De frêles garçons le jour, des rois la nuit. Ils sont jeunes, roms et bulgares. Ils sont venus à Vienne en quête de liberté et d’argent facile. Ils vendent leurs corps comme si c’était tout ce qu’ils avaient. Seul les console, et parfois les réchauffe, le sentiment si rassurant d’appartenir à un groupe. Mais les nuits sont longues et imprévisibles.
Festival International de Cinéma de Marseille (FID) 2016 – Prix GNCR
Festival International du film de Berlin 2016 – Berlinale / Panorama
Festival International du film Entrevues Belfort Entrevues 2016
Festival du film LGBT Chéries Chéris Paris 2016
Etats Généraux du film documentaire de Lussas 2016
Réalisation et scénario Patric Chiha • Image Klemens Hufnagl • Son et montage son Atanas Tcholakov • Montage Patric Chiha • Mixage Alexander Koller • Assistantes mise en scène Marlies Faulend et Denise Teipel • Production WILDart FILM • Coproduction ORF Film/Fernseh-Abkommen • Produit par Ebba Sinzinger & Vincent Lucassen
Patric Chiha
Patric
Chiha est un cinéaste autrichien d’origines hongroise et libanaise, né
en 1975 à Vienne. Après des études de stylisme de mode à l’ESAA Duperré
(Paris) et de montage à l’INSAS (Bruxelles), il réalise plusieurs courts
et moyens-métrages,
et documentaires (dont HOME, OÙ SE TROUVE LE CHEF DE LA PRISON ? et LES
MESSIEURS) sélectionnés dans de nombreux festivals. En 2009, il réalise
son premier long-métrage, DOMAINE, avec Béatrice Dalle, sélectionné à
la Mostra de Venise. Suivent BOYS LIKE US (2014) et les documentaires
BROTHERS OF THE NIGHT (2016) et SI C’ÉTAIT DE L’AMOUR (2019), tous deux
sélectionnés à la Berlinale. Actuellement, il prépare son prochain film
de fiction, LA BÊTE DANS LA JUNGLE.
Filmographie
En Préparation – LA BÊTE DANS LA JUNGLE – LM – Fiction
2019 – SI C’ETAIT DE L’AMOUR – LM – Documentaire
2016 – BROTHERS OF THE NIGHT – LM – Documentaire
2014 – BOYS LIKE US – LM – Fiction
2009 – DOMAINE – LM – Fiction
2007 – OÙ SE TROUVE LE CHEF DE LA PRISON ? – CM – Fiction
2006 – HOME – MM – Fiction
2005 – LES MESSIEURS – MM – Documentaire
2004 – CASA UGALDE – CM – Fiction
ENTRETIEN AVEC PATRIC CHIHA
Une chose qui frappe tout de suite, dès la première séquence du film, c’est qu’on n’est pas sûr de savoir si on regarde plutôt un documentaire ou plutôt une fiction. Est-ce que vous vous êtes posé la question du genre avant même de commencer à tourner ?
Je me suis surtout demandé : que peut-on faire avec les autres ? J’avais l’impression que la fiction ou plutôt une approche fictionnelle était une meilleure réponse que le documentaire. Le documentaire, c’est plutôt quelque chose qu’on ferait sur les autres. C’est sans doute trop grossier comme séparation mais en tout cas, j’avais envie de jouer avec eux à faire un film, comme on jouerait à cache-cache, parce qu’en faisant quelque chose avec les autres, on parvient peut-être à apprendre quelque chose sur eux. Fassbinder a écrit cette phrase magnifique à propos de son maître Douglas Sirk : « Sirk a dit, on ne peut pas faire des films sur quelque chose, on peut seulement faire des films avec quelque chose, avec des gens, avec de la lumière, avec des fleurs, avec des miroirs, avec du sang, avec toutes ces choses insensées qui en valent la peine. » Je pressentais qu’en passant par le jeu, la fiction, l’artifice, je pourrais atteindre le vrai, l’intensité du réel, car s’il fallait nommer le genre, au final c’est un documentaire.
Ces autres ce sont de jeunes prostitués roms d’origine bulgare. Comment les avez-vous rencontrés ?
Un soir, par hasard, dans un bar très étrange à Vienne. Je faisais des
repérages pour un autre film. Le bar semblait hors du temps, arrêté dans
les années 70, entre tapisseries érotiques, tableaux de Sissi et
miroirs dorés. Le lieu ressemblait très fort au bar de Querelle
de Fassbinder. Accoudée au comptoir, une quinzaine de garçons
attendait, en veste de cuir, gel dans les cheveux, qu’un des clients les
invite. Ils posaient fièrement, jouaient avec leurs couteaux et me
faisaient penser aux beaux héros fragiles de Pasolini, Coppola ou
Fassbinder. Le film, je ne l’ai pas cherché très loin, il m’a plutôt
saisi. Je n’avais jamais eu envie de faire un documentaire sur la
prostitution ou sur quoi que ce soit. J’étais devant des visages et un
lieu qui semblaient venir du cinéma et qui ont aussitôt suscité mon
désir.
