Tous les jeudis un groupe d’étudiant·es de l’université d’Ibadan au Nigeria organise un ciné-club. Regarder ensemble des films libère la parole et va transformer ce simple rendez-vous cinéphile en véritable agora où s’élabore une pensée critique, politique et militante.
Cette jeunesse, à qui on dit qu’elle a la tête dure et vide comme une noix de coco, va s’emparer de ce qualificatif méprisant et l’ériger comme un étendard dans sa lutte pour un meilleur Nigeria.
Grand Prix – Cinéma du Réel 2023
Réalisation : Alain Kassanda • Image : Alain Kassanda, Tobi Akinde • Son : Alain Kassanda • Montage : Alain Kassanda • Montage son, mixage : Jocelyn Robert • Étalonnage : Emmanuel Fraisse • Musique : Jr EaKEe, Siil, Fela Kuti
Deyo Adebiyi • Tobi Akinde • Adeyemi Olufunmilayo • Adebimpe • Leye Komolafe • Adeyosola Adeniran • Obayomi Anthony Ayodele• Diekara Oloruntoba-Oju • Aderemi Ojo • Temitope Ojo
Atanda Obatolu • Adejoke Adetoro • Bamidele Olatuja • Ezichi Ogbonnaya • JohnPaul Mwadike • Akin Tella • Osita Ananquenzeh • Morayo Tafita • Aziz Adeniyi • Honorable Short
Alain Kassanda
Natif de Kinshasa en RDC, Alain Kassanda arrive en France à l’âge de 11 ans. Après des études de communication, il organise des cycles de projections et plusieurs festivals dans différents cinémas parisiens.
Il devient ensuite programmateur du cinéma d’art et d’essai, Les 39 Marches, en région parisienne. En 2015, il s’installe à Ibadan, au sud ouest du Nigeria.
Il y réalise Trouble Sleep, un moyen-métrage qui appréhende la route du point de vue d’un chauffeur de taxi et d’un collecteur de taxes. Parallèlement, il tourne les premières images de ce qui deviendra Coconut Head Generation. De retour en France, il donne la parole de ses grands-parents dans le long métrage, Colette & Justin qui entremêle récit familial et histoire de la décolonisation du Congo.
Coconut Head Generation est son troisième film.
Filmographie
Coconut Head Generation, 2023, 89 min
Grand Prix au festival Cinéma du réel, 2023
Grand Prix au festival FCAT -Tarifa, 2023
Grand prix au festival StLouis’Docs, 2024
Prix Ciné+ au festival Entrevue, Belfort, 2023
Sélections : IDFA, RIDM, Durban, New Directors/New Films, Ji.hlava,
Marrakech, Black Star, Belo Horizonte, Black Canvas, Festival des 3
Continents…
Colette & Justin, 2022, 88 min
Prix Gilda Vieira de Mello au FIFDH, 2023
Compétition internationale à IDFA, 2022
Sélections : NYAFF, Festival Jean Rouch, Biografilm, Afrikaldia, Lussas,
Africa Alive Festival…
Trouble Sleep, 2020, 40 min
Grand Prix au festival Dok Leipzig, 2020
Mention Spéciale du Jury au festival Visions du réel, 2020
Sélections : Open City Doc Festival, Doc Point Helsinki, Filmer le travail,
Zagreb Dox…
« On nous appelle la génération smartphone, des jeunes paresseux, irresponsables, sans emploi, la tête dure et creuse comme une noix de coco. Et si on reprenait ces insultes, qu’on se les réappropriait, qu’on les renvoyait à la figure de la vieille génération pour leur faire savoir que nous pouvons être tout cela et fabuleux malgré tout ? » Oluwatosin Faith Kolawole
Entretien avec Alain Kassanda
D’où vous est venue l’idée de faire ce film ?
