Au milieu de la taïga sibérienne, à 700 km du moindre village, se sont installées deux familles, les Braguine et les Kiline. Aucune route ne mène là-bas. Seul un long voyage sur le fleuve Ienissei en bateau, puis en hélicoptère, permet de rejoindre Braguino. Elles y vivent en autarcie, selon leurs propres règles et principes. Au milieu du village : une barrière. Les deux familles refusent de se parler. Sur une île du fleuve, une autre communauté se construit : celle des enfants. Libre, imprévisible, farouche. Entre la crainte de l’autre, des bêtes sauvages, et la joie offerte par l’immensité de la forêt, se joue ici un conte cruel dans lequel la tension et la peur dessinent la géographie d’un conflit ancestral.
Mention Spéciale – Prix des lycéens – FID 2017, Marseille
Réalisation Clément Cogitore • Image Sylvain Verdet • Montage Pauline Gaillard • Musique originale Éric Bentz • Montage son Julien Ngo Trong • Mixage Franck Rivolet • Chargée de production tournage Alla Shevelkina • Étalonnage Christophe Reynaud • Techniciens vidéo Guillaume Bringard, Jonathan Delpeint, Clara Chapus • Mixage cinéma Vincent Causson • Traduction Marina Smorodinova • Sous-titrage Guillaume Groshaeny • Voix additionnelle Sacha Bourdo • Direction de production Agnès Divoux • Chargée de développement Charlotte Ducos • Coordination post-production Céline Burgy • Assistante de production Estelle Deniaud • Coproduction SEPPIA FILM – MAKING MOVIES • Producteurs délégués Cédric Bonin, Pascaline Geoffroy, Kaarle Aho • En coproduction avec ARTE GEIE – La Lucarne • Chargée de programme Sabine Lange • Production Heike Lettau, Yvette Durrenberger • Unité de programme Culture Claire Isambert • Avec la participation de Yle – The Finnish Broadcasting Company, Erkko Lyytinen
Je viens des forêts noires.
Et ma mère, en me portant dans son ventre, M’a mené à la ville.
Mais en moi, le froid des forêts restera jusqu’à la mort. Bertolt Brecht
Clément Cogitore
Après des études au Fresnoy, Clément Cogitore développe une pratique artistique à la croisée du cinéma et de l’art contemporain. Mêlant films, vidéos, photographies et installations, son travail questionne les croyances, rituels et récits qui construisent nos communautés. Ses courts métrages, tant documentaires que de fiction ou expérimentaux, et vidéos, ont été montrés dans de nombreux festivals internationaux. Ni le ciel ni la terre est son premier long métrage.
Filmographie
BRAGUINO 2017
Prix des lycéens, FID Marseille 2017
NI LE CIEL NI LA TERRE 2015
Semaine de la Critique, Festival de Cannes 2015
PARMI NOUS 2011 [cm]
Grand Prix Européen Des Premiers Films – Fondation Vevey
Prix De La Meilleure Photographie / Lucania International Film Festival
BIELUTINE 2011 Doc [cm]
Quinzaine Des Réalisateurs, Cannes 2011
Prix Du FIDLAB – Festival International Du Film De Marseille
UN ARCHIPEL 2011 [cm]
Sélection Officielle – Festival International De Locarno
VISITÉS 2007 [cm]
Sélection Officielle – Festival International De Locarno
Prix Du Jury – Festival International Du Film De Vendôme
Prix De La Meilleure Photographie – Festival International Du Film De Belgrade
CHRONIQUES 2006 [cm]
Grand Prix (Mention Spéciale) – “Entrevues” Festival International Du Film De Belfort
Prix SACD De La Fondation Beaumarchais Paris
Prix Du Centre Des Ecritures Cinématographiques – Festival “Ecrans Documentaires “
BRAGUINO, UN OBJET ARTISTIQUE TRANSVERSAL : INSTALLATION, FILM, PHOTO
Braguino est un projet artistique transversal de Clément Cogitore pour lequel le cinéaste a obtenu le prix LE BAL de la jeune création avec l’ADAGP. Ce projet est constitué de différents matériaux recueillis à l’occasion de deux voyages à Braguino en 2012 puis 2016. Il prend la forme d’une installation, d’un film et d’un livre. En cela Braguino lie cinéma, photographie et art vidéo.