C’est ce bar d’origine qui explique que le film soit un film d’intérieurs, sans fenêtres, presque claustrophobe ?
C’est un peu plus compliqué. Il y a une question très simple quand on
fait un film : où est-ce qu’on tourne ? Et là j’ai fait une découverte
émouvante. Ces garçons n’ont pas de lieux à eux. Ils n’ont pas de
chambre à eux, le bar est leur espace de travail, la Bulgarie est loin
et ils ne veulent pas y retourner, les rues sont trop froides et de
toute façon, ils n’aiment pas marcher. Au fond, ils vivent dans un monde
claustrophobe, hors du réel, hors du temps. De plus, ils ne vivent que
la nuit. C’était donc un combat de tout le film de comprendre où
tourner. J’ai tenté de sortir à plusieurs reprises pour les forcer à
occuper un terrain qu’ils n’occupent pas naturellement, mais ça n’a rien
donné. Nous avons tourné dans leurs vrais lieux, le bar où ils
travaillent (les clients sont de vrais clients), l’appartement vétuste
où ils vivent à dix, la discothèque de la fin où ils passent tous leurs
vendredi soirs… Mais, à un moment, pour pouvoir être quelque part et
jouer, nous avons décidé de louer des lieux plus ou moins abandonnés,
qu’on chauffait, qu’on éclairait, où il y avait à manger, des sortes de
petits théâtres ou de petits studios de tournage que les garçons
pouvaient occuper.
Ce qui trouble le plus la catégorie du
documentaire, c’est que vous ne filmez pas ces prostitués au travail
mais vous leur demandez de jouer entre eux leur activité. Par exemple,
l’un devient le client, l’autre le corps à louer.
Ce qui m’a frappé tout de suite, quand j’ai appris à les connaître,
c’est qu’ils jouaient tout le temps, exagéraient et se ventaient tout le
temps, mentaient tout le temps. Par ailleurs, ils jouent un désir pour
des clients et imitent des clichés qu’ils ont très bien compris. Une des
mes questions, c’était : comment ne pas perdre ça ? Plus que le réel
cru qu’ils vivent, ce qui m’intéressait c’était comment ils jouent avec
lui, comment ils s’en arrangent compte tenu de ce qu’ils subissent,
comment ils sont quand même les acteurs de leurs vies. Et puis aussi
j’ai beaucoup aimé ces garçons, beaucoup, et quand on aime quelqu’un on a
envie de le protéger, surtout quand comme eux ce sont encore des
enfants. Je ne voulais pas qu’ils se sentent nus devant la caméra. Les
outils du cinéma – la lumière, la machine à fumée, les costumes… tout ce
qui rend la situation
artificielle – les invitaient à jouer, à exagérer, à se mettre en
scène. Dans nos studios de tournage, nous faisions des « ateliers
d’improvisation » où
ils s’emparaient de leurs histoires, de leurs problèmes, de leurs
rapports aux clients, de leurs rapports entre eux et les présentaient à
la caméra. Mon rôle était juste de sentir l’énergie du moment. Ces
garçons m’ont offert quelque chose d’extraordinaire et mon travail était
de ne pas le détruire. C’est une mise en scène très passive.
Ce
qui n’est pas si passif, c’est que vous convoquez un univers très codé,
de Cocteau à Fassbinder, en les habillant en marins par exemple.
Mais ce qui est étonnant c’est que cet univers est aussi le leur ! Bien
sûr ils ne sont pas marins – et c’est une blague de faire de Vienne un
port – mais ils ont tous compris les signes. Ils sont souvent frères ou
cousins dans la vie, il y a chez eux cette violence qui remplace sans
doute le besoin de tendresse ou le désir, ou au moins cette circulation
incessante entre violence, désir et tendresse. Il y avait un point de
convergence de nos mondes alors j’ai senti le droit de ne pas me
retenir.
Les garçons rejouent donc des scènes mais dans une langue très étrange, pas vraiment identifiable.
Ils ne parlent pas allemand, ou un très mauvais allemand. C’était
impossible de faire un film en allemand ensemble, ç’aurait été injuste
pour eux. Ils parlent un mélange de romani, de bulgare, de turc, à quoi
s’ajoutent quelques mots du dialecte viennois. Le premier jour, je leur
ai demandé de parler bulgare pour qu’un traducteur puisse me transmettre
ce qu’ils disaient, mais ils parlaient du coup une langue très
scolaire, très propre, et je me suis dit que ça n’allait pas faire un
film. Alors j’ai décidé de ne pas maîtriser le film, de les laisser
parler leur langue et qu’on ne saurait qu’au montage ce qu’ils disaient.
