre a subi ceci ou cela ». Et tout va découler de cette faillite, l’aventure se déploie ensuite. C’est cette veine SF qui me passionne le plus. Soleil Vert, de Richard Fleischer, qui dès le générique pose son postulat en cinq minutes. C’est aussi la première partie de l’œuvre littéraire de J.G. Ballard : ses nouvelles et ses romans tels que Sécheresse, La Forêt de cristal ou Le Vent de nulle part qui relève de la science-fiction écologique. Mais je n’ai pas voulu, contrairement à ce qu’a fait Fleischer avec génie dans Soleil Vert, aller dans une imagerie de catastrophe. J’ai voulu quelque chose de plus abstrait, qui passe par des témoignages. Je ne voulais pas être pollué par la Terre à l’état terminal, je me contente de l’évoquer. J’ai foncé directement sur la seconde planète.

Pourquoi ?

Par peur que les images de la terre en train de mourir ne datent trop le film. J’ai préféré ces portraits de femmes avec des poils dans le cou, qui parlent dans leurs langues d’origine. C’est d’ailleurs la seule partie en son direct du film.

La seconde planète se nomme After Blue. Votre film est donc une planète ?

Oui. De la même façon que le précédent, Les garçons sauvages, était une île.
Et puis After Blue, ça renvoie aussi à une théorie scientifique, qui dit que la couleur bleue serait la dernière chose qu’on voit quand on meurt. On atteindrait la mort en étant inondé de bleu. Qu’est-ce qu’il y a, après le bleu ? A quoi ressemble le monde des morts ?…

Si le bleu est la couleur de la mort qui vient, cela induit forcément sur la lumière du film, ses couleurs dominantes, celle que vous allez fabriquer avec votre chef opératrice, Pascale Granel ?

Tout devient étrange, forcément. Je voulais incarner cet univers de science-fiction en premier lieu, en créant une sensation de couleurs qui n’existent pas, puisque nous sommes sur une autre planète. Avec Pascale Granel, nous avons donc travaillé sur un dérèglement permanent des couleurs, comme si le vent d’After Blue était porteur de couleurs mouvantes au fil des séquences. Nous avons joué avec des combinaisons de dominantes, comme celle de la plage, par exemple, mêlant les magentas au doré. Tout le film est travaillé́ ainsi. Chaque séquence a son nuancier, qui accompagne l’état intérieur des personnages. Je suis synesthète, j’ai mis en scène la vision que j’ai du monde et des émotions.

Ce travail là est fait en post-production, à l’étalonnage?

Non, dès la prise de vue. Dès même la construction des décors par l’équipe emmenée par Toma Baquéni. Les optiques décentrées, des filtres utilisés devant la caméra comme les projecteurs. Même chose dans la concertation des costumes, avec ma costumière Pauline Jacquard. Zora, que joue Elina Löwensohn, a une tenue dans les gris et les bruns soutenue par un pull très coloré dont la couleur évolue en fonction des décors. C’est un changement flagrant, qui s’harmonise avec les dominantes de chaque séquence.

Ce qui veut dire que la transformation des couleurs des costumes fonctionne de façon organique et non pas comme une erreur de script ?

Oui. C’est un parti pris non académique. C’est une approche sensitive et organique, qui suit sa propre logique. Je la suis et elle favorise la cohérence interne des séquences.

Au son, vous créez un ensemble assez inquiétant, avec énormément de couches. On perçoit tout à la fois des voix réenregistrées, mixées parfois comme en retrait, une musique qui raconte quelque chose en totale indépendance avec le récit, et des sons, des bruits plutôt, qu’on a du mal à reconnaitre, des sons de bêtes ou d’insectes peut-être, des sons issus du vivant, mais un vivant post-apocalyptique…

Le son direct me ramène à la trivialité de la réalité, qui me plombe. J’ai besoin d’un son expressionniste. Au fil du montage, je réenregistre les actrices. Je redirige pendant la prise, je réenregistre avec une qualité́ de son studio que je spatialise ensuite. En studio, elles peuvent se permettre de nuancer encore plus leurs voix, chose impossible ou très chronophage dans la prise directe. La refonte du jeu ne me gêne pas le moins du monde. Au contraire. Ça permet de tenter des positions de voix contradictoires par rapport au corps. J’enregistre aussi des souffles d’actrices, qui viennent s’ajouter à la partition. Chacune double sa respiration, de façon exagérée. On est dans la salive, l’air qui rentre dans le corps comme un instrument organique. Cette couche est ensuite contenue, sculptée, chorégraphiée même.