À l’occasion de l’exposition, LE BAL et Filigranes Éditions co-éditent Clément Cogitore, Braguino ou la communauté impossible.
Conçu avec les graphistes José Albergaria et Rik Bas Backer (Change is good), le livre égrène les chapitres de ce conte cruel, les images du rêve d’isolement et de communion avec la nature s’assombrissant peu à peu inéluctablement vers les images crépusculaires d’un monde menacé de toutes parts. Les textes de Léa Bismuth (entretien avec Clément Cogitore) et de Bertrand Schefer éclairent l’intention de Clément Cogitore et reviennent sur la portée de la faillite de l’idée communautaire.
« Les Braguines visaient la séparation, la rupture, le divorce de la société. À l’heure du combat, c’est la civilisation qui impose le choix des armes. Et les moyens dérisoires dont les Braguine disposent pour faire face à la menace, quand le village se transforme en camp retranché, donnent de la grandeur à cette lutte »
– Bertrand Schefer
Textes : Entretien de Clément Cogitore par Léa Bismuth et Combat dans l’île par Bertrand Schefer
Parution : septembre 2017
ENTRETIEN AVEC CLÉMENT COGITORE
Ce qui frappe avant tout dans Braguino, c’est la puissance des images, la force originelle qui en émane.
Dans
un film où l’on est en situation de capter les choses, la force des
images tient beaucoup aux personnes et aux lieux que l’on a devant sa
caméra. Dans Braguino, la force dont vous parlez irradie des habitants de Braguino et des paysages.
Et
puis il y a tout un travail de montage. Quand une image a fini de nous
saisir, j’aime qu’elle disparaisse. Pas forcément pour être remplacée
immédiatement par une image plus saisissante — du coup, ce serait une
escalade d’images autoritaires — mais pour qu’elle ne se dilue pas.
J’aime saisir l’intensité d’un regard ou d’une rencontre avec un visage
ou une présence. Le travail sur les noirs est surtout présent dans mon
travail de plasticien mais dans Braguino, je les ai utilisés afin que l’oeil puisse s’y laver. Et être prêt à accueillir une nouvelle image.
Comment avez-vous fait la connaissance des Braguine cette famille perdue au fin fond de la Taïga ?
J’ai commencé à travailler sur Braguino bien avant Ni le ciel ni la Terre (2015). En 2011, je venais de terminer mon premier documentaire, Biélutine,
sur des collectionneurs d’art russes. J’avais tourné une dizaine de
jours en intérieurs, à la lueur de la bougie, un film de pure parole. Je
me suis dit que pour le film suivant, j’aimerais aller radicalement à
l’inverse de ce tournage suffocant et filmer dans des grands espaces.
J’avais, comme beaucoup, entendu parler des Vieux-Croyants, une
confession orthodoxe minoritaire en Russie. Dès le Moyen Âge, ils se
sont petit à petit enfoncés dans la forêt pour échapper à l’autorité de
l’État et de l’Église, qui les persécutaient. De fil en aiguille, mes
investigations m’ont conduit jusqu’à Sacha Braguine, issu d’une
communauté de Vieux-Croyants.
J’étais
aussi guidé par l’envie de raconter l’enfance et la forêt. Pour moi, la
forêt est symboliquement le lieu de la fiction, un lieu de
contemplation et de peur, où on imagine les monstres, où se construit le
récit épique, où se fabriquent les premières maisons de l’enfance, les
cabanes. J’ai grandi dans un fond de vallée vosgienne, au milieu de la
forêt. C’est là que mon imaginaire s’est construit. Je voulais
réinterroger cela. Cependant j’avais envie de raconter cela de manière
beaucoup plus extrême que je l’avais vécu moi : et s’il s’agissait d’une
nuée d’enfants vivant en liberté, coupés du monde ?
Vous faites peu allusion à cette origine religieuse dans le film.
La
question du culte n’est pas, stricto sensu, le sujet central du film.