Tout le monde était un peu paniqué. Mais ça ne m’effrayait pas
vraiment. D’autant que ce qui m’intéresse dans la langue ce n’est pas
nécessairement l’information qu’elle véhicule mais le fait même de
parler. Parler aussi est une action. Surtout chez eux. Leur parole est
une parole qui tourne, qui ne fait que tourner, où le centre n’est
jamais nommé. D’où l’importance de la répétition, de l’accumulation des
phrases. Chacun pourrait finir l’histoire de l’autre, commencer une
phrase qu’un autre finirait. Ils ne s’écoutent pas vraiment. Ils sont
tous dans la surenchère. Ca me fascinait et je voulais vraiment que le
film ait la forme de cette structure de parole.
Oui, le film a une structure flottante très étrange et singulière.
Peut-être parce que mes films sont tous d’une manière ou d’une autre liés à la drogue. Home c’étaient les champignons, Boys Like Us, la cocaïne, Domaine,
l’alcool, et celui-là, c’est le haschisch. C’est le rythme sans rythme
du haschisch, cette façon de faire des boucles sans même s’en rendre
compte.
Vous parlez de « protéger » vos « acteurs » mais ces garçons
ont des vies en Bulgarie. Ils sont souvent mariés, pères de famille.
Avaient-ils vraiment conscience de ce qu’ils faisaient ?
Ils avaient très conscience de ce qu’ils faisaient. Je leur ai montré
les rushes le premier jour. Ils ont tous dit : pas de problème, si
quelqu’un voit ça, on pourra toujours dire qu’un pervers viennois nous a
payés pour le tourner. L’attirail fictionnel leur permet jusqu’à un
certain point de se défendre et de dire que tout est en faux. Après,
comme l’un des garçons le dit, personne n’est dupe en Bulgarie de ce
qu’ils font vraiment. Il suffit de ne pas le nommer.
Est-ce que vous les avez payés ?
Bien sûr, il fallait les payer. Mais je savais aussi qu’ils étaient
prêts à tout pour de l’argent. Ils viennent tous à peu près du même
coin, dans le sud de la Bulgarie où ils vivent dans des bidonvilles. Ils
sont exclus de la société bulgare, ils n’ont aucun avenir là-bas, et
une fois qu’ils sont mariés et pères, leur famille les envoie à
l’étranger chercher de l’argent. C’était donc important pour moi de ne
pas utiliser ce besoin urgent d’argent. Je voulais leur laisser la
possibilité de résister au film. La solution qu’on a trouvée c’est de
payer leur présence sur les lieux de tournage. On les payait à l’heure.
Qu’ils tournent ou pas, ils étaient payés la même chose. Ceux qui jouent
ont donc vraiment le désir de jouer. D’ailleurs, je crois qu’on sent
qu’ils aiment la caméra.
Pour revenir à la forme du film, il faut dire que la musique y tient un rôle important.
D’une part, il y a leur musique. Je leur avais promis que le film
serait rempli de celle qu’ils écoutent et sur laquelle ils adorent
danser, se défouler comme des ados. D’autre part, il y a « ma » musique,
celle de l’Autriche : Gustav Mahler. Ces musiques créent un dialogue de
fantasmagories. Mahler est le lieu – Vienne – dans lequel ils vivent
sans y vivre vraiment. Il faut dire aussi que depuis mon dernier film,
j’ai développé un goût prononcé pour la musique de film de mauvais goût,
le genre de musique qui porte les sentiments qui ne sont pas dans le
plan. De même pour la lumière, qui surcharge le plan d’affects. C’est
vraiment un film fabriqué, fabriqué avec les mains et pas tellement avec
la tête. Je montre les outils du cinéma parce que j’ai l’impression
qu’en montrant ces outils, un sentiment peut apparaître.
Cette fabrication, cette théâtralité assumée tire le film vers une certaine esthétique homosexuelle.
La réalité peut être très théâtrale… Ce qui m’a frappé c’est que le documentaire m’a permis de retrouver le plaisir de la théâtralité. Cela me rappelait mes premiers films en Super 8 que je tournais avec mes amis : ces costumes, ce faux sang, cette façon de jouer au cinéma. Dans sa pièce Le Balcon, Genet appelle le bordel « La Maison d’illusions ». Il y a longtemps que je ne lis plus Genet mais j’ai constaté, avec surprise, au montage combien Genet était présent. Et j’ai compris que j’avais moi aussi cherché à fabriquer une maison d’illusions où nous pourrions vivre ensemble.
Propos recueillis par Stéphane Bouquet