Ce qu'il reste de la folie de Joris Lachaise
Film soutenu

Ce qu’il reste de la folie

Joris Lachaise

Distribution : Ed distribution

Date de sortie : 22/06/2016

France - 2014 - couleur - 1h33 - image : scope 2.35 - son : 5.1

Il y a Khady, une femme dont les écrits et les images qu’elle tourne ne parviennent pas à sauver du tourment. Elle qui aimerait tant parvenir à nommer ce mal qui tournoie dans son esprit.
Il y a tous les autres, des fous croit-on, chez qui le vertige côtoie si fortement la lucidité qu’on se demande quel lien obscur relie ces deux états.
Il y a cet hôpital. Thiaroye, en lisière de Dakar. Un lieu où la psychiatrie en Afrique s’est écartée du chemin tracé par la colonisation.
Et il y a la folie qui nous parle, qu’on écoute attentivement, qui nous bouleverse, non par compassion mais parce qu’elle emporte toutes nos certitudes.

FID (Marseille) 2014
Grand Prix de la compétition française
Prix Renaud Victor
FIFAM (Amiens) 2015
Mention spéciale du Prix documentaire sur grand écran
CINEMIGRANTE (Buenos-Aires, Argentine) 2015
Prix de la compétition internationale long-métrages
DOK FEST (Munich, Allemagne) 2015
Premier Prix de la compétition VIKTOR DOK.HORIZONTE

Auteur-réalisateur-cadreur : Joris Lachaise • Son : Rassoul Khary Sow • Composition sonore : Bertrand Wolff • Montage : Joris Lachaise, Bertrand Wolff • Production : KS Visions / Babel XIII

Joris Lachaise

Joris Lachaise aborde la pratique cinématographique par le passage entre sa formation en philosophie et le cinéma documentaire. Un « pont » que le cinéaste et ingénieur des ponts-et-chaussées Jean Rouch lui aura permis dʼimaginer. Parallèlement à ses travaux liés à une anthropologie de la mort et à ses questionnements politiques sur le statut des collections d’ethnographie du Musée de l’Homme, il deviendra cadreur, monteur, et occasionnellement décorateur pour le cinéma. De l’atelier du taxidermiste aux rituels hétérodoxes de l’église napolitaine, la caméra sera d’abord un outil d’arpentage expérimental pour l’exploration des distances possibles entre son propre regard et le champ du réel.
En 2005, il travaille aux côtés de Jean-Pierre Krief sur le film Saddam Hussein : chronique dʼun procès annoncé. Des mois d’enquête dans les coulisses du Tribunal Spécial Irakien qui conduiront à démêler les véritables enjeux de ce procès.
En 2006, il entreprend le documentaire Schefferville : lʼarmure de fer, portant sur la réouverture d’une exploitation de minerai de fer dans le nord du Québec sur fond de lutte politique entre le gouvernement et la population Innu. Le projet est avorté, mais deviendra le terreau des films à venir.
De retour à Paris, il vit de reportages, réalise des pièces vidéo sur la base de compositions sonores, collabore à des créations de spectacle vivant avec Gilles Amalvi, Jacques Bonnafé, Sébastien Roux (Revers Ouest, Une fable humaine, J.Cage : Entre les mots…).
En 2009, il co-réalise avec Thomas Roussillon le long-métrage documentaire Comme un oiseau dans un aquarium. Un film au cœur d’un combat pour le droit au logement à Angers mené par des demandeurs d’asile de la Corne de l’Afrique, des roms de Roumanie, et de jeunes SDF. Il participe la même année à la fondation de l’association marseillaise Babel XIII dédiée à la réalisation et à la diffusion d’œuvres audiovisuelles de création.
En 2010, membre de la compagnie SB03, il part au Mali avec les artistes Barbara Sarreau et Anne-Sophie Popon pour la création de la pièce Ici, qui sera donnée en représentation au théâtre de la Minoterie, à Marseille.
En 2011, il réalise le film Convention : Mur noir / Trous blancs, sélectionné aux États généraux du documentaire de Lussas, et primé documentaire de l’année au FIFAI (Réunion).
En 2013, il est directeur de la photographie sur le dernier film des sœurs Khady et Mariama Sylla, Une simple parole (sélection TIFF, Toronto, 2014).
Son dernier film, Ce quʼil reste de la folie, a été réalisé dans un hôpital psychiatrique au Sénégal entre 2011 et 2014.

