Il était une fois, un japonais et une française qui désiraient faire un film ensemble…
Faire un film, comme on fait un enfant, dans un road-movie décalé aux accents de science-fiction burlesque.
De Paris à Fukushima, la fiction d’un possible enfant rencontre la réalité du nucléaire…
« Est-ce que vous semez demain si le monde vient à sa fin? » (Shuji Terayama)
Prix du GNCR – FID Marseille 2017
Avec : Judith Cahen, Masayasu Eguchi, Mélissa Barbaud, Kazuhiko Suzuki, Olga Grumberg, Sarah Chaumette, Yuichiro Nishimura
Image Masayasu Eguchi, Judith Cahen • Son Mikaël Barre, Jean-Luc Peart • Image et Montage Masayasu Eguchi
• Production inter bay films • Distribution BABEL & pointligneplan
Judith Cahen et Masayasu Eguchi
Depuis
2013, Judith & Masa travaillent ensemble. Leur premier long métrage
commun Le coeur du conflit a été primé 3 fois au FID Marseille
(prix des Lycéens, prix du GNCR et prix Georges de Beauregard).
Présenté entre autre à ActOral, Corsica.Doc et au Centre Pompidou, il a
fait parti du « Now future tour » initié par Documentaire sur grand
écran. Parallèlement, ils ont participé à plusieurs manifestations
artistiques en France et au Japon, notamment au Théâtre de la ville
(Danse élargie, 2014) et à Hiroshima (Hiroshima Art Document 2015). Ils
développent une forme métisse de cinéma continué : la ciné performance :
– Le genre international, Ciné performance, Centre Pompidou (La nation est ses fictions, Hors piste 2018)
– L’odeur de la lune vague après la pluie, Ciné performance, Centre
Pompidou (La lune, zone imaginaire à défendre Hors piste 2019)
JUDITH CAHEN
Cinéaste, Judith Cahen est actrice dans ses films (La croisade d’Anne Buridan, La révolution sexuelle n’a pas eu lieu, ADN (About David Nebreda), Les répliquants, Le flou de flouz…) et parfois dans ceux des autres (Code 68, Anne Buridan aime les défis de Jean- Henri Roger). Elle a choisi de prolonger son geste sur d’autres scènes, développant une forme de cinéma continué qui l’a menée jusqu’au Japon pour sa ciné performance Les opérateurs d’échange (Villa Kujoyama, Kyoto). Elle développe son travail sur la question du corps et la figure de l’acteur devant et derrière la caméra en s’associant avec plusieurs artistes de la scène contemporaine.
Filmographie sélective
ADN
La révolution sexuelle n’a pas eu lieu
La croisade d’Anne Buridan
Code 68 (“Anne Buridan aime les défis”) réalisé par Jean-Henri Roger, co-écrit et interprété par Judith Cahen
Cinéma continué : Les opérateurs d’échanges (ciné performance, Kyoto, Japon)
Masayasu Eguchi
Masayasu Eguchi est né à Saga au Japon. A 23 ans, il monte sa compagnie de théâtre musical à Tokyo. Le rêve d’un film le pousse à voyager autour du monde. Asie, Australie, Europe, il parcourt la planète pendant plus d’une année avant de poser provisoirement ses valises à Londres où il réalise son premier court métrage Chasseur de rêves. Après avoir travaillé comme assistant réalisateur sur deux long-métrages de Takashi Miike, il produit et réalise, en 2008, le film documentaire Goendama (retenu dans le palmarès au Best-en de Kiné-jun meilleur film documentaire au Japon). Il réalise son deuxième long métrage documentaire Le printemps de Hanamiyama–Fukushima tout en œuvrant parallèlement au rapprochement des cultures françaises et japonaises (du Musée Guimet en 2008 à Japonisme 2018).
Filmographie sélective
Le printemps de Hanamiyama
Goendama
ENTRETIEN AVEC JUDITH CAHEN ET MASAYASU EGUCHI
Pouvez-vous nous parler de la naissance du film ?
La naissance du film coïncide avec notre rencontre. On peut même dire
que nous nous sommes rencontrés en nous lançant dans l’aventure de ce
film. Une double aventure, artistique et intime. Si le film est le fruit
de notre rencontre, on peut dire cependant qu’il correspond à une
nécessité différente pour chacun… En ce sens, sa genèse remonte à plus
loin, avant notre rencontre. Plus loin dans le temps, nos histoires
respectives et loin géographiquement, pour sa part Japonnaise. Cette
genèse est comme nous sommes, « franco japonaise » ou « japono française
».