Vient ensuite le bruitage, très organique aussi. Des sons détournés. J’adore participer à cela, avec ma bruiteuse Éléonore Mallo. Il y a beaucoup de sons buccaux. C’est une méthode qu’on retrouve dans les derniers Miyazaki, que j’adore, où les sons sont quasiment chantés. Bon, je ne sais pas si je dois le révéler, mais je double aussi les chevaux ! Et toutes les créatures, aussi…. (rires). Il y a également des sons électroniques trafiqués, des bruits détournés.

Puis, pour les sons d’ambiances, il y a un vent fétiche, qui souffle dans tous mes films. Je voudrais pouvoir le changer, mais je n’y arrive pas : mon image a besoin de ce vent pour s’envoler. Et sur After Blue, par moments, c’est un grand vent de romantisme. Avec Pierre Desprats, le musicien, on a travaillé en amont. J’ai donc pu tourner et regarder les rushes avec la musique en tête. Mais ensuite, on a aussi démonté ses partitions, placé une montée musicale là où elle n’était pas prévue initialement. Plus qu’une situation, la musique reflète les états intérieurs au même titre que les décors et la lumière. Tout cela n’est pas théorique : c’est un cheminement sensitif et organique, au service des personnages. Et de leurs troubles.

Ce travail semble titanesque. Vos durées de montage image et sons, de mixages, sont hors- normes ?

Non, vingt semaines de montage image et son avec Laure Saint-Marc et George Cragg. On commence déjà̀ à travailler le son au fil du montage image. Puis une dizaine de jours de pré-mix, mais très préparé. Tout ça est fait dans un studio garage équipé, celui de mon mixeur historique, Simon Apostolou. Je n’aime pas les grands auditoriums. Avec mon économie, je préfère garder une approche artisanale, tout en combinant nouveaux outils et autres détournés (nous travaillons avec plus de 100 pistes). Cette méthode nous donne plus de temps et de liberté́, ce que mon producteur Emmanuel Chaumet a parfaitement compris, en nous laissant faire sans nous contraindre à l’académisme. Nous créons nos bandes sons comme si nous enregistrions un disque, en mêlant une énergie punk à un lyrisme cold wave.

Le son post-synchro renvoie à la tradition italienne…

Ou américaine. Et aux débuts de la Nouvelle Vague. Par exemple, je préfère la dynamique des Truffaut en post synchro au son direct. Chez Fellini, les sons sont chorégraphiés. L’industrie a choisi de privilégier le son direct dès son arrivée, pour mille raisons : le son direct rassure les producteurs, les équipes aussi, notamment parce qu’on n’a pas besoin de convoquer à nouveau les actrices et acteurs. Du coup, le choix de la post synchro totale a été abandonnée, sauf pour les blockbusters. Cette méthode m’ouvre des horizons de jeu que le son direct n’autorise pas. En revanche pour l’image, je déteste les fonds verts et la post production qui en découle, donc j’utilise la rétro projection directe numérique. L’acteur est pris dans la performance, quelque chose de profondément cinématographique. Cela peut sembler désuet, après tout c’est la plus vielle technique de trucage du cinéma, celle utilisée par Keaton dans Le caméraman. Ce qui est amusant, c’est que toutes les nouvelles productions SF de Disney utilisent la néo-rétro numérique écran de leds. Spielberg le premier a déclaré́ que le fond vert allait disparaitre d’ici dix ans. Comme beaucoup, il ne peut plus supporter de travailler avec ce procédé, déprimant pour l’équipe comme pour les acteurs perdus dans un monde abstrait.

After Blue (Paradis Sale) donne le sentiment d’un film très découpé́…

Il est très articulé, composé de plans séquences et de nombreux fondus enchainés. C’est l’un de mes films les moins découpés. Il a totalement été pensé pour les mouvements de caméra 35mm Scope. Comme d’habitude, je suis à la caméra, ma chef op travaille la lumière, règle les questions techniques, mais je tiens à cadrer moi-même, tout en dirigeant, à voix haute s’il le faut. Nous avons tourné en Aquitaine, cinq semaines en décors naturels travaillés in situ et deux semaines en studio à Brive-la-Gaillarde. Les conditions météorologiques furent d’une grande intensité : beaucoup de vent, des pluies diluviennes, le froid, la boue…

Revenons au propos du film : les humains s’en vont coloniser After Blue (cette colonisation ne nous est pas racontée) mais avec pour principe qu’il faut se décoloniser de toutes les erreurs qui ont tué la terre : se décoloniser des écrans, des chimies, et au final pas d’hommes…

L’absence d’hommes n’est pas ici une question décoloniale. Il n’y a plus d’hommes sur After Blue car un virus local y tue les humains nés hommes. Mais sinon, il n’y a rien de dangereux, ni de vénéneux sur cette planète, elle n’est pas sauvage, ni hostile. Elle a une rudesse toute relative. C’est une planète bénédiction sans habitants à l’arrivée des femmes et sans prédateurs potentiels. N’y vivent que des créatures hybrides.