J’ai vécu quatre ans au Nigeria avec ma compagne. Elle est anthropologue et était en poste dans un centre de recherche au sein de l’Université d’Ibadan, au sud-ouest du pays. En arrivant à l’université, j’ai fait la rencontre d’un enseignant et d’un groupe d’étudiant·es. Ensemble, nous avons créé « Thursday Films Series », un ciné-club hebdomadaire devenu rapidement un lieu de ralliement pour celleux qui cherchaient un espace d’échange autour du cinéma. Au départ, je ne voulais pas nécessairement faire un film sur les étudiant·es car je tournais déjà Trouble Sleep, un moyen métrage centré sur l’univers de la route à Ibadan, tout en cherchant des financements pour mon premier long-métrage documentaire. Je souhaitais surtout archiver les échanges passionnants dont j’étais témoin chaque jeudi et documenter l’organisation du ciné-club qui était devenu un lieu d’expression politique au sein de l’université. Ce n’est que plus tard, durant le mouvement #EndSars de 2020 contre les violences policières et la mal gouvernance du pays, que l’idée d’un film s’est imposée. Il m’a semblé pertinent de faire un lien entre les revendications exprimées durant les manifestations par les jeunes Nigérian·es et le ciné-club, où nombre de ces questions étaient déjà largement abordées. Il faut ajouter qu’une grande majorité des étudiant·es du ciné-club ont participé aux manifestations de 2020. Le film montre ainsi la formation d’une pensée politique et son expression dans la rue à travers les archives de trois années de ciné- club.
Au cours d’une séance du ciné-club, un étudiant dit « ici, on ne peut même pas prendre de photos ». Comment avez-vous négocié la place de la caméra sur le campus ?
Il m’a en effet été plus facile de tourner Trouble Sleep où je filmais sur la route, dans les marchés et les gares routières d’Ibadan, pourtant saturés de policiers, que de filmer à l’intérieur du campus. L’université d’Ibadan est une institution conservatrice qui peine à se défaire de son héritage colonial et de plusieurs décennies de dictature militaire. C’est un espace très contrôlé où les corps et les comportements sont policés en permanence, et où on cultive l’obéissance plus que la pensée critique. La gouvernance est verticale et autoritaire. Dans le film, j’évoque l’histoire d’Aderemi Ojo, président du seul syndicat étudiant qui a été suspendu durant deux ans, avec beaucoup d’autres étudiant·es, pour avoir tenu tête au doyen de l’université et revendiqué plus de droits pour les étudiant·es. Avant lui, un autre étudiant en journalisme, Adekunle Adebajo, avait également été suspendu, cette fois pour un article satirique moquant les piètres travaux de rénovation des logements étudiants. La liste est longue et remonte jusqu’en 1971 avec le meurtre de Kunle Adepeju par la police lors d’une manifestation étudiante au sein de l’université. C’est un des martyrs de la lutte étudiante au Nigeria et le bâtiment qui abrite le syndicat étudiant à l’université d’Ibadan porte son nom. Dans ce contexte, prendre des photos ou filmer au sein du campus est très difficile car c’est perçu par l’administration comme une menace potentielle. Je ne compte plus les fois où j’ai été appréhendé par les appariteurs qui m’intimaient l’ordre d’arrêter de filmer et d’écrire au chef de tel ou tel département pour solliciter une autorisation avant de pouvoir sortir ma caméra. Avec le temps, j’ai développé des stratégies d’évitement pour documenter la vie quotidienne sur le campus, aussi bien dans les amphis que dans les chambres d’étudiant·es ou encore les espaces communs. En revanche, c’était très simple de filmer les discussions au sein du ciné- club où ma caméra était acceptée de tous·tes et faisait partie intégrante du dispositif. Cela est dû au fait que « Thursday Film Series » s’est rapidement constitué comme un safe space échappant au contrôle de l’administration.
Comment le ciné-club s’est-il justement constitué en safe space ?