C’est-à-dire ? Quelle est cette double genèse du film, Japonaise et Française ?
Judith Cahen : « je portais depuis très longtemps le désir
d’une « création en duo », d’une coréalisation. S’ajoutait à ce désir
celui d’une rencontre avec un artiste d’une autre culture. J’avais passé
6 mois en résidence d’artiste au Japon, j’avais pratiqué et filmé la
danse buto et travaillé avec un photographe japonais. La figure de
l’autre, dans ce désir de coréalisation, devenait japonaise… Quand Masa
me demandait : « – pourquoi un tel désir de coréaliser ? », je lui
répondais : réaliser un film à deux (comme réaliser un rêve) est selon
moi la meilleure façon de faire connaissance ! »
Masayasu Eguchi : « J’étais curieux et intrigué par
ce désir de coréalisation de Judith, qui m’était, à moi, très étranger.
Les films de Judith me semblaient très différents des miens et si
j’étais partant pour l’aventure, c’était par curiosité pour le mélange «
chimique » de nos deux univers, si éloignés. J’en étais à un moment de
mon travail où je sentais que le regard d’une autre personne pouvait me
permettre d’accéder à un autre niveau, encore inexploré. »
Plusieurs « éléments déclencheurs » ont lancé le film. Le plus
déterminant fut peutêtre l’impact sur Judith des paroles drôles et
percutantes de Michel Deguy, à la Maison de la culture du Japon à Paris,
en Mars 2013, à propos de Fukushima. De fait, l’accident de Fukushima
était au coeur de nos discussions, dans notre rencontre, à cette époque.
Le poète et philosophe Michel Deguy osait dire que « pour nous les
français, vu de loin, il y avait une affaire de rime en « shima », entre
Fukushima et Hiroshima… », entre le nucléaire civile et le nucléaire de
guerre,
l’explosion de la Centrale et la bombe, 70 ans plus tôt. Le film s’est
d’ailleurs intitulé, dans une toute première étape : « Focus shima shima
», tandis que Masa proposait le titre : « Fukushima mon amour » pour un
autre projet, de fiction, qui s’est finalement fondu dans le même film,
nôtre coeur du conflit.
Le Cœur du conflit raconte une naissance artistique « politique et intime ». Comment avez-vous écrit, pensé et mis en scène le film à deux ?
Le film a été écrit et dessiné, tout au long de son processus de
construction, fait de nombreux aller-retour entre des moments de
tournage et puis la salle de montage. Outre les dessins, qui nous
aidaient à préparer nos tournages, nous avons écrit les scènes
dialoguées, comme des séquences de fiction classiques. Après quelques
mois, nous avons atteint un premier montage du noyau du film.
À partir de là, Masa a fabriqué un outils : sur un grand tableau, il a
placé des photogrammes des séquences déjà existantes et ce qui devait
encore être tourné à l’avenir était dessiné sur des post it. Nous
pouvions bouger les petites photos des séquences déjà tournées. Petit à
petit, ce grand tableau, qui était en évolution permanente, était de
plus en plus rempli de photos (scènes déjà tournées) et de moins en
moins de dessins (scènes encore à tourner). Restait à améliorer l’ordre
du montage et nous discutions de différentes hypothèses en bougeant
l’ordre des séquences sur le tableau.
Le burlesque a une place très importante dans votre film. Pourriez-vous nous expliquer ce choix ?
Dès le départ, il y avait ce désir partagé de faire un film drôle et
léger, à partirde choses graves et lourdes. Ne pas être triste sur des
sujets tristes. Le signifiant « Fukushima » est suffisamment lourd comme
ça. Alors, ne surtout pas « plomber » avec une dramatisation de la
catastrophe. L’humour (politesse du désespoir), nous semblait la
meilleure façon d’aborder des questions énormes, écrasantes, sans se
faire engloutir ou écraser par elles…
Ensuite, le burlesque est déjà contenu dans le cinéma de Judith et le
personnage d’Anne Buridan. Dès lors, c’est cette texture là qui s’est
prolongée, tout naturellement… Masa, qui a commencé comme acteur à Tokyo
(où il a dirigé un théâtre musical), avait une propension comique qui
s’est bien adaptéà celle du personnage d’Anne Buridan (encore à l’oeuvre
dans la Judithd’aujourd’hui). Il a joué à épouser cette forme de
comique, le burlesque. On a pu nous renvoyer cette vision du film au
montage : « tiens, c’est le retour d’Anne Buridan qui a rencontré un
japonais et nous présente ses nouvelles aventures japono françaises ! ».