Donc les hommes restent sur terre, ils existent toujours, puisqu’on utilise du sperme terrien pour l’insémination, il y a aussi des transits très régulés entre les deux planètes. Pour justifier ce monde au féminin, j’ai imaginé un virus dévastateur, n’épargnant que les « porteuses d’ovaires ». J’ai donc conçu une fable écologique, l’idée d’une terre nouvelle, des humaines qui colonisent un territoire vierge, en vivant comme au XIXe siècle sur une planète, sans dangers, en vivant dans des micro communautés, par pays, en exploitant a minima les ressources de la planète. Mais le seul venin pour l’humain étant l’humain, sans distinction de sexe ni de genre, la dérive est inévitable…

Un virus qui s’en prend aux hommes, c’est binaire…

Non, unilatéral, et forcément déséquilibré. En faisant le choix arbitraire d’un virus qui s’attaque aux individus nés hommes dans mon récit, comme d’autres attaquent principalement les plus vieux ou les plus fragiles et épargnent les plus jeunes et bien-portants. En dépeignant un monde amputé, déséquilibré, je prends le parti d’être dans un univers unilatéral et de jouer avec cette donne qui me contraint à réduire mon champs de représentation des individus. Mon monde idéal est celui qui contient la présence de tous les Agenres et la fluidité absolue. Le fait qu’il soit restreint dans After Blue me sert de prétexte pour styliser l’univers que je dépeins, et offrir à des actrices des rôles non conventionnels.
Parmi mes actrices, il y a d’ailleurs l’artiste transgenre Franky Gogo qui joue un des personnages principaux de la communauté du village. Il y a aussi la réminiscence du livre Les guérillères de Monique Witig, que j’aime beaucoup et dont j’ai pu constater, après coup, l’influence inconsciente.

Pourquoi ce choix du monde exclusivement féminin ?

Comme je le disais, d’abord pour pouvoir offrir à des actrices un éventail des rôles, des positions dans la hiérarchie sociale que les récits classiques n’accordent que rarement aux femmes. Le dominant et le dominé existent toujours, mais la domination patriarcale tombe d’elle-même. Les micro communautés reproduisent des groupes par pays, mais fractionnés : j’ai imaginé des villages, avec leur tribu. Sans doute pour garder une échelle humaine. Je n’ai pas reconstitué une société regroupée sur une mégalopole. J’ai cherché la quintessence du western, avec des villes ramenées à une rue principale, avec un saloon, un commerce, un shérif, un patriarche ou un maire, plus éduqué, qui a valeur de chef de tribu. C’est donc surtout un choix artistique et politique.
Le film raconte l’histoire simple d’une adolescente marginalisée qui a la possibilité d’exaucer trois souhaits, et qui va effacer ceux qui l’empêchent d’être. Elle va faire l’apprentissage du désir, de la pulsion, du regret, de l’empathie et va découvrir le monde des esprits, et que pour regarder vers l’avenir, il faut savoir voir et entendre les morts.

On a donc en tout et pour tout une plage, différentes cavernes, et un désert, ou du moins un espace à conquérir, en ruine. Avec chaque fois une tribu différente, des rencontres, et un récit qui avance de stations en stations…

Exactement, sous forme de récit picaresque. Avec des différences entre elles, pas seulement d’humeur. Roxy (Paola Luna) est une native d’After Blue, elle n’a pas connu la terre. Sternberg (Vimala Pons) ou Zora (Elina Löwensohn) ont toutes deux vécu sur terre.

Parlons des noms : Kate Bush, Sternberg…

Le second, j’aurais dû l’appeler Von Sternberg. C’est le cinéaste auquel je peux me référer entre tous, pour son esprit baroque, la façon dont il enferme ses personnages dans un décor fabriqué. Et pour celui que joue Vimala Pons, qui a une certaine stature, imposante, Sternberg ça lui allait bien. Mais il y a aussi du Leonor Fini en elle… Sternberg est le personnage, le plus ambigu, à la fois généreuse et jalouse, libre et dépendante, flamboyante et brisée. Comme ses modèles.

