Janvier 2020. Une équipe de tournage se réunit dans un hôtel près de Wuhan pour reprendre la production d’un film interrompu dix ans plus tôt. Mais un événement inattendu vient à nouveau contrarier les préparatifs et l’équipe est confinée avec leurs écrans comme seul contact avec le monde extérieur.
Festival de Cannes 2024 – Séance Spéciale
Avec Qin Hao (Jiang Cheng), Mao Xiaorui (Director Xiaorui), Qi Xi (Sang Qi), Huang Xuan (Ye Xiao), Liang Ming (Ah-Jian), Zhang Songwen (Tang), Youyou (Paopao)
Réalisateur : Lou Ye • Scénario : Lou Ye, Yingli Ma • Producteurs : Philippe Bober, Yingli Ma • Directeur de production : Xu Le • Directeur de la photographie : Zeng Jian • Montage : Tian Jiaming • Costumier : Yang Yang • Directeur de casting : Zhang Rong • Décors : Zhong Cheng • Maquillage et coiffure : Zhe Yan • Son : Fu Kang • Mixage son : Fu Kang, Tan Ailong • Superviseur VFX : Wang Lei • Production : Yingfilms Pte. Ltd. Essential Films ZDF/ARTE Cinema Inutile LLC Teamfun International GmbH Gold Rush Pictures
Lou Ye
Lou Ye est né dans une famille de théâtre en 1965 à Shanghai. Il a passé son enfance dans les salles de théâtre et a étudié à l’École des Beaux Arts de Shanghai, avant de travailler comme animateur au Studio d’Animation de Shanghai. Il est sorti diplômé de l’Académie du Cinéma de Pékin en 1989.
Filmographie
1999 SUZHOU RIVER
2033 LA TRIADE DU PAPILLON
2006 UNE JEUNESSE CHINOISE
2009 NUITS D’IVRESSE PRINTANIERE
2011 LOVE AND BRUISES
2012 MYSTERY
2014 BLIND MASSAGE
2019 THE SHADOW PLAY
2019 SATURDAY FICTION
2024 CHRONIQUES CHINOISES
Conversation avec Lou Ye
Le bruit courait d’une suite probable à votre précédent film, NUITS D’IVRESSE PRINTANIERE (Meilleur scénario, Cannes 2009), et nous nous retrouvons maintenant devant un film qui raconte l’histoire d’un tournage dans un hôtel pendant le confinement durant la pandémie.
En fait, cette “suite” est la version expérimentale d’un autre film (rires), qui n’est pas encore terminé, et dont je ne suis pas sûr de ce qu’il sera à la fin. Il comportera certainement aussi des éléments du passé, comme ceux que vous voyez dans CHRONIQUES CHINOISES (AN UNFINISHED FILM).
Vous avez utilisé des séquences et des parties documentaires de vos films précédents ?
Comme dans cette séquence au début du film, qui est une véritable vidéo de téléphone portable d’époque, nous avions rouvert un vieil ordinateur et trouvé toutes sortes d’éléments filmiques et de rushes datant d’il y a plus de dix ans.
Qu’avez-vous ressenti en retombant sur ces images du passé ?
Elles m’ont semblé plutôt réussies, et j’ai plaisir à les regarder à nouveau. Cette matière contenait principalement des prises mises de côté et des images documentaires tournées sur le plateau de SOUZHOU RIVER (2000) NUITS D’IVRESSE PRINTANIERE (2009), MYSTERY (2012) et THE SHADOW PLAY (2018).Les images de NUITS D’IVRESSE PRINTANIERE où Ah-Jian et Ye Xiao rient au lit est en fait une des répétitions que la caméra enregistrait librement. Mais c’est tellement beau et réel. Les gens réagissent toujours beaucoup à ce qui est réaliste. Cependant, dans la version finale de SPRING FEVER, l’histoire de ces deux personnages avait complètement été coupée.
Il y a aussi beaucoup de séquences inédites avec Qin Hao, provenant surtout de NUITS D’IVRESSE PRINTANIERE, mais aussi d’autres de vos films.
C’est vraiment une coïncidence. Qin Hao a joué de nombreux rôles, de personnages issus de différentes classes sociales, dans plusieurs de mes films. Quand j’y repense, l’impact était énorme. J’ai pensé que montrer ses rôles dans mes différents films, refléterait les changements en Chine au cours de la dernière décennie. Puis la pandémie est arrivée. Au début, j’étais bloqué au Japon, et le travail initial de recherche des anciennes séquences a dû être interrompu. Ayant d’autres projets qui se déroulaient simultanément, je ne pouvais continuer que durant mon temps libre. Finalement, le film a dévié du plan original, et maintenant il s’agit plus d’un film sur des gens qui font des films pendant la pandémie.