On note un questionnement important sur les liens filiaux via
vos histoires personnelles. Que souhaitiez-vous explorer dans ces
rapports père/fils et mère/ fille ?
Masa : « Tout est parti de l’étonnement de Judith face à cette
coïncidence stupéfiante entre le moment de la mort de mon père (un
quart d’heure avant le tremblement de terre de Fukushima) et les 20 000
morts engloutis par le Tsunami… Elle se demandait comment je faisais
pour séparer totalement ce deuil personnel,mon père (j’avais pourtant
filmé sa mort, mais pas encore regardé ces images) et puis le film que
je terminais de monter au moment de notre rencontre : un film avec les
habitants de Fukushima, sur la décontamination. Judith voulait
m’interroger sur ce double deuil… J’avais un sentiment solidaire envers
mes compatriotes, je partageais leur tristesse, leurs deuils, mais le 11
mars était aussi l’anniversaire de la mort de mon père, évènement qui
est célébré au Japon. Même si la mort de mon père n’était que
coïncidence, et non pas conséquence du tsunami de Fukushima, les deux
tristesses se mêlaient. Dès les premières commémorations de Fukushima,
je faisais face à cette réalité, ce double deuil. »
Judith : «
En retour, un peu comme dans « l’arroseur arrosé », Masa m’a poussée à
m’interroger sur mes liens avec ma mère par rapport à ma question «
intime & politique ». Comment une seule personne proche peut vous
rendre douloureuse une perception de l’humanité toute entière. Il m’a
encouragée à filmer ma mère, avant et après son accident et il insistait
pour que je creuse la question de l’amour maternel à mon endroit.
J’avais l’impression de refaire en sens inverse le chemin de l’intime
vers l’universel : pendant longtemps, l’idée même de « famille » me
faisait fuir . Je voulais surtout la tenir à distance, pour aller
rencontrer le monde, bien plus vaste. Si la famille est parfois
étouffante et aveuglante (comme on dit que « l’amour aveugle »), la
proximité et l’observation d’un seul être proche, permet parfois de
découvrir un aspect de l’humanité tout entière. Il y a quelques choses à
explorer sur ce que la proximité permet paradoxalement de « vue large »
quand des idées parfois trop générales sont « à courte vue »… Le chemin
de l’intime vers l’universel n’est pas toujours étouffé par
l’aveuglement intime et se refait alors dans les deux sens.
“Intime et politique” indique le sous-titre du film, comment
mettre en perspective le désir ou non désir d’enfant et la catastrophe
nucléaire?
Judith : « Cela peut paraître
saugrenue, mais en fait, les jeux de comparaison et de montage sont
inspirés par une observation attentive de ce qui est réellement
comparable. Dans les deux cas : l’irréversible. La construction d’une
centrale nucléaire, sa mise en fonctionnement, entraîne des conséquences
irréversibles (même en dehors de tout accident) comparables au fait de
faire un enfant. A l’échelle d’une vie pour les enfants, à l’échelle de
siècles pour l’humanité. Ce qui veut dire : il faut assumer les
conséquences à long terme…
Masa : « On peut
aussi comparer les choses en terme d’énergie : l’énergie nucléaire a ses
défauts, son irréversible, mais à la base, elle nous éclaire, nous
chauffe, nous porte et nous transporte… Un enfant est souvent le fruit
d’une « énergie amoureuse », il est plein d’énergie, il en prend, il en
donne. On peut donc aussi comparer les choses au niveau des énergies.
Reste les déchets… Si on compare l’humanité à une mère qui aurait
enfanté des centrales nucléaires, on peut dire que cette mère n’a pas
été capable d’éduquer ses enfants de manière à ce qu’ils deviennent
propres ! »
Judith : « Calamité » est le mot que Marguerite
Duras choisit pour qualifier l’amour maternel. Il convient aussi très
bien aux centrales nucléaires dont nous ne pouvons plus nous
débarrasser, que nous devons « assumer ». Même avec une volonté de fer
pour sortir du nucléaire, les déchets nous survivront pendant des
siècles et des siècles… »
Le cœur du conflit est
un film métis (parce qu’il est franco japonais mais aussi parce qu’il
naît de techniques et de matières mixtes). Comment avez-vous élaboré ce
rapport au métissage et que raconte-t-il pour vous ?