Et d’ailleurs, plus j’avançais dans mes recherches sur ces communautés
de Vieux-Croyants, moins elles m’attiraient sur ce point. Ce qui
m’intéressait était d’un autre ordre, c’était davantage ce qui procède
de la constitution d’une communauté, ce qui se joue dès que l’on
rassemble une poignée d’êtres humains dans un endroit isolé. Braguino se
situe au milieu de la Russie, dans la Sibérie du bagne, un enfer
climatique où il fait moins 40 en hiver et où l’on suffoque en été, en
se faisant déchiqueter par les moustiques noirs. Cette région hostile
laisse deux possibilités : vivre dans les villes et villages, ce Far
West de l’Est assez violent, pratiquement abandonné de tous et de
l’État, ou rejoindre ces communautés de Vieux-Croyants dans les bois.
Sacha Braguine a voulu échapper à ces deux alternatives. Il est parti
dans les années 70 construire son monde, avec ses propres règles. Grâce à
la journaliste russe Alla Shevelkina, j’ai réussi à en savoir plus sur
Sacha. J’ai alors décidé de faire ce long voyage jusqu’à Braguino.
Comment s’est passé ce voyage de repérages ?
Le
voyage était symboliquement fort. Pendant ces quatre jours de voyage,
dans le sens inverse de rotation de la Terre, je n’ai vu que le
crépuscule. Je me suis vu passer les bornes successives de la
civilisation : là, je perds le réseau interne, là le réseau
téléphonique. Et là, c’est le dernier poste de radio… Les routes de plus
en plus poussiéreuses, sont devenues des pistes, puis juste des
terrains d’atterrissage. On ne savait rien, hormis les coordonnées GPS
de ce lieu quasi inaccessible, qui nécessite plusieurs jours de barque
depuis le dernier village le long du fleuve Ienissei, ou un long vol en
hélicoptère. On ne savait pas si Sacha et sa famille habitaient toujours
là, ni s’ils seraient présents quand on arriverait, prêts à nous
accueillir.
Cette
Sibérie que l’on remontait se réduisait à la fin à quelques cabanes
branlantes, avec des hommes qui tenaient à peine debout sous l’effet de
l’alcool. Il y a avait un côté fin du monde. Je redoutais l’endroit où
l’on allait arriver. D’autant plus que j’étais parti avec l’idée de
faire un film qui allait me ramener à la joie d’une enfance dans la
forêt… Mais mon arrivée à Braguino m’a conforté dans mon choix : j’étais
face à un petit paradis, peut-être l’endroit le plus paisible que j’aie
vu de ma vie.
Et la rencontre avec les Braguine ?
Nous
avons été immédiatement accueillis à leur table comme des amis. Mais je
me suis retrouvé face à un problème de dramaturgie. À première vue,
c’était la vie tranquille de gens qui vont pêcher le brochet et chasser
le coq de bruyère dans un petit paradis. Le paradis n’ayant aucune
histoire, je me disais que je pourrais plutôt qu’un film, en faire une
série de photos racontant la possibilité d’un paradis, une utopie. Mais
peu à peu, j’ai mieux observé l’organisation du village. Et surtout,
j’ai compris que de l’autre côté de la barrière au milieu du village, y
vivait une autre famille : les Kiline. Les Braguine ne voulaient
vraiment pas en parler. J’ai réalisé que quelque chose n’allait pas.
Que s’est-il exactement passé entre eux ?
Les
Kiline se sont installés à Braguino quinze ans après les Braguine. Eux
aussi voulaient échapper au Far West sibérien et aux communautés
sectaires. Ils avaient constaté que Sacha était arrivé à construire un
petit paradis où il arrivait même à faire pousser des pastèques… Ils ont
donc voulu le rejoindre et participer à cette utopie. Mais dès qu’ils
se sont installés à côté des Braguine, ils ont cessé de s’entendre. Ils
ont commencé à ériger des barrières, à se partager les terrains de
chasse, s’empoisonner les chiens et ne plus se parler du tout. J’avais
trouvé mon histoire : raconter cette impossibilité à construire une
communauté, raconter l’échec d’une utopie, à partager un idéal.
Lorsque
l’on déroule le fil de cette situation, banale autant que vertigineuse,
on trouve là toutes les strates possibles du conflit. Une rivalité de
voisinage, comme il peut y en avoir n’importe où, dans laquelle se
cristallise avec le temps, des récits et idéologies irréconciliables. Un
puissant conflit a fermenté à Braguino. En même temps, c’est un conflit
quasi biblique, comme pour « Caïn et Abel » — les femmes Kiline et
Braguine sont liées par le sang : deux soeurs irréconciliables.