Roxy, c’est pour Roxy Music. Il y a quelque chose en elle de très libertaire, très « pop music ».
Et Kate Bush, c’est encore une référence directe. Leur sonorité me plait. Pour moi ces noms, Roxy et Kate Bush, fonctionnent ici comme des résidus de la pop culture. Ils ont la même valeur, si on veut, que la Statue de la Liberté sur la plage dans La Planète des singes. Des traces dans un monde d’après, en ruine. Les noms sont restés, mais on a oublié ce qu’ils signifiaient.

Vous utilisez aussi des noms de marques du luxe pour désigner des objets telles que des armes…

Oui, les armes servent à se protéger entre pionniers des oppositions possibles. Et j’ai imaginé que les grandes marques du luxe se sont immédiatement mises à les fabriquer, il fallait bien que les marques survivent elles-aussi (rires) ! Donc, elles portent ironiquement des noms de couturiers emblématiques.

Comment se dessine le rapport mère/fille dans le film, entre Zora et sa fille Roxy?

La relation mère/fille est le moteur du film, leurs désirs, leurs espoirs, leurs blessures, leurs désillusions, qui se croisent sans cesse avec les incompréhensions inhérentes aux différences d’âges.
On a d’un côté une mère qui est désireuse d’être intégrée dans sa communauté. Ce n’est pas simple pour elle, car ses origines sociales sont un obstacle. De plus, la communauté lui fait endosser la responsabilité de sa fille à l’origine d’un malheur, même si donc derrière le prétexte de la faute impardonnable, on devine une exclusion très ancienne. Kate Bush pourrait l’aider à se venger de cela, mais non : Zora porte en elle le refus de la vengeance. Et de l’autre côté, il y a sa fille Roxy qui est « juste » désireuse de vivre sans entraves et de découvrir. After Blue est un anti « revenge movies ». La vengeance est un vieux ressort du cinéma d’action, curieusement jamais remis en question. Ici, on contourne la vengeance, on ne l’assume pas. N’est-ce pas plus héroïque de ne pas vouloir se venger ?

Le film est traversé de références, de citations. Certains le rapprochent même de Tarantino. Ça me semble un contre sens, dans la mesure où j’ai l’impression que si vous convoquez une mémoire cinéphile, c’est pour aussitôt la faire muter, en déplacer les définitions, et non pas pour l’embaumer. Donc ma question est : que faites-vous de votre mémoire cinéphile ?

Mémoire cinéphile, ou plus largement mémoire pop. C’est important car la culture pop, au cinéma, mais aussi en art, en littérature, en musique, m’autorise de facto à jouer à croiser des esthétiques et des grammaires cinématographiques différentes. Le western italien m’intéresse surtout lorsqu’il y a dilatation de situations, dans les scènes de duel par exemple. Mais la dilatation ici nous emmène ailleurs : à un baiser par exemple… Amorcer des codes, les déplacer sur autre terrain, opérer par greffes, mais une greffe qui aurait déjà germé, déjà donné des fleurs, et de greffe en greffe on arrive à un prototype que j’espère inédit. Je fais cohabiter les différentes poches qui composent mon propre univers. Je ne peux pas arriver en disant « J’ai inventé un monde. » et faire semblant de n’avoir jamais rien vu de ma vie. J’assume les références car elles me constituent, et les cohabitations que je tente sont risquées, elles sont tout sauf évidentes, c’est cette prise de risque qui me motive. L’imaginaire n’a de valeur que s’il y a mise en danger et dépaysement.

Vous vous positionnez comme un enfant gavé de culture underground?

