Film soutenu

Autonomes

François Begaudeau

Distribution : Urban Distribution

Date de sortie : 30/09/2020

2019 – 1h52 – 2019 – Son Stéréo 5.1

Ici et là, hors des radars de la représentation majoritaire, des gens, parfois seuls, parfois associés, cultivent des modes de vie, de production, de pensée, de croyance, de soin, en rupture au moins relative avec les manières certifiées conformes. Autonomes se tient dans la compagnie de quelques-uns de ceux-là, en Mayenne et alentours.

Réalisation François Bégaudeau • Coproduction 24images / Atmosphères Production • Développé avec le soutien de la Région des Pays de la Loire, Centre National du Cinéma • Producteur délégué Farid Rezkallah • Coproducteur Antoine Glémain • Administration de production Léna Vergne • Image Grégory Morin • Son Benoît Lucas • Montage Elodie Fiabane • Etalonnage Grégory Morin et Elodie Fiabane • Montage son Matthieu Deniau • Mixage Philippe Grivel

François Bégaudeau

Chanteur et parolier du groupe Zabriskie Point dans les années 90, François Bégaudeau publie son premier roman, Jouer juste, en 2003, aux Editions Verticales.
Suivront, chez le même éditeur : Dans la diagonale, Entre les murs, Fin de l’histoire, Vers la douceur, La blessure la vraie, Deux singes ou ma vie politique, La politesse, Molécules, En guerre.

Il est aussi l’auteur de plusieurs essais, dont le plus récent, Histoire de ta bêtise (Pauvert) fait l’objet d’une adaptation théâtrale.
Son roman Entre les murs est devenu un film de Laurent Cantet en 2008, qui a obtenu la Palme d’or au festival de Cannes. Il en est le co-scénariste et l’interprète principal.

Son roman La blessure, la vraie a été librement adapté au cinéma par Abdelatif Kechiche (Mektoub my love, canto uno)
Il a coscénarisé les films de Patricia Mazuy (Sport de filles, 2012), Fred Nicolas (Max et Lenny, 2015), Pierre Courrège (Un homme d’Etat, 2017), Eric Capitaine (Rupture pour tous, 2017)

Il est membre du collectif Othon qui écrit et tourne en autonomie des documentaires (Jeunes militants sarkozystes ; On est en démocratie ! ; Le fleuve, la tuffe et l’architecte ; Conte de Cergy), ou des comédies bénévoles (Réunion, Repérage).

Il a réalisé en 2016 un documentaire, N’importe qui (Atmosphères Production) et en 2019 Autonomes Atmosphères Production).
Membre de la rédaction des Cahiers du Cinéma de 2003 et 2007, il a écrit sur le cinéma et la littérature dans le magazine Transfuge pendant quinze ans. Il est aussi l’auteur de diverses pièces : Le problème, Un deux un deux, Le lien, Non-réconciliés, La grande Histoire, La devise, Contagion, Piscines (actuellement en tournée en France). Parmi elles, La Bonne Nouvelle, mise en scène par Benoit Lambert, examinait le sort de libéraux repentis et disposés à prendre la tangente.

INVITATION DE LA PROGRAMMATRICE : L’humour est-il une approche compatible avec le dogme de l’esprit de sérieux qui préside aux destinées de la plupart des documentaires ?
Bien sûr, l’humour est rarement absent du cinéma du réel, il n’y a qu’à voir les nombreux éclats de rire qui émaillent l’œuvre d’un Fred Wiseman.
Mais tout de même, toute tentative d’instiller de l’extérieur de la fantaisie ou de la franche rigolade est vite soupçonnée de surplomb, voire même de gros foutage de gueule vis-à-vis de ses personnages.
Bref : une source sans fin de malentendus. Ce qui est beau dans AUTONOMES, c’est que l’esprit potache n’empêche pas la rigueur de l’approche. C’est une manière – pas plus ou pas moins respectable qu’une autre mais tout à fait originale –, de garder la juste distance vis-à-vis de son sujet. Cela permet dans le même temps d’embrasser la singularité des personnages et la dimension sacrée de leur engagement. Et de créer un trouble assez inédit dans notre rapport dogmatique au réel.

