Il y a Khady, une femme dont les écrits et les images qu’elle tourne ne parviennent pas à sauver du tourment. Elle qui aimerait tant parvenir à nommer ce mal qui tournoie dans son esprit.
Il y a tous les autres, des fous croit-on, chez qui le vertige côtoie si fortement la lucidité qu’on se demande quel lien obscur relie ces deux états.
Il y a cet hôpital. Thiaroye, en lisière de Dakar. Un lieu où la psychiatrie en Afrique s’est écartée du chemin tracé par la colonisation.
Et il y a la folie qui nous parle, qu’on écoute attentivement, qui nous bouleverse, non par compassion mais parce qu’elle emporte toutes nos certitudes.
FID (Marseille) 2014
Grand Prix de la compétition française
Prix Renaud Victor
FIFAM (Amiens) 2015
Mention spéciale du Prix documentaire sur grand écran
CINEMIGRANTE (Buenos-Aires, Argentine) 2015
Prix de la compétition internationale long-métrages
DOK FEST (Munich, Allemagne) 2015
Premier Prix de la compétition VIKTOR DOK.HORIZONTE
Auteur-réalisateur-cadreur : Joris Lachaise • Son : Rassoul Khary Sow • Composition sonore : Bertrand Wolff • Montage : Joris Lachaise, Bertrand Wolff • Production : KS Visions / Babel XIII
Joris Lachaise
Joris Lachaise aborde la pratique cinématographique par le passage entre sa formation en philosophie et le cinéma documentaire. Un « pont » que le cinéaste et ingénieur des ponts-et-chaussées Jean Rouch lui aura permis dʼimaginer. Parallèlement à ses travaux liés à une anthropologie de la mort et à ses questionnements politiques sur le statut des collections d’ethnographie du Musée de l’Homme, il deviendra cadreur, monteur, et occasionnellement décorateur pour le cinéma. De l’atelier du taxidermiste aux rituels hétérodoxes de l’église napolitaine, la caméra sera d’abord un outil d’arpentage expérimental pour l’exploration des distances possibles entre son propre regard et le champ du réel.
En 2005, il travaille aux côtés de Jean-Pierre Krief sur le film Saddam Hussein : chronique dʼun procès annoncé. Des mois d’enquête dans les coulisses du Tribunal Spécial Irakien qui conduiront à démêler les véritables enjeux de ce procès.
En 2006, il entreprend le documentaire Schefferville : lʼarmure de fer, portant sur la réouverture d’une exploitation de minerai de fer dans le nord du Québec sur fond de lutte politique entre le gouvernement et la population Innu. Le projet est avorté, mais deviendra le terreau des films à venir.
De retour à Paris, il vit de reportages, réalise des pièces vidéo sur la base de compositions sonores, collabore à des créations de spectacle vivant avec Gilles Amalvi, Jacques Bonnafé, Sébastien Roux (Revers Ouest, Une fable humaine, J.Cage : Entre les mots…).
En 2009, il co-réalise avec Thomas Roussillon le long-métrage documentaire Comme un oiseau dans un aquarium. Un film au cœur d’un combat pour le droit au logement à Angers mené par des demandeurs d’asile de la Corne de l’Afrique, des roms de Roumanie, et de jeunes SDF. Il participe la même année à la fondation de l’association marseillaise Babel XIII dédiée à la réalisation et à la diffusion d’œuvres audiovisuelles de création.
En 2010, membre de la compagnie SB03, il part au Mali avec les artistes Barbara Sarreau et Anne-Sophie Popon pour la création de la pièce Ici, qui sera donnée en représentation au théâtre de la Minoterie, à Marseille.
En 2011, il réalise le film Convention : Mur noir / Trous blancs, sélectionné aux États généraux du documentaire de Lussas, et primé documentaire de l’année au FIFAI (Réunion).
En 2013, il est directeur de la photographie sur le dernier film des sœurs Khady et Mariama Sylla, Une simple parole (sélection TIFF, Toronto, 2014).
Son dernier film, Ce quʼil reste de la folie, a été réalisé dans un hôpital psychiatrique au Sénégal entre 2011 et 2014.
ENTRETIEN AVEC JORIS LACHAISE
Pouvez-vous parler de l’origine du projet et de votre intérêt pour l’Afrique, et Dakar en particulier ?