« Il occupe le terrain et nous, on est là pour y vivre », résume Sacha Braguine en parlant des Kiline…
Oui,
le film prend la forme d’un western par endroit, surtout d’un point de
vue politique avec un affrontement entre deux idéologies. Les deux
familles ont un rapport radicalement différent au reste du monde, quant à
l’utilisation des ressources et la place de l’homme dans le monde
naturel. Je me disais même en repartant que le dernier stade du conflit,
du récit de cette altérité relèverait de la tragédie shakespearienne si
la petite Braguine tombait amoureuse du grand KiIine. Si ce n’est pas
eux, ce sera deux autres enfants. Fatalement, Roméo et Juliette vont
arriver !
Pourquoi avoir choisi de ne raconter et filmer que d’un côté de la barrière ?
Au
moment même où j’ai compris la situation réelle de Braguine, j’ai
compris aussi que je devrais choisir mon camp, qu’il serait impossible
de passer de l’autre côté de la barrière, de filmer les Kiline autrement
que comme des silhouettes. Je n’étais pas sûr que cela fonctionne de
réduire ainsi l’Autre à un personnage de spectre alors qu’on n’est pas
dans un film fantastique ou de science-fiction. Mais j’ai eu l’intuition
au tournage, qui s’est confortée au montage que ces silhouettes sont
des supports de projection de tous les conflits et les maux de la
communauté. Elles les absorbent tous. Du fait de leur isolement, les
Braguine rendent les Kiline responsables de tout, purement et
simplement, de manière souvent assez délirante. Même si parfois, leur
paranoïa s’est révélée tristement réelle.
Comment s’est passé ce deuxième voyage ?
Je
suis arrivé avec Sylvain Verdet, mon chef opérateur et Alla, non
seulement interprète et journaliste, mais aussi lien humain avec la
famille. Elle avait l’intelligence affective et psychologique de là où
l’on pouvait aller, de ce que l’on pouvait dire ou pas, des règles de
l’endroit. Passé ce moment de curiosité vis-à-vis de la caméra, les
Braguine l’ont vite oubliée. Le rapport de pouvoir et de méfiance qui
s’installe dès que l’on filme n’avait pas lieu avec eux car il n’ont
aucun rapport à l’image. Ce qui était précieux car en documentaire, on
passe énormément de temps à faire tomber les masques, que les gens se
sentent à l’aise face à la caméra, ne soient plus en représentation et
se confient.
Vous ne cherchez pas pour autant à cacher la présence de la caméra : parfois, les gens la regardent, s’adressent à vous…
Non
seulement je ne cache pas cette présence, mais je l’atteste et je m’en
sers pour filmer une rencontre. On voit dans la manière dont Sacha et sa
famille nous examinent qu’ils vivent dans un monde radicalement
différent du nôtre. Ils n’ont pas l’habitude de recevoir des visiteurs,
cette notion n’existe pas pour eux, l’autre est forcément vécu comme une
curiosité, qu’ils scrutent.
Dès
que l’on descend de l’hélico, j’ai essayé d’installer cette charge du
regard comme une accroche qui lance le récit. On sent une sidération
notamment du côté des enfants. On n’avait pas la tête des Sibériens
qu’ils croisent parfois, on parlait une autre langue… Certains
n’avaient jamais vu d’autres êtres humains que leur famille. Moi aussi,
j’étais sidéré de voir les regards de ces enfants posés sur moi. À mon
tour, je devenais un objet de curiosité, c’était très étrange. On devait
s’apprivoiser mutuellement.
Ce tournage arrivait après celui aussi très éprouvant de Ni le ciel, ni la terre…
Oui
! Un an après, je remontais dans l’avion… Mais ce qui m’a réellement
éprouvé, c’est que la première semaine, rien ne se passait, tout ce que
j’imaginais, attendais ou espérais n’arrivait pas. On captait des
fragments de vie assez beaux, qui allaient pouvoir faire
des illustrations et des transitions, préparer des personnages. Mais
rien où je pouvais me dire : là il y a une scène, ça raconte quelque
chose. Et de manière assez stupéfiante, tout s’est produit dans les
trois derniers jours : la chasse à l’ours, la scène sur l’île aux
enfants et l’arrivée de l’hélicoptère. Je savais, au moment où on les
filmait que ces trois scènes feraient partie des moments essentiels du
film. À partir de là, les personnages se sont déployés, un souffle
humain est passé et le récit a pris une autre dimension. Pendant ce
tournage, je n’ai donc fait que saisir, espérer, redouter.