Séverine ROCABOY – LES TOILES à Saint Gratien (95)

AUTONOMES  – NOUVEAUX PARTAGES

par Raphaël Nieuwjaer

Au milieu des murmures, chacun trouve sa place. Dans la classe exigüe, la séance commence par le rappel des règles et l’ordre du jour. Melvina se plaint que Maëva veuille toujours travailler avec elle ; Cédric et Lucas proposent d’organiser un tournoi de foot-basket durant les récréations. Les sujets pourront sembler futiles, trop particuliers ou personnels pour relever de la politique. Mais celle-ci se loge ailleurs : dans les formes mêmes de la parole, les manières dont tout à la fois elle se ritualise et circule. Les tables, disposées en rectangle, permettent à tous de se voir et de s’entendre, de s’attendre. Et, tandis que l’enseignant s’efface, le président et la présidente s’attachent simplement à rappeler les principes communs – et à participer, non sans avoir levé le doigt. Parlant en leur nom propre, les enfants de l’école du Ribay ont le souci de l’équilibre collectif, ce dont témoigne une longue conversation quant à la meilleure façon d’établir des équipes de sport. Entamé comme une enquête de terrain sur la question de la représentation, N’importe qui (2016) s’achevait par un exercice de démocratie directe. Ce faisant, François Bégaudeau ouvrait le champ à l’interrogation qui guiderait son film suivant, Autonomes.

Fonctionnant en diptyque, N’importe qui et Autonomes partagent plus qu’une recherche d’ordre politique – déjà amplement entamée du côté de l’écriture et du théâtre par Bégaudeau. Tous deux ont le sens de l’écoute et le goût du jeu. Tous deux se situent également en Mayenne. Délaissant tout à fait les bureaux qui constituaient dans N’importe qui le décor de plusieurs entretiens, le cinéaste s’aventure au grand air. Il traverse les forêts, s’installe au milieu des jardins, sillonne les pâturages. La chose n’est bien sûr pas anodine, car l’autonomie s’entend d’abord de la plus concrète des manières : comme capacité à survivre seul, en chassant les lapins, éventuellement les grenouilles, et en puisant l’eau à la rivière. Déjà rencontré dans le précédent film, le temps d’un dialogue et d’une saynète où il montait à l’assaut d’un château avant d’être rattrapé par son quotidien, Alexandre Constant apparaît ici en homme des bois. La rupture étonne, interroge, exalte aussi en nous l’aspiration jamais tout à fait éteinte à l’aventure. De scène en scène se dessinent alors autant les motifs de ce changement radical que les conditions pratiques d’une vie « sauvage ». Or, loin de se complaire dans une mythologie « survivaliste », le film montre peu à peu que cette forme d’existence n’est elle aussi possible qu’au croisement d’autres, dans une redéfinition de l’échange et du lien.

Autonomes semble d’abord se construire sur une juxtaposition de lieux, de paroles, de portraits. Guidé par son sujet, Bégaudeau fait en même temps preuve d’une insatiable curiosité, l’ouvrant à des formulations pour le moins inattendues. Ainsi rencontre-t-il tour à tour un magnétiseur, des sourciers, un chaman, des néo-ruraux ou encore des bonnes sœurs. L’ensemble ne cherche pas à effacer son caractère hétéroclite, si bien que le rapport à la question de l’autonomie pourra sembler parfois nébuleux. Le film trouve toutefois sa cohérence à un double niveau. Le premier tient à la relation que Bégaudeau noue avec ceux qu’il filme. Sans rien perdre de son humour ou de sa malice, sans rien perdre en somme de ce qui fonde l’autonomie de son regard, il fait preuve d’une égale considération pour chacun, laissant aux adultes comme aux enfants le temps d’énoncer ou d’incarner leurs positions. La durée est alors aussi la condition pour le cinéaste du dépassement de sa propre incrédulité – notamment lorsqu’il filme un magnétiseur soigner vaches, chats et humains avec une gestuelle pour le moins mystérieuse. L’art de Bégaudeau a toujours procédé d’une humilité devant le réel, ses nuances, ses contradictions, ses énigmes comme ses éclatantes évidences.

