Film soutenu

Ashkal, l’enquête de Tunis

Youssef Chebbi

Distribution : Jour2fête

Date de sortie : 25/01/2023

France, Tunisie - 2022 - 1h31 - 5.1

Dans un des bâtiments des Jardins de Carthage, quartier de Tunis créé par l’ancien régime mais dont la construction a été brutalement stoppée au début de la révolution, deux flics, Fatma et Batal, découvrent un corps calciné. Alors que les chantiers reprennent peu à peu, ils commencent à se pencher sur ce cas mystérieux. Quand un incident similaire se produit, l’enquête prend un tour déconcertant

Quinzaine des Réalisateurs, Festival de Cannes 2022

Fatma Fatma Oussaifi • Batal Mohamed Houcine Grayaa • L’homme à la capuche Rami Harrabi • Lassad Hichem Riahi • Bouhlel Nabil Trabelsi • Jilani Bahri Rahali

Scénario Youssef Chebbi, François-Michel Allegrini • Image Hazem Berrabah • Son Aymen Labidi, Waldir Xavier, Mathieu Nappez • Décors Malek Gnaoui • Montage Valentin Feron • Musique Thomas Kuratli • Montage son Alexander Dudarev• Production SUPERNOVA FILMS en co-production avec BLAST FILM (Tunisie) et POETIK FILM (France) • Ventes internationales THE PARTY FILM SALES

Youssef Chebbi

Youssef Chebbi est né en Tunisie en 1984. Après avoir fait des études d’arts, il a réalisé deux courts métrages, VERS LE NORD et LES PROFONDEURS, qui ont été sélectionnés dans différents festivals internationaux. En 2012, il a coréalisé le documentaire BABYLON qui a gagné le prix du jury au FIDMarseille et qui a été présenté au MoMA. ASHKAL est son premier long métrage.

FILMOGRAPHIE

2012 BABYLON (doc)
2012 LES PROFONDEURS (cm)
2010 VERS LE NORD (cm)

ENTRETIEN AVEC YOUSSEF CHEBBI

Dès le début d’ASHKAL, on est frappé par la façon résolue avec laquelle vous tournez le dos aux clichés associés au Maghreb et à son cinéma : au lieu du soleil, une lumière dure et sombre ; au lieu des rues animées, des décors déserts ; au lieu de la chronique, le croisement de plusieurs genres, polar, fantastique…

L’envie première était en effet de s’essayer au film de genre, tentative très rare en Tunisie. Notre cinéma reste souvent à la surface des choses. Il se cantonne souvent à une approche frontale de la réalité, à quelques thèmes laissant peu de place à l’imagination : la Tunisie accueillante où il fait beau et chaud, les marchés, les épices, ou les contradictions entre modernité et tradition, la situation de la femme, la religion… Il y a tellement plus à faire et à montrer, tellement plus d’espaces et de possibilités à investir. J’ai toujours été sensible au potentiel cinématographique de la Tunisie et particulièrement de Tunis. C’est dans cette perspective que j’aime importer des motifs afin de les tester, de voir comment ils réagissent en contact avec le paysage tunisien. Cela me donne du recul par rapport à la société et à ce que je veux dire. Un de mes courts métrages mettait en scène un vampire en exil, revenant en Tunisie et redevenant un être humain éphèmère… Deux mois avant le tournage d’ASHKAL, j’ai revu sur le conseil de mon producteur CURE de Kiyoshi Kurosawa, et je crois qu’on en retrouve des traces. Mais pour cela, avant de pouvoir aller vers le policier et le fantastique, j’avais besoin de m’emparer d’abord de motifs historiques liés à la Tunisie, non seulement comme sujets, mais comme sources d’imaginaire, justement.

Le premier de ces motifs est un quartier à l’architecture particulière, Les Jardins de Carthage. C’est un endroit à part, et lui-même très loin de l’image de la Tunisie.

De nombreux éléments des Jardins de Carthage m’ont fait penser à des films d’enquête, ou à la limite de la science-fiction, en particulier le contraste du très vide et du très massif… J’ai découvert le quartier par ma mère qui, grâce à un programme équivalent au PEL, a pu y acquérir un bout de terrain après 30 ans, afin d’y construire sa maison. Elle y habite aujourd’hui depuis trois ans. Jusque-là, notre famille vivait dans des quartiers populaires, mélangés… Les Jardins de Carthage n’a rien à voir avec cela. D’une part il a été construit sur un modèle dubaïote, avec des immeubles très droits et très vitrés, et d’autre part c’est un lieu destiné à accueillir la haute société, voire des membres du gouvernement. Les loyers y atteignent des montants astronomiques, et la vie de quartier y est quasi inexistante : tout se passe à l’intérieur des appartements ou des villas.

Quel est le lien des Jardins de Carthage avec l’Histoire récente du pays ?