ENTRETIEN AVEC JORIS LACHAISE

Pouvez-vous parler de l’origine du projet et de votre intérêt pour l’Afrique, et Dakar en particulier ?
Difficile de situer l’origine d’une idée. Il y a sans doute plusieurs origines à ce projet. La plus ancienne doit remonter à la fin de mon adolescence, quand j’ai découvert Les Maîtres Fous. En même temps qu’une manière inouïe de comprendre le rapport de l’Afrique aux formes imposées par la société coloniale, je découvrais une autre façon d’envisager le cinéma. Ironie du sort, quelques années plus tard, une maladie contractée en Mauritanie m’a valu d’être soigné par Rouch avec des herbes traditionnelles. Mais plus récemment, tandis que je filmais à Bamako au moment de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance, je voyais dans ma rue les allers et venues de patients sous neuroleptiques. Ils revenaient d’un dispensaire pour malades mentaux. Je me suis alors interrogé sur la façon dont l’institution psychiatrique occidentale avait dû imposer sa grille de lecture en Afrique. Comment avait-elle évolué avec la transformation des sociétés africaines après les indépendances et sous l’influence de la mondialisation ? Si un film comme Les Maîtres Fous avait l’ambition de montrer comment la transe des haoukas pouvait être un moyen clandestin d’échapper à la folie de la société industrielle, il laissait néanmoins ouverte la question de savoir comment, officiellement, la société coloniale en question traitait ce qu’elle devait elle-même qualifier de « folie ». Il y avait donc une volonté de susciter un échange un peu polémique avec le Rouch des années cinquante. Mais il y avait aussi la lecture de Fanon, dont je ne cessais de fouiller dans les textes la relation entre son militantisme anti-colonial et sa pratique de psychiatre en Algérie. Ce qui m’a conduit directement à Dakar fut d’apprendre que le premier département de psychiatrie du pays avait été créé en 1958 par Henri Collomb, un neuropsychiatre à l’attitude critique et, dit-on, révolutionnaire. Sa venue aurait marqué une rupture avec la psychiatrie coloniale. Avec lui, on aurait enfin commencé à oser parler d’une psychiatrie désaliénante et ouverte à la culture des patients. J’ai alors été frappé par un enchaînement de « coïncidences » historiques. Par le fait, notamment, qu’à la même époque, le Sénégal préparait son indépendance, tandis qu’en Europe des expérimentations cliniques telles que celle de Laborde faisaient voler en éclats les cloisons de l’institution psychiatrique. Cinquante ans après, je voulais tenter de saisir ce qu’il pouvait rester de cette extraordinaire conjoncture émancipatrice.

La question des maladies psychiatriques a longtemps fasciné les cinéastes. Dans votre film, vous donnez la parole à une cinéaste. Comment avez-vous rencontré cette personne et pourquoi devient-elle un personnage clef du film ?
Dans le cas de mon projet, je me suis donc d’abord intéressé aux limites du cadre intellectuel dans lesquelles la psychiatrie formule, ou plutôt informe, la maladie mentale. Une manière d’éprouver ces limites était d’aller voir ce qu’il advenait de ces formes, de ces formulations, une fois exportées hors des cadres séculaires de la société occidentale. Mais je dois dire que tout l’arrière-plan un peu théorique était surtout un embrayeur. J’ai rencontré l’écrivain-cinéaste Khady Sylla par l’intermédiaire du poète Thierno Seydou Sall, avec qui je vivais en collocation à Dakar. Thierno avait tout de suite adhéré à mon entreprise, car son plus célèbre poème Kër Doff (La maison des fous) racontait précisément une époque, la fin des années soixante-dix, où il avait été interné en psychiatrie dans le service du professeur Collomb. Personne ne pouvait être plus que lui au cœur du questionnement qui m’animait, hormis peut-être Khady Sylla. J’avais entendu parler d’elle à travers un film qu’elle avait réalisé sur ses propres souffrances mentales, Une fenêtre ouverte, qui avait d’ailleurs obtenu un prix au FID en 2005. Et un jour que je revenais de lʼhôpital psychiatrique de Thiaroye où je me rendais quotidiennement, elle était à la maison. C’était une grande amie de Thierno. Ce soir-là, nous avons eu une discussion passionnante tous les trois. Le lendemain, Khady, qui avait été internée à Thiaroye, me demandait de l’emmener avec moi sur le tournage. Pour se distraire disait-elle, mais aussi, je crois, pour exorciser ses démons liés à l’hôpital. De là, nous ne nous sommes plus quittés. Je n’ai pas tardé à découvrir quel personnage hors-norme elle était. Artiste, libre-penseur, à l’encontre des conventions. Son visage et tout son corps portaient les stigmates de son agitation intérieure. Je l’aimais pour son extrême sensibilité, j’admirais la fulgurance de sa pensée. C’est pourquoi je lui ai finalement demandé de devenir le fil conducteur de ce film. Puisque son destin l’avait conduite à être internée à Thiaroye, c’est d’abord à l’ancienne patiente que je m’adressais. Mais c’est aussi à la cinéaste qu’elle était que je demandais de devenir mon alter ego, mon double africain, le point de vue de proximité. Khady pouvait toujours se tenir à la fois dedans et dehors. Simultanément au cœur des mécanismes de Thiaroye, et à l’extérieur du point de vue psychiatrique. Tour à tour actrice et observatrice. Au présent et au passé. Elle devait être ma courroie de transmission avec la réalité. Mais les choses n’ont pas été aussi simples. Car entre-temps, Khady a appris qu’elle avait un cancer. Et tout a alors rapidement mal tourné.