Quand
les enfants Kiline arrivent sur l’île, on a l’impression d’une armée
très organisée qui débarque sur un champ de bataille. Est-ce vous qui
l’avez provoquée ?
Cette
scène est effectivement un vrai cours de géopolitique appliqué à des
enfants de 6-8 ans ! On a l’impression d’un laboratoire qui teste
comment investir le territoire de l’autre. Cette scène, je l’ai juste
espérée et fait en sorte qu’elle se produise plutôt que pas…
D’habitude, les enfants Kiline et Braguine jouent sur cette île à tour
de rôle, mais les enfants Kiline étaient tellement intrigués par la
caméra que petit à petit, ils se rapprochaient. Et il s’est passé cette
scène qui a un côté West Side Story, une bataille sans bagarre, l’occupation d’un terrain par des bandes rivales.
Comme dans vos précédents films, on circule entre documentaire, conte et fantastique.
C’est
la situation et le matériau qui le permettaient. J’avais des images
ultra documentaires, très près du sol. Notamment la scène de découpe de
l’ours, qui est du cinéma quasi ethnographique, où je filme des hommes
au travail, dans leur quotidien. Mais sur nous, cet ours faisait le même
effet qu’un monstre dans un conte de fées ou un film fantastique et
j’ai essayé de garder présente cette dimension mythologique. Et puis il y
a ces échappées pures dans le conte, comme lorsque la petite fille
arrive avec sa robe rose et ses pattes d’ours. À ce moment-là, il suffit
juste d’être là pour le saisir. La scène de l’ours, je ne l’espérais
pas car des ours, ils en tuent seulement un ou deux dans l’année. Elle
fait un contrepoint à cette nature a priori idyllique en renvoyant au
monde sauvage dans ce qu’il a de plus brutal et terrifiant. L’ours est
respecté mais surtout craint. C’est la terreur de la taïga, il peut
saccager une cabane, manger un homme ou un enfant.
Et la scène de l’irruption des braconniers en hélicoptère ?
Cette
scène de l’hélicoptère est centrale. Non seulement je ne l’espérais pas
mais je ne savais même pas que c’était possible, vu le prix et la
difficulté d’un voyage en hélicoptère. L’arrivée des braconniers qui
dévastent la forêt à l’arme automatique, marque l’imminence de la
destruction, la fin des rêves d’isolement de Sacha ou simplement d’une
possible cohabitation. Quand l’hélicoptère arrive, furieux, on prend la
mesure du danger bien plus grand qui menace cet endroit. Les personnages
de Braguino,
enfants comme adultes, paraissent alors bien fragiles et désarmés par
rapport aux forces en présence. Cela fait basculer le récit dans la
tragédie.
Déjà,
en 2012, les Braguine me racontaient que des gens commençaient à venir
saccager cet endroit. Je me disais que cela participait de la paranoïa
ambiante. Cette scène pose la question de la brutalité de la
civilisation, du reste du monde qui surgit comme un deus ex machina, et
contre lequel on sent immédiatement que le combat est perdu d’avance.
Face à l’ours, les Braguine peuvent lutter, le combat est presque
ritualisé. Mais face aux braconniers, ils n’ont aucune prise, que ce
soit au niveau des armes ou de la parole. Ce que je prenais jusque-là
pour une forme de délire paranoïaque était donc une réalité terrifiante
dont je prenais brutalement conscience : le monde était devenu trop
petit.
Le
microcosme que j’avais trouvé ne me racontait pas seulement son
histoire celle d’une communauté mythologique, mais celle de la marche du
monde. Ma sidération était aussi d’ordre cinématographique : je voyais
la scène naître sous mes yeux, comme s’il y avait un scénario écrit
quelque part. On a été obligés de couper la caméra assez vite mais
heureusement, le son continuait à tourner.