Le Nigeria est une « démocrature » et l’université publique réplique les formes de domination qui traversent la société. Le ciné-club propose autre chose – je parle au présent car il continue d’exister aujourd’hui -, ses principes de base sont la gratuité, l’accessibilité à tous·tes et une répartition égale de la parole. Dans ce cadre très horizontal, les hiérarchies sont abolies et les étudiant·es se sentent en confiance. Avec le temps, ses membres se sont rendus compte que c’était un lieu où la parole ne portait pas à conséquence, même en dehors de la salle. Le ciné-club est notamment un endroit où le sexisme et l’homophobie sont combattus, alors que la société nigériane est fortement patriarcale et que l’homosexualité est condamnée par la loi. La plus grande réussite de « Thursday Film Series » a été de permettre à des gens marginalisés de se retrouver ; des ponts ont été érigés entre des personnes qui ne se connaissaient pas forcément, notamment parce que les étudiant·es viennent de différents départements. À travers la cinéphilie, c’est une communauté de pensée qui s’est développée, un lieu unique au sein du campus et dans la ville d’Ibadan. C’est donc un safe space résultant de la rencontre entre des gens porteurs des mêmes valeurs et aspirations. Le cinéma est finalement devenu prétexte à la rencontre.
Comment se situe le ciné-club dans le paysage cinématographique au Nigeria ?
C’est encore une exception. Le Nigeria est un des rares pays d’Afrique à disposer d’une industrie cinématographique : Nollywood. C’est fondamental pour la construction d’un imaginaire et l’estime de soi que de se voir représenté à l’écran de manière digne et fidèle aux réalités sociales de son pays. Par ailleurs, à Ibadan comme dans les grandes villes du Nigeria, il y a plusieurs salles de cinéma. Malheureusement ces dernières fonctionnent selon un modèle commercial qui privilégie les blockbusters américains et la production grand public locale. L’effet pervers de ce système est l’absence de représentation d’un cinéma d’auteur globalisé et d’autres productions africaines dans les salles. Le ciné-club a eu pour ambition de combler ce vide, en offrant aux étudiant·es la possibilité de découvrir d’autres formes cinématographiques auxquelles iels ont peu accès. On pouvait regarder Sunrise de Murnau un jeudi, puis Le Camp de Thiaroye de Sembene Ousmane le jeudi suivant et enchaîner avec Soy Cuba de Mikhail Kalatozov ou encore Le tombeau des lucioles de Isao Takahata. Les documentaires d’Anand Patwardhan, Jean-Marie Teno ou John Akomfrah, ou encore Félicité d’Alain Gomis, ont notamment été beaucoup appréciés car ils ont opéré comme des miroirs pour les étudiant·es, qui y retrouvaient leurs réalités quotidiennes.
Vous avez parlé à l’instant de l’importance de construire un imaginaire alternatif sur les réalités africaines. Comment mettez-vous en œuvre cette ambition dans votre travail ?
J’ai fait ce film parce que j’avais envie de sortir du regard misérabiliste porté, notamment en Occident, sur les jeunesses africaines. Ici, je filme des étudiant·es déterminé·es, érudit·es et articulé·es, je montre des figures qu’on ne voit jamais dans les médias occidentaux. Dans l’imaginaire français par exemple, l’Afrique est un angle mort ; nous sommes enfermés dans des cases – je dis « on » parce que je suis franco- congolais. Les Français·es sont en outre très ignorant·es des contextes africains anglophones, et le Nigeria particulièrement est vu comme le pays de la criminalité, des violences endémiques, du terrorisme, et éventuellement de la musique avec Burna Boy ou Fela Kuti pour les plus mélomanes. On utilise souvent des superlatifs négatifs pour parler du Nigeria, on ne montre jamais des gens simples dans leur quotidien, il n’y a jamais de beauté ordinaire. Dans le film, le ciné-club invite le photographe Obayomi Anthony à parler de sa série de photos sur les conditions d’hébergement à l’Université de Lagos où il a été étudiant. Il a décidé de documenter son expérience pour pointer du doigt les conditions d’hébergement dans les universités nigérianes. Je trouve que c’est un bel exemple pour sortir du misérabilisme en posant ces questions-là sous un angle politique, et en développant par là un regard critique et une capacité d’action. C’est aussi ça que permet le cinéma : on archive, on crée du sens et des boîtes à outils pour réfléchir à notre présent, et à la manière de le changer.
Quelles ont été vos références cinématographiques pour faire ce film ?