Comment avez-vous rencontré les personnes qui apparaissent dans le film ?
Les personnes qui apparaissent dans le film sont, pour la plupart, liées à Khady Sylla. Je dois dire que cʼest un choix dʼécriture au montage. En trois ans, je suis allé quatre fois à Dakar. J’ai donc rencontré de nombreuses personnes, aussi bien au sein de lʼhôpital que dans des lieux divers, qui auraient pu mʼamener vers dʼautres écritures possibles. À Thiaroye, par exemple, jʼai particulièrement suivi le travail de deux des quatre médecins-chef de service. Et avec Bertrand Wolff, nous avons finalement décidé de ne plus faire apparaître que le Dr Sara, qui était à la fois le doyen de lʼhôpital et le médecin-traitant de Khady depuis dix-huit ans.Je voulais que le tissu des relations entre ces personnes apparaisse de façon à rendre lisible lʼéchange entre les différentes scènes où se déroule lʼaction du film. Outre Thierno qui, comme Khady, apparaît à titre dʼintellectuel et dʼancien patient, il y a Joe Ouakam, la figure de lʼartiste qui déjoue théâtralement les convulsions de la folie pour finalement les transcender. Jʼai rencontré Joe Ouakam grâce aux deux précédents. Pour Khady, il était un gardien du temps, et sa cour luxuriante, lʼendroit où elle allait se réfugier quand elle sʼenfuyait de lʼhôpital.

Le film est structuré de façon à ce que lʼintérieur et lʼextérieur sʼopposent. Pouvez-vous nous parler de ce choix ?
Si le film est effectivement structuré sur le rapport dʼun dedans à un dehors, qui peut être, par exemple, entre lʼintérieur de lʼinstitution et les représentations socio-culturelles qui lʼenvironnent – ou encore, entre des pratiques thérapeutiques traditionnelles africaines et une « médecine moderne » venue dʼOccident – il nʼy a en tout cas pas dʼopposition à proprement parler. Je crois que le film tente, au contraire, de révéler une certaine porosité des pratiques et discours de la psychiatrie à dʼautres champs de savoir, à différents régimes de pensée. Ceux dʼune société sénégalaise sans doute encore tiraillée entre de nombreux modèles culturels qui, loin de sʼopposer, trouvent soit des modes dʼalternance, soit des moyens de sʼinterpénétrer. En cela, lʼhôpital de Thiaroye tend plutôt à apparaître ici comme une chambre dʼéchos où se réfléchissent et se répondent les différents territoires symboliques dʼune société. LʼIslam, les évangéliste, les guérisseurs traditionnels, tout y entre sans y être jamais tout à fait officiellement admis. Car tout y circule par des lignes de faille, dans des espaces de compromis.

Vous faites le choix de la surexposition des images en intérieur, celles de lʼinstance psychiatrique…
Surexposer la blancheur des murs de lʼhôpital consistait à conférer à lʼimage ce double pouvoir de révélation, à la fois de leur puissance dʼenfermement et en même temps de leur tendance à disparaître comme pures cloisons matérielles.

Votre film évoque (à travers la question de la « folie ») la société Africaine contemporaine, face à celle dʼune Afrique plus ancienne. Celle dʼavant la colonisation. Pouvez-vous nous parler de ce choix ?
Vous avez raison, probablement que le thème de la « folie » tend ici à jouer son rôle politique de révélateur de la société sans lʼénoncer frontalement. Mais encore une fois, je ne montre pas deux dimensions, ou deux époques de lʼAfrique lʼune contre lʼautre. Tout ce qui apparaît dans ce film ne sont que des éléments qui composent la société sénégalaise contemporaine. Il est vrai, cependant, que ces éléments peuvent paraître contradictoires. En réalité, il y a une infinité de nuances qui apparaissent au fil des débats que comporte le film. On peut entendre, par exemple, un psychiatre défendre la médecine traditionnelle, et par ailleurs une patiente soutenir la médecine chimique selon lʼargument que sa maladie serait le résultat de lʼurbanisation, et donc le fruit de lʼOccident. Cʼest pourquoi jʼai voulu inscrire cette phrase de Cheikh Hamidou Kahn en exergue, à la fin du film. Mais il manque sans doute la phrase précédente pour mieux rendre compte des paroles de ces personnes et des situations dans lesquelles elles se trouvent : « Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant dʼune tête froi- de ce que je puis lui prendre et ce quʼil faut que je lui laisse en contre-partie. Je suis devenu les deux. Il nʼy a pas une tête lucide entre les deux termes dʼun choix. Il y a une nature étrange, en détresse de nʼêtre pas deux. ».

Propos recueillis par Hyacinthe Pavlidès Journal quotidien du FID – numéro du 2 juillet 2014