Difficile de situer l’origine d’une idée. Il y a sans doute plusieurs
origines à ce projet. La plus ancienne doit remonter à la fin de mon
adolescence, quand j’ai découvert Les Maîtres Fous. En même temps qu’une
manière inouïe de comprendre le rapport de l’Afrique aux formes
imposées par la société coloniale, je découvrais une autre façon
d’envisager le cinéma. Ironie du sort, quelques années plus tard, une
maladie contractée en Mauritanie m’a valu d’être soigné par Rouch avec
des herbes traditionnelles. Mais plus récemment, tandis que je filmais à
Bamako au moment de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance,
je voyais dans ma rue les allers et venues de patients sous
neuroleptiques. Ils revenaient d’un dispensaire pour malades mentaux. Je
me suis alors interrogé sur la façon dont l’institution psychiatrique
occidentale avait dû imposer sa grille de lecture en Afrique. Comment
avait-elle évolué avec la transformation des sociétés africaines après
les indépendances et sous l’influence de la mondialisation ? Si un film
comme Les Maîtres Fous avait l’ambition de montrer comment la transe des
haoukas pouvait être un moyen clandestin d’échapper à la folie de la
société industrielle, il laissait néanmoins ouverte la question de
savoir comment, officiellement, la société coloniale en question
traitait ce qu’elle devait elle-même qualifier de « folie ». Il y avait
donc une volonté de susciter un échange un peu polémique avec le Rouch
des années cinquante. Mais il y avait aussi la lecture de Fanon, dont je
ne cessais de fouiller dans les textes la relation entre son
militantisme anti-colonial et sa pratique de psychiatre en Algérie. Ce
qui m’a conduit directement à Dakar fut d’apprendre que le premier
département de psychiatrie du pays avait été créé en 1958 par Henri
Collomb, un neuropsychiatre à l’attitude critique et, dit-on,
révolutionnaire. Sa venue aurait marqué une rupture avec la psychiatrie
coloniale. Avec lui, on aurait enfin commencé à oser parler d’une
psychiatrie désaliénante et ouverte à la culture des patients. J’ai
alors été frappé par un enchaînement de « coïncidences » historiques.
Par le fait, notamment, qu’à la même époque, le Sénégal préparait son
indépendance, tandis qu’en Europe des expérimentations cliniques telles
que celle de Laborde faisaient voler en éclats les cloisons de
l’institution psychiatrique. Cinquante ans après, je voulais tenter de
saisir ce qu’il pouvait rester de cette extraordinaire conjoncture
émancipatrice.
La question des maladies psychiatriques a longtemps fasciné
les cinéastes. Dans votre film, vous donnez la parole à une cinéaste.
Comment avez-vous rencontré cette personne et pourquoi devient-elle un
personnage clef du film ?
Dans le cas de mon projet, je me suis donc d’abord intéressé aux
limites du cadre intellectuel dans lesquelles la psychiatrie formule, ou
plutôt informe, la maladie mentale. Une manière d’éprouver ces limites
était d’aller voir ce qu’il advenait de ces formes, de ces formulations,
une fois exportées hors des cadres séculaires de la société
occidentale. Mais je dois dire que tout l’arrière-plan un peu théorique
était surtout un embrayeur. J’ai rencontré l’écrivain-cinéaste Khady
Sylla par l’intermédiaire du poète Thierno Seydou Sall, avec qui je
vivais en collocation à Dakar. Thierno avait tout de suite adhéré à mon
entreprise, car son plus célèbre poème Kër Doff (La maison des fous)
racontait précisément une époque, la fin des années soixante-dix, où il
avait été interné en psychiatrie dans le service du professeur Collomb.
Personne ne pouvait être plus que lui au cœur du questionnement qui
m’animait, hormis peut-être Khady Sylla. J’avais entendu parler d’elle à
travers un film qu’elle avait réalisé sur ses propres souffrances
mentales, Une fenêtre ouverte, qui avait d’ailleurs obtenu un prix au
FID en 2005. Et un jour que je revenais de lʼhôpital psychiatrique de
Thiaroye où je me rendais quotidiennement, elle était à la maison.
C’était une grande amie de Thierno. Ce soir-là, nous avons eu une
discussion passionnante tous les trois. Le lendemain, Khady, qui avait
été internée à Thiaroye, me demandait de l’emmener avec moi sur le
tournage. Pour se distraire disait-elle, mais aussi, je crois, pour
exorciser ses démons liés à l’hôpital. De là, nous ne nous sommes plus
quittés. Je n’ai pas tardé à découvrir quel personnage hors-norme elle
était. Artiste, libre-penseur, à l’encontre des conventions. Son visage
et tout son corps portaient les stigmates de son agitation intérieure.
Je l’aimais pour son extrême sensibilité, j’admirais la fulgurance de sa
pensée. C’est pourquoi je lui ai finalement demandé de devenir le fil
conducteur de ce film. Puisque son destin l’avait conduite à être
internée à Thiaroye, c’est d’abord à l’ancienne patiente que je
m’adressais. Mais c’est aussi à la cinéaste qu’elle était que je
demandais de devenir mon alter ego, mon double africain, le point de vue
de proximité. Khady pouvait toujours se tenir à la fois dedans et
dehors. Simultanément au cœur des mécanismes de Thiaroye, et à
l’extérieur du point de vue psychiatrique. Tour à tour actrice et
observatrice. Au présent et au passé. Elle devait être ma courroie de
transmission avec la réalité. Mais les choses n’ont pas été aussi
simples. Car entre-temps, Khady a appris qu’elle avait un cancer. Et
tout a alors rapidement mal tourné.