Comme dans Ni le ciel, ni la terre, la concentration sur un espace délimité finit par faire écho à des questions plus vastes…
Ma
manière de faire des films est largement habitée par cette manière de
relier ces deux points, du plus petit possible au plus vaste. J’aime
prendre une petite communauté de gens dans un territoire délimité et me
dire : avec ça, je vais essayer de raconter le monde tel qu’il
m’apparaît. J’aime partir de petites histoires avec de petits problèmes
en espérant que peu à peu, par le surgissement d’un certain nombre
d’évènements, la manière dont ils se déploient, la force du paysage, le
mystère et la peur des choses irrésolues, tout ça va se mettre en
tension et nous amener à des questions plus grandes, qui relèvent tout
simplement de l’expérience humaine.
Les
enfants illuminent le film mais ils ont aussi un côté enfants sauvages,
livrés à eux-mêmes. On sent que leur rapport au langage est limité,
pour ne pas dire inexistant…
Cette
enfance est a priori idyllique mais en fait, il se dégage une forme
d’errance ennuyeuse sur cette île qui parfois ressemble à une prison.
Ces enfants sont sur l’île car les parents, pris par le quotidien de la
survie dans la forêt, ne peuvent pas toujours s’en occuper et c’est
aussi l’endroit où ils seront protégés des bêtes sauvages. L’île est le
refuge de cette enfance. Ils y sont libres — il n’y a pas d’école, pas
de règles — mais ils sont aussi livrés à eux mêmes, dans la joie et la
cruauté. Il s’agit à la fois d’une enfance de conte de fées et d’une
enfance perdue dans l’ennui. Il y a quelque chose d’extrêmement
mélancolique dans cette enfance perdue.
Les
enfants sont devenus quasiment muets, n’échangeant plus que quelques
mots entre eux, rarement avec leurs parents et jamais avec les autres
adultes : transformés en présences silencieuses, ils sont les témoins
effrayés du conflit.
D’où est venu ce désir que les enfants soient au coeur du film ?
Je
savais dès le début que j’allais construire le film du point de vue des
enfants, à hauteur de cette présence silencieuse. Je voulais filmer
leurs jeux, leurs peurs dans la forêt. Ce n’était pas simple car ils
sont assez farouches, et n’adressent pas la parole aux adultes. Il a
fallu s’apprivoiser mutuellement. Dans Ni le ciel, ni la terre,
il n’y a qu’un enfant mais sa présence et sa parole sont décisives.
Pour moi, l’enfant est une figure primordiale car je pense qu’un
cinéaste, un écrivain ou tout autre raconteur d’histoires est simplement
quelqu’un qui refuse que l’enfance s’arrête. Les histoires que l’on
raconte aux enfants ou qu’ils s’inventent sont une manière de se relier
au monde car elles posent des questions métaphysiques de manière très
simple. Braguino pose
celles de l’altérité et de la communauté. Est-on plus heureux dans le
monde ou hors du monde ? Ensemble ou tout seul ? Toutes ces questions
s’éprouvent dès l’enfance, dans la cour de récré. À sa manière, Braguino
est une cour de récré — à commencer par cette île — où s’écrivent les
règles de l’humanité.
Passée la traversée des nuages qui ouvre le film, celui-ci est très lumineux.
Dans
mon travail, il y a toujours eu quelque chose d’assez anxieux et
crépusculaire, qui cherche certes des échappées dans le lyrisme. Là,
j’avais envie au départ de quelque chose de plus léger : la forêt, les
enfants, la lumière… Le film donne l’impression qu’il règne tout le
temps une lumière magnifique à Braguino mais c’est surtout que mon oeil
était impitoyable au montage. Si la lumière n’était pas belle dans un
plan dont je n’avais pas désespérément besoin pour la narration, je
l’enlevais. Je me suis aussi arrangé pour beaucoup filmer en début et
fin de journée, afin que ces moments où la lumière est plus douce soient
vraiment investis. Parfois, je demandais même à Sacha de décaler le
moment d’effectuer une tâche pour bénéficier d’une meilleure lumière.
À la fin du film, vous jouez davantage sur les noirs et des lumières aveuglent les enfants dans la nuit…
J’avais
amené avec moi un petit dispositif pour éclairer ainsi de manière assez
brutale. Cette lumière découpe les visages et crée des ombres très
fortes qui contrastent avec le reste du film et instaurent une tension.