Quand j’ai commencé à monter le film, j’ai rapidement écarté l’idée de construire le récit autour d’un ou deux personnages auxquels les spectateur·ices s’attacheraient pour les guider dans la narration. Le collectif d’étudiant·es, le campus et le petit amphithéâtre où se déroule le ciné-club sont pour moi les personnages du film. Il s’agissait donc de faire coexister ces éléments sans pour autant diluer le propos dans une succession désarticulée de séquences. High School de Frederick Wiseman m’a beaucoup aidé à réfléchir à la manière de rendre compte du fonctionnement d’une institution, à la fois par la mise en scène de la circulation de la parole et dans la façon de capter les ambiances et la géographie des lieux. Examen d’État de Dieudo Hamadi, qu’on a d’ailleurs passé à Ibadan, figure aussi parmi les films qui m’ont inspiré. Dans son documentaire, Dieudo filme avec beaucoup d’empathie un groupe de lycéen·nes à Kisangani en RDC, exclus de leur établissement parce qu’iels n’ont pas payé les frais de scolarité. Iels doivent alors s’organiser dans des conditions précaires pour préparer le bac. Le film montre leur ingéniosité, leur courage mais aussi la roublardise dont iels font preuve en ayant recours à la triche. C’est un portrait nuancé et complexe de la jeunesse congolaise confrontée à la faillite du système éducatif, qui évite l’écueil des stéréotypes misérabilistes. Il s’inscrit complètement dans ma démarche. Il y a enfin ( j’en oublie beaucoup d’autres) les films d’Alain Gomis, Félicité et Tey (Aujourd’hui ). Ils sont toujours dans un coin de ma tête par l’élégance de la mise en scène, la manière de filmer les corps et leur capacité à faire exister les villes africaines – Kinshasa et Dakar -, comme des organismes vivants, des personnages. Tout ça m’a aidé dans mon film, à lier les individus à leur environnement.
Pouvez-vous nous parler du mouvement EndSARS ?
#EndSARS est un mouvement social survenu au Nigeria en octobre 2020 et qui appelait au démantèlement de l’unité de police SARS (Special Anti-Robbery Squad), responsable de nombreuses violations des droits de l’homme et symbole des violences policières dans le pays. Dans ce film, j’ai voulu montrer à quel point les manifestations d’octobre 2020 furent le point d’orgue de nombreuses frustrations accumulées sur le temps long et discutées en amont au sein de la jeunesse nigériane, et notamment par les étudiant·es du ciné-club. Tout a commencé début octobre 2020 avec la circulation sur les réseaux sociaux d’une vidéo montrant l’exécution sommaire d’un jeune homme par des policiers de l’unité SARS qui se sont ensuite enfuis avec sa voiture. L’ampleur de l’indignation a été telle que le mouvement de protestation est vite passé de la toile à la rue. Au même moment, les universités publiques étaient fermées depuis plusieurs mois pour cause de COVID et de grève des enseignant·es qui réclamaient au gouvernement le versement d’arriérés de salaires et de primes, entre autres. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour une mobilisation d’envergure, dont les revendications sont vite passées d’une réforme de la police à la dénonciation de la mal gouvernance du pays et du manque de perspective d’avenir pour les jeunes. La particularité d’EndSars était aussi son caractère transclasse, transrégional et transreligieux et son absence de leader, même si une coalition féministe a joué un rôle déterminant dans l’organisation matérielle et financière des manifestations. Trois semaines à peine après le début des mobilisations dans les grandes villes du pays, l’État nigérian, dépassé par ce mouvement difficilement contrôlable, a réprimé dans le sang les manifestations, notamment à Lagos et à Ibadan. L’événement le plus marquant reste ainsi le massacre du péage de Lekki, un quartier huppé de Lagos où l’armée a tiré sur une foule pacifiste et désarmée le 20 octobre 2020. Cette tuerie a marqué la fin du mouvement et traumatisé durablement les jeunes Nigérians, dont beaucoup ont d’ailleurs depuis quitté le pays, parmi lesquels un certain nombre de membres de « Thursday Film Series ».