Dans une grande partie des images documentaires au début du film et dans le “film dans le film” qui en découle, chacun dans l’équipe joue réellement son propre rôle. Pourquoi avez-vous choisi de vous faire remplacer, vous le réalisateur, par un acteur ?
J’avais peut-être l’idée préconçue que l’on ne peut pas jouer si on réalise, qu’on ne peut pas faire les deux simultanément et bien le faire. Et aussi je n’aime pas me voir à l’image. D’autre part, c’était aussi important pour moi de garder un projet de fiction. En faire complètement un documentaire aurait signifié rester bloqué dans le cadre d’un autre “langage”, ce qui n’est pas facile à gérer. Par conséquent, j’ai pensé qu’être semi-fictionnel rendrait le film plus libre. Malgré tout, la relation entre le réalisateur et les acteurs dans le film ressemble véritablement à ce qu’était notre relation dans la réalité.
La deuxième partie du film, dans laquelle le tournage est interrompu par le confinement, impliquait de terminer le tournage pendant la pandémie et de l’intégrer dans le film. Ce tournage a-t-il été réalisé selon le plan original ?
Nous avions un plan de tournage basé sur le montage d’anciens rushes. Le début du tournage pendant la quarantaine à l’hôtel était similaire à une production de film traditionnelle, avec un découpage écrit et des emplacements de caméra dessinés. Mais la suite était différente, car les rôles de l’équipe devenaient doubles. Ils devaient jouer leurs rôles à la fois devant, et derrière la caméra. Ils faisaient un film tout en se filmant en train de faire un film.
A quoi ressemblait le tournage ?
Nous avions une caméra ARRI et quatre ou cinq caméras DV. Parfois, vous pouvez voir le directeur de la photographie, Zeng Jian, porter une caméra, car dès qu’il sortait du cadre, il devait continuer à filmer. Cela lui arrivait toujours (rires). Tout le monde était très excité. Par exemple, lorsque Zeng Jian va parler à l’équipe lumière (qui est l’équipe d’éclairage réelle), on peut voir quelqu’un tenant un micro à côté d’eux. Cette personne est en fait le véritable perchman. Nous avons répété assez simplement, et à la fin, toutes les séquences étaient utilisables, sauf celles où l’on me voyait. Étant donné que nous avions cinq ou six caméras sur le plateau en même temps, il était possible que je sois filmé alors que je dirigeais les acteurs ou ajustais la mise-en-scène. Mais tant que l’on ne voyait pas mon visage, les séquences pouvaient être utilisées, sinon nous devions les retourner immédiatement avec Mao Xiaorui, qui joue le réalisateur.
Y avait-il beaucoup d’improvisation pendant le tournage ?
On improvisait constamment. Le soi-disant scénario ne contenait qu’une toute petite partie de ce qui était filmé. Les scènes de Face Time en temps réel, étaient de véritables appels vidéo, il y avait donc de nombreux défis techniques à résoudre. L’incertitude de la pandémie me donnait le sentiment que les choses évoluaient à un rythme que le projet n’était pas capable de suivre. De plus, avec la grande quantité de séquences accumulées en raison du tournage multi-caméras, j’ai fini par donner à mes collègues des références de films pour le montage : L’HOMME DE MARBRE (1977) et ROME, VILLE OUVERTE (1945)
C’est votre film le plus libre. Lors de notre discussion il y a deux ans, vous réfléchissiez déjà à certains des problèmes techniques présents dans ce film. Par exemple, comment un écran de téléphone portable vertical s’intègrerait correctement dans un film, un problème technique disiez-vous, et non un problème de langage cinématographique.
En réalité, ce qui nous inquiétait le plus au début s’est complètement résolu à la fin. Après avoir terminé le scénario, la première chose que nous avons faite a été de tester à quoi ressembleraient les différentes formes de séquences au téléphone portable sur grand écran. Nous avons beaucoup expérimenté afin d’éviter tout inconfort visuel.
La solution après essais, a été d’intégrer l’écran vertical comme faisant partie du plan et d’essayer de l’utiliser le moins possible comme la seule image dans le cadre.
L’écran vertical combiné avec le sentiment de confinement est devenu un concept visuel. Cet écran vertical et les écrans divisés ont pu faire partie de ce projet car ils fonctionnaient vraiment ; ils sont devenus partie intégrante du langage esthétique du film. CHRONIQUES CHINOISES (AN UNFINISHED FILM) est un voyage cinématographique qui explore les connexions entre nous-mêmes et les interfaces numériques qui enveloppent nos vies.
Non seulement vous avez intégré des écrans de téléphone dans le film, mais vous avez également transformé les appels vidéo en un outil narratif cinématographique de premier plan.