Mais c’est à travers un second niveau, celui du montage, que le film se révèle le plus subtil et le plus juste. Autonomes est au final moins une mosaïque qu’une tapisserie. Les démarches, les actions et les réflexions singulières sont en effet constamment tressées les unes aux autres. Plutôt que d’interroger une famille, le cinéaste va faire le choix de tramer les paroles de la femme, de l’homme et de l’enfant – chemin faisant, c’est l’idée d’une famille élargie, ou d’une communauté ouverte, qui émerge. Plus tard, il montera en parallèle un repas collectif et la fabrication du pain ou du fromage – en somme, tout ce que la réduction de la nourriture à une marchandise fait disparaître. A chaque fois, ce sont de nouveaux réseaux de dépendance, ou de solidarité, qui s’esquissent. Des lieux s’y consacrent – un bar alternatif accolé à une boutique de troc, dans un petit village frappé par le chômage –, mais l’intelligence du film est de ne pas s’arrêter à des initiatives sociales. Si nul homme n’est une île, même celui qui entend vivre dans une grotte, c’est que personne ne saurait s’abstraire d’un milieu entendu au sens large – une biosphère.

Le long-métrage de François Bégaudeau montre avec précision comment l’autonomie n’est pas affaire de détachement, mais bien de prise en considération de nos attachements – à la terre, aux corps, aux animaux, à autrui, à tout ce qui en somme rend une vie possible. Reprendre à nouveau frais la description des agencements matériels et symboliques qui forment les mondes s’avère une entreprise politique urgente. Contre la forme d’autonomie exaltée par le néo-libéralisme, dans laquelle l’individu, après l’atomisation totale de la société, renaîtra en opérateur libre dans un marché libre, il importe de penser et d’affirmer nos dépendances. Et ainsi retrouver ce qui fait de nous des créatures fondamentalement terrestres.
 

Nouveaux partages par Raphaël Nieuwjaer © ACOR, décembre 2019


ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS BEGAUDEAU

Qu’est-ce qui précède au choix de vie de l’autonomie ?
Deux phénomènes.
Au fil de mes déambulations en Mayenne, j’ai croisé un nombre non négligeable de jeunes adultes- de 20 à 40 ans – qui venaient de s’installer dans le département, ou qui, originaires d’ici, étaient récemment revenus s’y installer, après une décennie ou deux dans une ville plus ou moins proche. Choix de vie qui, d’un cas à l’autre, pouvait être sous-tendu de motivations différentes, mais dont je réalisais qu’il intervenait toujours, comme tant de choix de vie, à la synthèse d’une contrainte et d’un désir. La contrainte : des conditions économiques qui condamnent à louer des petits espaces confinés à un prix sans proportion, et ce dans des villes où l’offre d’emploi finalement assez faible ne compensait ni la pollution, ni la brutalité générale. Le désir : respirer un air plus sain, trouver un espace adéquat – pour agrandir sa famille, par exemple-, s’épargner le bruit, sortir de la boucle infernale travail-consommation-travail. Je ne parle pas ici exactement des « bourus » prisés par les magazines de société, car ces bourgeois-ruraux, comme il y a des bourgeois-bohême pourraient très bien demeurer en ville. Du moins en auraient-ils les moyens. La campagne est un luxe qu’ils s’offrent. Les gens auxquels je me suis intéressé n’ont pas ce choix. Ils ne peuvent pas vivre en ville. Et dans ce « peuvent » encadré par une négation, il faut entendre à la fois une impossibilité objective (« je ne peux plus me permettre cette vie »), et une impossibilité subjective (« je ne supporte plus cette vie ».) Dans cette composante minoritaire mais de plus en plus significative de la population mayennaise, on trouve évidemment une grande variété de profils. Cette variété tient à des dosages divers entre contrainte et désir, ainsi qu’à une dose plus ou moins élevée de volontarisme, de militantisme, dans la démarche. Il y a en effet une différence entre le jeune chômeur qui acquiert pour rien une ruine à retaper en pleine campagne, et une employée de banque, qui, lasse d’un quotidien routinier au service d’une structure qu’elle réprouve, décide de reprendre une maison dans un bourg abandonné de Loire-Atlantique pour le transformer en bar alternatif. Bien que le premier parcours – appelons-le parcours subi – m’intéresse en bien des points, c’est au second type de parcours – appelons-le parcours choisi, même si le terme est toujours inadéquat pour rendre compte de trajectoires sociales – que je me suis intéressé. Il est suffisamment représenté et multiple pour fournir de la matière à dix films. Il permet de croiser des intermittents du spectacle qui proposent des créations à des collectivités au titre de l’éducation populaire, un couple qui a repris une ferme pour pratiquer une agriculture paysanne, c’est à dire respectueuse du pays -et d’abord de sa terre-, un groupe d’amis des années fac lancé dans une expérience communautaire où tous les biens sont mutualisés. Mais un autre phénomène m’a frappé dès mes premières promenades et conversations dans le département. Celui-ci est beaucoup moins récent que le précédent, beaucoup moins contingent. Il ne date pas d’hier, ni même d’avant-hier. Il remonte à des temps immémoriaux. Je veux, bien sûr, parler de la sorcellerie. Ou plutôt d’un spectre de croyances et de pratiques – de pratiques adossées à ces croyances qui sont peut être aussi des savoirs-, qui irait du sourcier au sorcier, en passant par le guérisseur, le magnétiseur, le conjureur, le désorceleur.