À
ce moment-là de l’histoire, je prends davantage la parole, j’affirme
mon point de vue. On s’enfonce dans la nuit, on entend un braconnier
saoul dans la radio, il y a cette lumière dont j’aveugle les enfants
dans leur lit… Ce regard qui met dans la lumière comme
les phares d’une voiture a quelque chose d’intrusif, c’est comme un
souffle qui les menace. Tout d’un coup, moi l’ami qui a été accueilli,
je deviens un intrus, un membre de la civilisation qui participe de ce
mouvement qui va les chasser. Cette fin est très cruelle mais je pense
qu’à terme, c’est l’histoire de cet endroit. On a filmé un monde qui va
disparaître.
On
a l’impression effectivement que vous nous avez conduits aux origines
d’un monde, mais avec la sensation que ce monde est déjà perdu…
Oui,
on remonte aux origines d’un monde et à peine on les a racontées, déjà
elles ont été pulvérisées, soufflées comme de la poussière. Cette
impression nous a sauté aux yeux lors du voyage de retour en hélico.
Avec ces températures de plus en plus violentes dues au réchauffement
climatique, tout brûlait dans la taïga et l’on ne voyait rien hormis le
brouillard des incendies. Pendant quatre heures, on est restés plongés
dans une mélancolie, incapable de se parler, avec la conscience que ce
monde que l’on venait de filmer partait en fumée.
La musique participe de la tension du film.
Je
voulais des choses assez tendues et lyriques, tout en restant minimales
dans la forme : une ou deux notes, un peu de percussions. Sans aller
jusqu’à de la musique de film pour ne pas les écraser, je voulais que
l’univers musical porte les gens que je filme, leur donne l’ampleur de
personnages de fiction.
Sacha Bourdo est crédité comme voix additionnelle au générique…
Des
paroles importantes ont surgi lorsque la caméra ne tournait pas. Il
s’agissait d’un braconnier ivre qui récitait un poème lugubre. Sans trop
dévoiler du procédé, travailler avec Sacha à partir de la mémoire que
j’avais de ces paroles était une manière de les réintégrer dans le film.
Les informations arrivent par bribes et certaines choses restent
irrésolues ou à la limite du non-dit. Parfois par choix de montage,
d’autres fois, parce que c’est de cette manière que ces informations me
sont arrivées. J’aime quand subsiste une « part manquante », un espace
d’information ou d’image à combler par le spectateur. De manière
générale il y a souvent des éléments appartenant au cinéma dit de «
fiction » dans mon travail qui se glissent dans des situations dites «
documentaires » et vice versa. Au final, je ne fais que capter et
construire des récits en leur cherchant la forme qui me semble la plus
juste, la question du registre narratif m’intéresse peu en tant que tel.
Braguino sort en salles mais n’est pas pour autant votre deuxième long métrage. Comment le situez-vous dans votre début de parcours ?
À la base, Braguino était
un film pour « La Lucarne » d’Arte, l’une des dernières cases de pure
création documentaire en Europe. Ensuite, la distributrice Saida Kasmi
s’est dit : ce film peut et doit vivre en salles. Ce dont je suis très
heureux. Pour moi, un film est une matière immersive qui survit en petit
format mais qui se déploie sur un grand écran. Mais effectivement, ce
n’est pas mon deuxième long métrage. Déjà parce qu’il fait cinquante
minutes !
Il n’empêche, cette expérience a été très importante pour moi. Ni le ciel, ni la terre était
un film de fiction financé, où l’auteur exprime ses désirs, demande des
choses, s’installe dans une position d’autorité. Ce n’est pas Hollywood
(!) mais on a quand même une certaine force de frappe sur le réel, qui
induit une force de frappe dans les images. Cette force est toujours à
double tranchant. Pour Braguino en
revanche, je partais presque nu, sans savoir si quelque chose allait
arriver. Cette situation d’inconfort et d’incertitude dans la pratique
documentaire est peut-être là où j’apprends le plus car j’apprends à
faire confiance au réel, à comprendre que parfois le cinéma peut naître
de très peu de choses : un regard, quelques mots ou une tension sur un
visage.
Propos recueillis par Claire Vassé