Jusqu’à peu, ce type d’urbanisme réservé à une caste, qu’on trouve par exemple au Maroc, n’existait pas en Tunisie. Les Jardins de Carthage ont été voulus par l’ancien régime de Ben Ali. L’emplacement n’est pas indifférent : à deux pas du palais résidentiel, sur des ruines de l’ancienne cité carthaginoise, là où, pour cause de possibles fouilles, il est normalement interdit de construire. Les travaux ont démarré en grande pompe en 2003. Tout s’est arrêté sur décision de justice en 2011, à la chute de Ben Ali. De nombreuses malversations ont été découvertes. Aujourd’hui encore des dossiers ne sont pas clos et des entrepreneurs toujours en prison. J’ai découvert le quartier dans cet état, il y a cinq ans environ, comme un chantier à l’abandon, un lieu un peu irréel, un studio à ciel ouvert que j’ai eu envie d’explorer à travers un film. Aujourd’hui, le lieu se remet à vivre, les gens y reviennent…

Un autre élément historique est une enquête interne à la police destinée à dégager les responsabilités de l’ère Ben Ali…

Il faut d’abord rappeler que la police a toujours été un problème en Tunisie. Au fond, la Tunisie a toujours été un Etat policier dans lequel le Ministre de l’Intérieur agit comme le véritable Premier Ministre. La commission « Vérité et Réhabilitation » de mon film s’inspire d’une instance créée en 2013, appelée « Vérité et Dignité ». Ceux qui appartenaient à l’ancien régime en appelaient à une grande loi de pardon national. Ils voulaient qu’on oublie tout ce qui s’est passé sous Ben Ali, et même sous Bourguiba. Beaucoup ont rétorqué qu’un considérable travail de témoignage et d’écoute était au contraire nécessaire, qu’il fallait que les victimes témoignent, que des dossiers soient instruits, transmis au Ministère de l’Intérieur, et les coupables traduits en justice et condamnés. Ce travail a été fait. Il s’est poursuivi jusqu’en 2019. Un rapport de 2500 pages a été produit, contenant de terribles histoires de corruption, mais aussi d’assassinat, de torture, de viol, de disparition… Tout a été filmé, et les images rendues disponibles, notamment sur le site de l’instance et sur YouTube. Peine perdue : la police et le Ministère de l’Intérieur n’ont pas donné suite. Aucun procès n’a eu lieu. Pour beaucoup, le sentiment de trahison a été immense. La police a en outre profité de la vague terroriste de 2014-2015 pour faire valoir qu’il y avait mieux à faire que remuer les cendres du passé…

Un cadavre brûlé, puis d’autres, apparaissent peu à peu dans les chantiers vides. L’enquête est menée par deux policiers, un homme d’un certain âge, Batal, et une jeune femme, Fatma. Qui sont ces personnages ? Comment avez-vous choisi les acteurs qui les incarnent, Mohamed Houcine Grayaa et Fatma Oussaifi ?

Batal est un pur produit de l’ère Ben Ali. Il a monté les échelons en obéissant aux ordres, sans oublier de se servir au passage. Il fait partie des responsables de la corruption. Grayaa est quelqu’un que j’aime beaucoup et que je connais depuis longtemps. Il joue dans mon premier court métrage et j’ai écrit ASHKAL en pensant à lui. Son premier rôle marquant a été celui d’un simplet dans KHORMA, LE CRIEUR DE NOUVELLES (2002), de Jilani Saadi. Par la suite, Grayaa a souvent été cantonné au même rôle de clown. Il faut reconnaître qu’il peut être très drôle. Mais pour ma part j’ai toujours trouvé que son visage très dessiné, très particulier avait un fort potentiel tragique… Fatma Oussaifi , elle, n’est pas actrice mais danseuse et prof de danse. Je l’ai rencontrée il y a quelques années dans les locaux d’une maison de production avec laquelle je travaillais. Elle était là pour filmer une vidéo de danse. Je cherchais une comédienne parlant italien. C’était son cas. J’ai été touché par son visage, son énergie. Hélas ce projet n’a pas abouti. J’ai également écrit ASHKAL en pensant à elle. Grayaa a constamment porté Fatma vers le haut, tous deux ont constitué un superbe duo, à la fois dans le film et sur le tournage.

Existe-t-il aujourd’hui, en Tunisie, de nombreuses femmes inspectrices comme Fatma ?

Il en existe. Des campagnes de publicité destinées à redorer l’image de la police mettent même en avant de jolies femmes maquillées et portant des lunettes de soleil. Il existe aussi un syndicat de femmes policières… Mais cela reste rare, et la police reste un milieu très masculin. Je me suis creusé la tête un certain temps pour justifier l’existence d’un tel personnage. J’ai fini par décider d’imposer Fatma comme elle est. En fait, si celle-ci a des modèles, c’est plutôt du côté de mes cousines, des filles de la bonne bourgeoisie pour qui il est logique de s’inscrire dans la lignée familiale : devenir magistrat ou médecin comme son père… C’est le cas de Fatma, à ceci près qu’au lieu de devenir avocat et militant comme son père, elle a préféré se rapprocher du terrain en devenant flic. Ce n’est pas quelqu’un que les dossiers ou les idées intéressent. C’est justement par là que, moi, elle m’intéresse, par son indifférence aux discours idéologiques, religieux ou politiques. Fatma est quelqu’un qui a besoin de se confronter aux choses.