Pourquoi la Mayenne ?
Pourquoi la Mayenne est-elle une terre favorable à ces deux phénomènes? Cela tient à la nature même du territoire. Sa densité très faible ; sa ruralité ; son vide. Qu’est ce qu’un territoire peu dense? Un territoire qui offre de se trouver un coin à soi – comme Virginia Woolf parle de « chambre à soi ». Un coin où vivre à l’écart de ce qu’on veut fuir. Un coin à l’abri des regards, aussi – objectif que sert un paysage de bocage, avec ses haies et ses reliefs qui, autant qu’ils réduisent les horizons, multiplient les niches hors de vue. On parle souvent de la Mayenne comme d’un territoire enclavé, mal desservi, sans gros axes routiers ni gros réseau ferroviaire – il est tout à fait singulier qu’une ville comme Mayenne n’ait pas de gare. C’est évidemment un défaut aux yeux des fanatiques de la croissance, du développement, de l’aménagement du territoire, fût-ce au prix de sa détérioration – de son démembrement, faudraitil dire. C’est aussi, sans doute, un réel handicap social pour certains habitants, victimes alors de cette fracture géographique dont on parle tant. Mais l’enclavement est une chance pour ceux qui, loin de chercher à s’ajuster à certain mode de développement et d’organisation sociale, entendent développer des pratiques qui y échappent. Pour ceux là, l’enclave n’est pas endurée mais voulue. Elle est une solution et non un problème. Pour ceux-là, l’enclave est un havre.

Quelle(s) signification(s) revêt l’autonomie ?
Le terme s’impose, s’agissant des collectifs enclins à adopter un mode de production et de consommation alternatifs. L’autonomie n’est pas l’autarcie, elle signifie l’indépendance. Ou plutôt le choix de ses dépendances. Ainsi, une réflexion est menée en permanence pour pouvoir se passer des banques – mais alors où trouver l’argent nécessaire pour se fournir dans des panneaux solaires afin de pouvoir, à terme, se passer, d’EDF pour cesser d’apporter une caution à l’énergie nucléaire ? Tout ceci n’est pas simple, des compromis sont nécessaires. L’autonomie n’est pas le départ mais l’arrivée. Elle est le point vers lequel tendre. Elle se conquiert de haute lutte.  Et se dérobe toujours. Du coté ésotérique – oui les « guérisseurs » sont peut-être le coté occulte de la force alternative, le motif de l’autonomie n’est pas du tout explicite. Il est même tout à fait probable que les individus concernés ne l’utilisent jamais – pas plus qu’ils ne fréquentent le réseau alternatif où s’activent les jeunes adultes écolo anarchistes. C’est ici qu’il faut faire jouer une acception légèrement différente du terme, bien qu’elles concernent tout autant la sphère alternative. Le sourcier, le magnétiseur, a fortiori le désorceleur, développent un savoir-faire et un rapport au monde qui leur est propre, et ils le font en dehors des coordonnées de l’époque. Quoi qu’on pense de ce mode de pensée, quelque foi qu’on lui prête, il n’est pas douteux qu’on tient là un système de pratiques soustrait à la rationalité majoritaire, et d’ailleurs développé et consolidé contre elle, ou pour le moins dans sa marge, d’où la nécessité de le fairedans une niche. Si l’autonomie peut caractériser aussi bien un mode de pensée qu’un mode de vie, les deux allant de paire ou non, la notion peut inclure bien des individus. Elle peut concerner, par exemple un conspirationniste persuadé que l’humanité se développe sous l’emprise d’extra-terrestres résolues à l’asservir (ce genre de spécimen se rencontre dans cette campagne pas moins qu’au cœur des villes) ; ou un adepte de l’heroic fantasy qui chaque mois rejoint des semblables pour un jeu de rôles grandeur nature en foret ; ou ce chômeur de 57 ans, porté sur le chamanisme et qui organise des huttes de sudation, afin d’inviter chacun à se purifier : ou bien encore les moniales orthodoxes de la Fontaine Daniel. C’est aussi ce qui frappe en Mayenne, plus encore qu’en Vendée, département dont je suis originaire et que la Mayenne m’évoque en bien des points : on y trouve partout des êtres atypiques, que relient leur propension à creuser, dans notre monde, en esprit et en actes, un monde régi par des lois propres. Un monde autonome.