Comment avez-vous rencontré les personnes qui apparaissent dans le film ?
Les personnes qui apparaissent dans le film sont, pour la plupart,
liées à Khady Sylla. Je dois dire que cʼest un choix dʼécriture au
montage. En trois ans, je suis allé quatre fois à Dakar. J’ai donc
rencontré de nombreuses personnes, aussi bien au sein de lʼhôpital que
dans des lieux divers, qui auraient pu mʼamener vers dʼautres écritures
possibles. À Thiaroye, par exemple, jʼai particulièrement suivi le
travail de deux des quatre médecins-chef de service. Et avec Bertrand
Wolff, nous avons finalement décidé de ne plus faire apparaître que le
Dr Sara, qui était à la fois le doyen de lʼhôpital et le
médecin-traitant de Khady depuis dix-huit ans.Je voulais que le tissu
des relations entre ces personnes apparaisse de façon à rendre lisible
lʼéchange entre les différentes scènes où se déroule lʼaction du film.
Outre Thierno qui, comme Khady, apparaît à titre dʼintellectuel et
dʼancien patient, il y a Joe Ouakam, la figure de lʼartiste qui déjoue
théâtralement les convulsions de la folie pour finalement les
transcender. Jʼai rencontré Joe Ouakam grâce aux deux précédents. Pour
Khady, il était un gardien du temps, et sa cour luxuriante, lʼendroit où
elle allait se réfugier quand elle sʼenfuyait de lʼhôpital.
Le film est structuré de façon à ce que lʼintérieur et lʼextérieur sʼopposent. Pouvez-vous nous parler de ce choix ?
Si le film est effectivement structuré sur le rapport dʼun dedans à un
dehors, qui peut être, par exemple, entre lʼintérieur de lʼinstitution
et les représentations socio-culturelles qui lʼenvironnent – ou encore,
entre des pratiques thérapeutiques traditionnelles africaines et une «
médecine moderne » venue dʼOccident – il nʼy a en tout cas pas
dʼopposition à proprement parler. Je crois que le film tente, au
contraire, de révéler une certaine porosité des pratiques et discours de
la psychiatrie à dʼautres champs de savoir, à différents régimes de
pensée. Ceux dʼune société sénégalaise sans doute encore tiraillée entre
de nombreux modèles culturels qui, loin de sʼopposer, trouvent soit des
modes dʼalternance, soit des moyens de sʼinterpénétrer. En cela,
lʼhôpital de Thiaroye tend plutôt à apparaître ici comme une chambre
dʼéchos où se réfléchissent et se répondent les différents territoires
symboliques dʼune société. LʼIslam, les évangéliste, les guérisseurs
traditionnels, tout y entre sans y être jamais tout à fait
officiellement admis. Car tout y circule par des lignes de faille, dans
des espaces de compromis.
Vous faites le choix de la surexposition des images en intérieur, celles de lʼinstance psychiatrique…
Surexposer la blancheur des murs de lʼhôpital consistait à conférer à
lʼimage ce double pouvoir de révélation, à la fois de leur puissance
dʼenfermement et en même temps de leur tendance à disparaître comme
pures cloisons matérielles.
Votre film évoque (à travers la question de la « folie ») la
société Africaine contemporaine, face à celle dʼune Afrique plus
ancienne. Celle dʼavant la colonisation. Pouvez-vous nous parler de ce
choix ?
Vous avez raison, probablement que le thème de la « folie » tend ici à
jouer son rôle politique de révélateur de la société sans lʼénoncer
frontalement. Mais encore une fois, je ne montre pas deux dimensions, ou
deux époques de lʼAfrique lʼune contre lʼautre. Tout ce qui apparaît
dans ce film ne sont que des éléments qui composent la société
sénégalaise contemporaine. Il est vrai, cependant, que ces éléments
peuvent paraître contradictoires. En réalité, il y a une infinité de
nuances qui apparaissent au fil des débats que comporte le film. On peut
entendre, par exemple, un psychiatre défendre la médecine
traditionnelle, et par ailleurs une patiente soutenir la médecine
chimique selon lʼargument que sa maladie serait le résultat de
lʼurbanisation, et donc le fruit de lʼOccident. Cʼest pourquoi jʼai
voulu inscrire cette phrase de Cheikh Hamidou Kahn en exergue, à la fin
du film. Mais il manque sans doute la phrase précédente pour mieux
rendre compte des paroles de ces personnes et des situations dans
lesquelles elles se trouvent : « Je ne suis pas un pays des Diallobé
distinct, face à un Occident distinct, et appréciant dʼune tête froi- de
ce que je puis lui prendre et ce quʼil faut que je lui laisse en
contre-partie. Je suis devenu les deux. Il nʼy a pas une tête lucide
entre les deux termes dʼun choix. Il y a une nature étrange, en détresse
de nʼêtre pas deux. ».
Propos recueillis par Hyacinthe Pavlidès Journal quotidien du FID – numéro du 2 juillet 2014