Etait-ce d’emblée un souhait de votre part, cette association d’un acteur chevronné et d’une non-comédienne ?

Oui. Et je tenais à ce que les ouvriers soient interprétés par de vrais ouvriers, par exemple… Pour moi, Batal et Fatma appartiennent à la fiction et tout le reste est la réalité. C’est important pour l’ancrage du film dans le quartier.

Leur enquête révèle un lien entre ces cadavres et la présence non seulement du feu, mais d’un personnage qui semble en être le « porteur ». Cela aussi concerne l’histoire de la Tunisie : chacun sait ce que le Printemps Arabe doit aux immolations publiques…

Je me suis beaucoup intéressé non seulement à ces immolations, mais aux vidéos permettant de les relayer. J’ai été frappé par ce que celles-ci soulèvent en termes de représentation. Il est notamment curieux de voir combien le geste de s’immoler dépasse l’identité de la personne concernée. On se souvient du premier immolé, Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, moins d’un mois avant la chute de Ben Ali. Mais c’est le seul. Par la suite, lorsque le geste s’est « démocratisé », atteignant jusqu’à plusieurs centaines de cas par an, le nom des personnes concernées n’a plus été évoqué. Juste avant le tournage, d’autres cas sont apparus : un jeune homme au coeur du centre-ville, sur l’avenue Bourguiba, un autre dans les locaux d’Ennahda, le parti islamiste. Mais l’immolation est devenue tellement habituelle qu’elle a perdu de son impact. La société ne veut plus voir, comprendre ou reconnaître comment on peut arriver à un tel désespoir.

En quoi la perte d’identité des immolés a-t-elle retenu votre attention ?

A travers le rapport que j’y ai vu avec les symboles divins. En dépit de l’interdiction de représenter le prophète, on trouve des miniatures perses où Mahomet apparaît avec une sorte de feu sacré dissimulant son visage. C’est ainsi qu’est né le troisième personnage dont on voit juste les mains, cet homme qui brûle à répétition sans être détruit par le feu et qui gagne progressivement en importance, au point d’en venir à kidnapper le film… L’acte de s’immoler est un acte politique mais aussi prophétique : il s’agit de déclencher un réveil, d’appeler chacun à transformer ses conditions. C’est un sacrifice de soi pour le bien des autres. D’ailleurs, bien que le suicide soit considéré par l’Islam – de même que par les autres religions monothéistes – comme un péché, les autorités reconnaissent dorénavant les immolés comme des martyrs, dans l’effort manifeste de maintenir l’ordre social en évitant les perturbations que leur geste pourrait susciter. C’est dans ce cadre général qu’il m’a paru original et fructueux d’établir un dialogue entre les vidéos Facebook ou YouTube et les miniatures persanes.

Le feu est aussi un thème visuel qui prend une force particulière dès qu’il apparaît à l’intérieur de ce décor vide…

Je voulais quelque chose qui contrecarre la froideur minimale des immeubles et leur donne vie. J’ai filmé ceux-ci comme des temples dont le cœur se mettrait à brûler. D’un côté, ces formes très droites et très strictes, de l’autre ce feu capable de prendre toutes les formes, comme un foyer ardent et insaisissable au sein d’un paysage trop fixe. Il m’intéressait de fouiller à l’intérieur de ces architectures abandonnées pour voir quelles autres architectures s’y révèlent quand on y entre et que la lumière bouge.

Plus Ashkal avance, et plus le feu prend de la place. De sorte qu’à la fin, il attire tout le monde à lui. Est-ce une apocalypse ou, au contraire, un moment d’espoir ?

Ce n’est pas à moi de répondre… Je peux juste dire que je ne vois pas le feu uniquement comme une entité destructrice. C’est aussi une entité accueillante, qui permet une sorte d’élévation, ou de révélation, une autre forme d’existence… La fin est une allégorie de la religion, ou de la façon dont elle est vécue en ce moment en Tunisie. La religion est pleine d’histoire, de racontars, d’interprétations, de légendes auxquelles s’abandonnent ceux qui se lancent dans le feu… Ils marchent vers ce qu’ils conçoivent comme une vérité. Ce n’est donc pas nécessairement une scène de suicide collectif. Et j’aime que Fatma y figure en position de témoin. On ne sait pas si elle va suivre les autres ou garder son esprit critique. Une foi commence à naître, qui s’affirme quand Fatma assiste à ce « miracle » final et, par cette position de témoin privilégié, devient aussi importante que le prophète, ou faux prophète, du feu.

Un dernier mot sur le titre. Pourquoi Ashkal ?

En arabe c’est le pluriel de forme, de motif. On l’utilise pour parler de la forme d’une structure, des motifs d’un vêtement, d’un tapis, ou même de la forme de quelqu’un, sa silhouette. Le mot appartient aussi au vocabulaire de l’architecture, ce qui m’importait. On le trouve encore dans une expression qu’on peut traduire par « De formes et de couleurs » et qui décrit une diversité, voire une profusion de formes… J’avais d’abord pensé à un titre anglais, Shapes par exemple. Mais la traduction arabe sonne bien, et comme c’est un film tunisien, il m’a semblé qu’un titre arabe était bienvenu.

.