Comme on parle d’un « tissu métis » (entrelaçant lin et coton), on peut
parler d’entrelacement (voire d’hybridation ) entre, non seulement
documentaire et fiction, mais aussi science fiction, dispositif ludique
et expérimental, archives… notre film, fruit de notre rencontre, nous
le qualifions de ce nouveau genre, le « genre métis », aussi par
association d’idée avec un enfant réel qui nous ressemble. Autant
pousser malicieusement la comparaison jusqu’au bout et qualifier notre «
enfant artistique » de « Film enfant métis », aussi bien par rapport à
la rencontre, à l’intérieur même du film, de nos différences culturelles
et linguistique, françaises et japonaises, que par rapport à
l’entrelacement formel.
Les comparaisons sont omniprésentes (entre la France et le
Japon, entre le désir d’enfant et l’avenir nucléarisé, entre la volonté
politique et le désir maternel). Cette narration singulière a-t-elle
évolué au cours du tournage, ou était-elle prédéfinie avant le tournage?
Ce qui était là, avant même le tournage, c’était l’idée d’observer nos
différences, d’en faire quelque chose et, oui, de comparer nos façons de
voir le monde… C’est devenu ensuite un véritable principe de montage,
un principe formel, comme, à nouveau, le tissu métis qui entrelace lin
et coton, nous voulions toujours entrelacer, confronter, juxtaposer… Et
comme dans une expérience de chimie, parfois, les éléments restent
hétérogènes, parfois ils produisent un troisième élément. Nous avons
parié sur la fécondité des rapprochements, des frottements, comme dans
une expérience de chimie, donc, mais aussi comme dans la rencontre
surréaliste « d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de
dissection ».
Vous faîtes entrer la fiction (voire science fiction) via deux jeunes acteurs, vos doubles narratif. Pourquoi ce choix ?
La première réponse, la plus simple : le plaisir et le « glamour ». Nos
deux acteurs sont jeunes et beaux, ils incarnent un couple de cinéma
classique, « idéal »,avec le baiser hollywoodien. Avec cette
spécificité, l’un est japonais, l’autre française.
Ensuite, il y a le plaisir du jeu, inspiré d’un théâtre de marionnette japonais : le bunraku.
C’est ce que nous avons appelé « le bunraku cinématographique » : Comme
ces marionnettistes japonais qui sont visibles sur scène aux côtés de
leurs marionnettes, nous apparaissons auprès de nos deux jeunes acteurs,
Mélissa Barbaud et Kazuhiko Suzuki, duo franco-japonais qui prend notre
relai petit à petit dans le film. Un dialogue s’instaure avec eux. Nos
interventions ne restent pas dans les coulisses. On pourrait même dire
que nous « jouons la transmission » dans les deux sens. Ils sont d’une
autre génération, elle-même en âge de se poser la question de l’avenir
pour leurs enfants. Ils nous renvoient la balle avec leur charge de
glamour et d’humour…
Le cœur du conflit a été tourné entre 2013 et 2017, mais il
résonne fortement avec notre actualité. Votre regard sur le film a-t-il
changé aujourd’hui, pensezvous que nous puissions le lire autrement,
au-delà du nucléaire?
Oui, tout-à-fait : il résonne d’autant plus avec les préoccupations
écologiques actuelles. Cependant, nous observons que, s’il est beaucoup
question de réchauffement climatique et de différentes questions
écologiques, le nucléaire reste un cas à part, il est une énergie
controversée. Certains ont tendance à le considérer comme une « énergie
propre », à tort, selon nous. Principalement à cause de cette question
des déchets.
Dans le film, quand Judith dit à la jeune actrice : « – Mélissa, tu es la jeune fille de l’avenir, tu es en colère après le monde que l’on vous a laissé »,
nous ne pensions pas encore à Greta Thunberg. À présent, cela y fait
penser. Mais, à notre connaissance, Greta Thunberg n’a pas exprimé de
désir d’enfant, d’un « enfant politique », héros de l’avenir, qui trouve
enfin la solution pour les déchets nucléaires !