Pourquoi avoir créé le personnage de Camille, « l’homme des bois » ? Cette figure était-elle nécessaire ?
Rien n’est nécessaire au bout du compte, mais sans ce personnage il aurait manqué la version radicale de l’autonomie. L’imaginaire collectif est très porté vers le « survivalisme » en ce moment. En plus, cela m’intéressait beaucoup de reprendre les choses à zéro et de voir comment cela peut se passer. C’est ainsi qu’on a construit l’embrouille avec Alexandre Constant, qui interprète Camille : il fallait trouver des réponses très crédibles à des questions très concrètes. Par exemple pour l’eau, comme on le voit au début du film. Ma chance était d’avoir à la fois un excellent comédien et quelqu’un qui connaît très bien le monde rural, et a réfléchi à la « survie ». Alexandre est capable de nourrir les dialogues de détails qui ne s’inventent pas. En décembre 2018, nous avons fait une séance de travail avec Alexandre et Grégory Morin, le chef-opérateur, assez rompu aussi à la praxis de la vie sobre. Pendant quelques heures, on s’est posé toutes les questions possibles sur les différents aspects de la vie matérielle de « Camille » : comment il se nourrit, comment il trouve l’eau, comment s’éclaire-t-il dans sa grotte, où il récupère ses piles, etc.
En termes de direction d’acteur, j’ai surtout travaillé à rendre Alexandre moins sympathique, plus bourru (ce qui est compliqué parce qu’Alexandre est d’une grande jovialité). Il fallait qu’il donne le sentiment qu’on l’emmerde, qu’il a plus urgent à faire que de répondre à nos questions. Il est possible que ces scènes suscitent une croyance telle que le spectateur se sente « trahi » quand il en comprend la nature fictionnelle. Au regard des premières réactions, on peut dire que les scènes en elles-mêmes emportent une certaine adhésion. En revanche, il peut effectivement y avoir des degrés de tolérance à l’embrouille. Des spectateurs rompus au documentaire, qui connaissent par exemple Avi Mograbi, ou pourquoi pas Une sale histoire de Eustache, sont plus rompus à la malice possible du documentaire. Une chose qui d’ailleurs me réjouit est qu’il y a pour chacun un point de bascule à partir duquel il réalise que c’est une fiction – quant à moi j’étais persuadé que c’est le plan dans le poulailler qui, en rompant avec le style « pris sur le vif », serait le signal, mais ce n’est pas systématiquement le cas. Il est vrai aussi que ces scènes, et plus largement ce mode de vie en rupture, dans la forêt, peuvent susciter un certain « vouloir-croire ». D’où une déception possiblement conflictuelle au moment où l’on comprend que ce n’est pas vrai, en particulier chez les spectateurs les plus militants, c’est-à-dire les plus authentiquement impliqués dans ce désir-là. Le film ne ferait preuve de rien, puisque c’est inventé. C’est le classique hiatus entre l’art et le militantisme – plus on est impliqué, et moins l’on accepte de donner du « jeu » à la représentation de la cause. Mais ne peut-on pas aussi estimer que ce qui semble fictionnellement crédible prouve quelque chose? C’est mon acte de foi à moi : si le personnage fonctionne, alors son mode de vie est viable.


Échange entre François Bégaudeau et Raphaël Nieuwjaer À propos du film “Autonomes” Angers, Festival Premiers Plans

Angers © ACOR