Oui. Porté par un appétit non hiérarchisé, d’ailleurs. Je ne m’interdis rien, pas même de longs détours par la culture dite « noble », classique. Gustave Moreau, Joris Karl Huysmans, Richard Corben, une photo dans un vieux Zoom des années 80, les travaux ultra contemporains, des photos instagram, tout cela dialogue en permanence dans mes recherches, dans mes goûts, et resurgit dans les films, tout naturellement. Pour autant, la référence est une arme qui peut être dangereuse à manier. J’ai un problème quand on ne voit que l’esthétique, ou quand seule l’identification, la reconnaissance fonctionne, comme un jeu, et prend toute la place. Elle doit indiquer quelque chose qui va vers le texte. L’esthétique doit éclairer le fond. Je tisse des références qui d’habitude ne se parlent pas, mais qui une fois tressées ensemble, soutiennent le propos et portent les actrices. Les plonger dans un bain de sensations, les magnifier et travailler leurs personnages par la métamorphose. Si après, l’esthétique les fige, ou alors les entraîne dans l’outrance, le film rate son but, puisque ce qui est recherché, c’est la justesse des sentiments, leurs nuances, la poésie, en fait. Paola, Vimala, Elina, toutes véhiculent en elles des figures complexes : petite fille, petit garçon, femme pure ou arrogante, elles peuvent passer de la flamboyance à la mélancolie.

Dans vos films, comme par hasard, il faut souvent déterrer quelque chose pour que l’action commence, à la façon de l’or qui va exciter toutes les convoitises. Votre SF ne vient jamais du ciel, mais de la terre, ou de ses fruits.

Absolument. Avec cette différence entre Les garçons sauvages et After Blue (Paradis Sale), c’est que le premier était végétal. Celui-ci est minéral.

Comment inscrivez-vous ce film dans votre filmographie qui est, il faut le rappeler, composée de nombreux courts et moyens métrages, et de seulement deux longs métrages en deux décennie?

J’ai la sensation depuis peu que je suis en train de faire une trilogie. Les Garçons sauvages serait le Paradis, After Blue (Paradis Sale) serait le Purgatoire. Et l’Enfer, ce sera Conan, que je m’apprête à tourner cet automne. Des mondes au féminin et des figures démoniaques les rapprochent. A ce titre, mais à ce titre seulement, After Blue (Paradis Sale) est le second long métrage d’une trilogie.

Propos recueilli à Paris le 25 août 2021 par Philippe Azoury.


La bande originale


DE PIERRE DESPRATS ET BERTRAND MANDICO

After Blue (Paradis Sale) scelle une collaboration avec Pierre Desprats commencée sur Les garçons sauvages et prolongée sur des formats courts tels que Ultra Pulpe, Dead flash,etc… 
Nous avons pour ce film travaillé en amont du tournage, pour construire une première trame musicale liée au scénario et à mes intentions, trame qui m’a accompagné tout au long du tournage.

Ces musiques ont ensuite été remaniées au montage, revisitées, démontées, réorchestrées pour qu’elles puissent inonder et porter les images.
Ce mille-feuilles musical originel a été nourri par de nombreuses influences, parfois contradictoires : musiques de westerns italiens, musique expérimentale polonaise, cold-wave et new-wave etc…

La direction musicale était simple mais extrêmement arbitraire : être toujours au service des états intérieurs des personnages pour parvenir à créer une bande originale, généreuse, habitée et inspirée. 

Le morceau de Kompromat qui conclue le film me semblait avoir été créé pour After Blue (Paradis Sale), tant il colle au récit et le conclut à merveille. J’ai eu le plaisir de réaliser un clip pour le groupe, et avec Le goût des cendres en conclusion d’After Blue (Paradis Sale) nous prolongeons notre histoire d’amour et d’amitié.

Bertrand Mandico

A l’occasion de la sortie du film, UFO Éditions publiera un vinyle de la musique originale dont voici la tracklist. Deux de ces morceaux font l’objet d’une édition anticipée en vinyle 7 pouces.

Disque A – After Blue

A1 – After Blue Forever (titre présent sur le disque 7 pouces)
A2 – Katajena Buchowski
A3 – Fléau
A4 – Rue Sans Joie
A5 – You Should See Those Horses

B1 – Les Montagnes Nous Regardent
B2 – Le Plancher Ecarlate
B3 – Le Cheval Voilé
B4 – Réveil de Hyène
B5 – Communauté de Chiennes
B6 – Bien Vivante
B7 – Sternberg, Peintre

Disque B – Paradis Sale

C1 – Olgar 2
C2 – Décris là moi
C3 – Luxiol
C4 – Enfoui
C5 – Electric Horses
C6 – Duel au Vermeil

D1 – Paradis Sale (titre présent sur le disque 7 pouces)
D2 – My Beautiful Paul Smith
D3 – Rasé Sous la Peau
D4 – L’Eternel Retour
D5 – Nos Mortes

A ces compositions originales s’ajoutent trois morceaux additionnels : Love Withouth End OST de Liao Qing, L’adagio en sol mineur de Tomaso Albinoni et Le goût des cendres de Kompromat.