J’ai certainement été influencé de façon inconsciente par la prévalence de la communication vidéo durant la pandémie. Je voulais que ce film reflète ça, surtout visuellement. Ça a eu un énorme impact sur moi à l’époque. Presque toutes les tâches du processus principal de tournage ont été réalisées par vidéo interposée : la pré-production et le casting ont été faits virtuellement. Cela a vraiment modifié notre paradigme visuel, en termes d’images, et notre relation même avec ces images, car le film est un reflet de notre réalité. Le cinéma doit progresser et créer un nouveau langage visuel qui défie le cinéma traditionnel. Le désir de terminer un film qui n’était pas achevé depuis dix ans a été totalement perverti par la pandémie. La subversion du système visuel et également du concept de cinéma ont suivi. Voilà ce qui s’est passé avec ce film.
Le perturbation brutale due à la pandémie, qui a modifié la vie et le travail de tous, est fortement reflétée dans le film. L’ère pandémique est intrinsèquement celle des appels vidéos, une ère de connectivité virtuelle.
A cette époque, la vie était complètement numérisée. Lorsqu’ensuite est venu le moment de monter le film, nous avons discuté de la façon dont il commençait, de manière traditionnelle, pour évoluer vers une sorte d’« anti-film ». L’isolement induit par la pandémie a modifié l’environnement et la vie des gens, modifiant ainsi l’image. Dans le film, ce n’est qu’une fois que l’équipe du film a été confinée à l’hôtel que nous commençons à utiliser des écrans divisés. C’était inimaginable pour moi, pourtant cela s’est vraiment produit.
Cela s’est produit, mais en même temps, c’était aussi un acte créatif conscient de votre part en tant que réalisateur de l’intégrer dans le film.
Parce que cela a vraiment modifié le langage cinématographique. Par exemple, la voix-off dans le cinéma traditionnel s’est transformée en messages vocaux, et même les choses les plus simples ont changé, comme la façon dont nous regardons l’écran, verticalement ou horizontalement. Tous les médias et modes d’enregistrement ont subi des changements d’utilisation. Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui est peut-être un point de basculement.
Pour aller plus loin : la pandémie fut un accélérateur très intense de ce changement, mais elle n’en n’était pas la cause originelle. Les écrans de téléphone verticaux, qui offrent une nouvelle manière de regarder, sont “anti-film”, mais sont populaires depuis de nombreuses années déjà.
Oui, bien sûr. Il s’agit en fait d’un processus de confrontation entre les films et ces “interfaces” qui peuplent notre vie. Ce bras de fer se poursuit depuis de nombreuses années. La pandémie l’a juste rendu plus évident.
Et lui a donné la légitimité pour « entrer » dans le cinéma.
Du point du vue de langage cinématographique, nous n’avions pas essayé de résoudre ce problème avant la pandémie, nous le mettions juste de côté. Mais en réalisant ce film, nous ne pouvions plus l’éviter. À l’époque, nous ne savions pas si cela fonctionnerait, c’est pourquoi je dis que ce film est particulièrement expérimental. L’essence de l’émergence de l”anti-film” réside dans l’écart croissant entre la logique traditionnelle du film et la logique de vie des gens.
L’actrice principale du film a tourné toutes ses séquences à la maison, via un téléphone portable.
Qi Xi, qui joue Sang Qi, venait d’avoir un bébé au moment du tournage. Elle était chez elle à s’occuper de son enfant tout en travaillant sur le film. Nous avons intégré cette réalité dans le film. Le directeur de la photo lui a fourni un téléphone de travail, qui fonctionnait comme une caméra. La production a sauvegardé toutes ses photos sur ce téléphone. Pour le son, nous avions une équipe d’enregistrement de trois personnes chez elle qui l’enregistraient pendant les appels vidéo. Cette décision de notre part est aussi une réponse à la réalité de l’époque actuelle : les réseaux sociaux sont devenus un substitut technologique à la communication interpersonnelle, et nous passons maintenant la plupart de notre temps à interagir numériquement. Simultanément, nous sommes également devenus les images sur les interfaces des autres, entourés de diverse fenêtres et écrans, et capturés par de nombreuses caméras.
Lorsque des vidéos par exemple de TikTok, apparaissent à l’écran, cela fait penser que ce film est aussi une réponse à comment réaliser un film à l’ère des vidéos courtes.
La fonction des vidéos courtes dans le film est similaire à ce que j’ai fait dans mes films précédents où je montrais le passage du temps en mélangeant des images d’actualités et des images documentaires. Dans ce film, nous utilisons des images de moments clés pendant la pandémie en Chine qui circulaient sur Internet à l’époque. Cela inclut des vidéos du confinement à Wuhan et des commémorations pour le lanceur d’alerte Li Wenliang.
Comme ces images dans UNE JEUNESSE CHINOISE (2006), accompagnées de la chanson rock “Don’t Break My Heart, les vidéos courtes d’Internet sont-elles maintenant devenues l’équivalent de documentaires d’actualités ?
(Rires). Oui, la plupart des éléments ont été tournés par nous-même, mais ont été montés dans le style des vidéos courtes. La bande-son a également été complètement subvertie par les chansons pop Internet. Les clips vidéo ont perturbé nos systèmes de langage traditionnels. Nos vies sont maintenant complètement immergées dans les interfaces et les expériences cinématographiques. Les vidéos courtes répondent simplement à cette réalité. Le cinéma, aussi, devrait trouver sa réponse singulière.
Le réalisateur dans le film demande à tous les acteurs en quarantaine d’enregistrer leur vie sur leurs téléphones. Pendant le confinement, le fait de laisser des enregistrements était-il également une sorte de résistance à une vie si peu libre ?
Face à des événements hors de notre contrôle, à un moment où nous ne savions pas ce qui se passerait le lendemain, l’enregistrement est devenu la seule chose que nous pouvions faire – que nous soyons cinéastes ou non. Particulièrement lorsque vous n’êtes pas autorisé à documenter les autres, tout ce que vous pouvez faire peut-être est de documenter votre propre vie. C’est pourquoi la partie de Jiang Cheng dans le film se termine par un selfie. En filmant, on peut atteindre un certain niveau d’égalité et on peut lutter pour la dignité. C’était le cas de tous les cinéastes à cette époque : si nous ne pouvions pas filmer les autres, alors nous ne pouvions filmer que nous-mêmes. Mais si l’on allait encore plus loin (dans la censure), il n’y aurait même plus d’image possible.
Quand dans le film cette voix off apparaît : “Personne n’aurait pu prévoir ce qui se passerait ensuite” accompagnée d’un montage de vidéos d’internet, le temps passe rapidement de début 2020 à début 2023 Pourquoi couvrez-vous ces trois dernières années à un rythme aussi rapide ?
Sans ces trois années complètes, le film ne serait plus un récit sur la pandémie en Chine. Elles sont indispensables. C’est aussi une narration factuelle que je dois respecter.
Pourquoi avez-vous finalement choisi “AN UNFINISHED FILM” comme titre ?
Peut-être parce que cela rend la version finale plus claire et plus facile à comprendre pour le public : Il s’agit simplement d’un “film dans un film”, inachevé. La fin du film est une projection de travail pour l’équipe, ce n’est plus le film que le réalisateur avait imaginé. Et on ne sait pas ce qui se passera après la fin du film, c’est complètement flou. C’est aussi une sorte de subversion de la fabrication traditionnelle des films : il est facile de comprendre que, étant donné que nos vies ont déjà été subverties, subvertir les films est devenu une chose très normale, et la subversion elle-même n’est plus importante.
Ainsi, le but de ce film est aussi de laisser derrière lui une “preuve”, une archive, une archive fictive.
L’achèvement du film m’enchante réellement car il montre que le cinéma peut effectivement contenir une telle subversion. Du point de vue de l’expérimentation dans le domaine du langage cinématographique, ma conclusion est : “Le cinéma ne mourra pas !” Ce film en est la preuve.
Alors, dans quelles circonstances et à quel moment avez-vous pensé que ce film “inachevé” pourrait être terminé ?
Quand la pandémie a pris fin, j’ai personnellement ressenti que le film pourrait s’achever. C’était un sentiment très clair. Avant cela, je n’avais aucune idée de comment le conclure. Inconsciemment, je voulais me libérer de l’ombre de la pandémie. Terminer le film a été une chose très réconfortante, pour l’équipe comme pour moi. En fin de compte, la chose la plus importante était que le film enregistre la réalité de ces années et les émotions que la réalisation de ce film nous a procuré. Après avoir regardé le film, toute l’équipe était unanime pour dire que nous avions fait ce qu’il fallait faire : réaliser un film libre en des temps non-libres.
Tout comme Jiang Cheng/Qin Hao a demandé au début du film lorsqu’il a été confronté à l’invitation du réalisateur : “Si les autres ne peuvent pas le voir, alors à quoi bon ?” Le film étant une coproduction entre Singapour et l’Allemagne, cela vous permettait de vous concentrer sur le film sans vous soucier de la censure chinoise, mais il reste complètement impossible de le diffuser en Chine.
Avoir terminé ce film peut être considéré comme un accomplissement en soi. Quant à ce qui va suivre, je ne sais pas non plus. Mais nous verrons. Je suis optimiste.
Conversation avec le réalisateur menée par Wang Muyan, mai 2024