Film soutenu

Conann

Bertrand Mandico

Distribution : UFO Distribution

Date de sortie : 29/11/2023

France - 1h45 - Scope - 2k - 5.1

Parcourant les abîmes, le chien des enfers Rainer raconte les six vies de Conann, perpétuellement mise à mort par son propre avenir, à travers les époques, les mythes et les âges. Depuis son enfance, esclave de Sanja et de sa horde barbare, jusqu’à son accession aux sommets de la cruauté aux portes de notre monde.

Quinzaine des Cinéastes 2023

Elina Löwensohn Rainer • Christa Theret Conann 25 ans • Julia Riedler Sanja • Claire Duburcq Conann 15 ans • Sandra Parfait Conann 35 ans • Agata Buzek Conann 45 ans • Nathalie Richard Conann 55 ans • Françoise Brion Conann Reine et morte • Audrey Bonnet Cimère • Christophe Bier Octavia

Scénario, Réalisation Bertrand Mandico • Photographie Nicolas Eveilleau • Son Céline Bodson, Geoffrey Perrier, Simon Apostolou • Montage Laure Saint-Marc • Musique Pierre Desprats • Décors Anna Le Mouël • Production Les Films Fauves, Ecce Films, Floréal Films • Co-production Novak Prod, Orphée Films, Nanterre-Amandiers

Bertrand Mandico

Bertrand Mandico est diplômé de l’école de cinéma d’animation des Gobelins. Après quelques films d’animation aux atmosphères organiques et surréalistes comme Le Cavalier bleu (prix du meilleur projet au festival international du film d’animation d’Annecy), il se dirige vers la prise de vue réelle, d’abord pour des films de commande où il développe un univers insolite (vidéos, mini-séries), puis pour ses courts-métrages de fiction aux univers radicaux. Il se consacre en outre à l’écriture de longs métrages2 et continue à réaliser de nombreux films multi-formats, dont Boro in the Box (Quinzaine des réalisateurs 2011 ; grand prix du festival Curtas de Vila do Conde et grand prix Europe au festival de moyen métrage de Brive), Living Still Life (sélection officielle à la Mostra de Venise 2012 ; festival international du film de Rotterdam 2013) et Prehistoric Cabaret (prix du meilleur court métrage au festival de San-Francisco).

Ses dernières créations filmiques font l’objet d’expositions et d’installations. Le programme Hormona sort en salle en 2015, regroupant Notre-Dame des hormones, Y a-t-il une vierge encore vivante ? et Prehistoric Cabaret. Il tourne en 2017 le long-métrage Les Garçons sauvages (présenté et primé à la Semaine de la critique de Venise), ce film récompensé dans de nombreux festivals est considéré comme une œuvre emblématique. Il enchaîne avec le moyen-métrage de science fiction Ultra Pulpe (Semaine de la Critique de Cannes 2018) sorti en salle dans le film à sketches Ultra Rêve.

En 2021, il travaille sur Conan La Barbare, une série de films de diverses format.

Il présente After Blue (Paradis sale) un long-métrage mêlant fantaisie et western au féminin, en compétition au festival de Locarno où il remporte le Prix FIPRESCI de la critique internationale. Sorti dans les salles en 2022, le film obtient également des grands prix dans des festivals consacrés au cinéma de genre tels que le festival international de Sitges, le Fantastic Fest à Austin ou Midnight Madness au festival international de Toronto, installant Bertrand Mandico à l’international, comme le cinéaste français de l’hybridation des genres.

En 2023, son troisième long métrage Conann est sélectionné à la Quinzaine des cinéastes de Cannes. Le film est un épopée onirique et barbare à travers les âges et les époques.



ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

D’où vient exactement le projet Conann ? Est-ce d’abord un film, une pièce, une œuvre au statut hybride ?

Je suis passé par le terreau du théâtre pour réussir à le faire pousser. Je tournais autour du sujet depuis un moment. Quand je dis le sujet, ce sont surtout les succubes, les pactes démoniaques, j’avais amassé beaucoup de notes à ce propos, j’essayais de leur donner forme. Au même moment, Philippe Quesne, qui dirigeait alors le Théâtre des Amandiers, m’a fait la proposition de monter un spectacle qui serait lié au cinéma, et c’est venu comme ça, en lui répondant spontanément : « Si je fais un projet pour le théâtre ce sera Conann La barbare ! » Ça l’a amusé, il m’a invité à venir travailler au théâtre pour commencer à élaborer le projet, construire le récit. Dans mon idée, ce spectacle devait être la genèse de Conann. Il incluait des projections, une double metteuse en scène, essayant de monter le film : c’était un « spectacle préparatif ». L’antichambre Conann.

Mais le spectacle n’a pas eu lieu ?

Non, il devait se monter en 2020 durant les restrictions liées au COVID… Après quoi, Philippe Quesne a quitté le théâtre. Je suis quand même allé au bout de ce spectacle tel que nous l’avions imaginé, et j’en ai fait le « filmage » aux Amandiers. C’est un film qui a déjà son titre, La Déviante comédie, et je le montrerai plus tard. Il y a aussi deux autres courts-métrages, excroissances de Conann (Nous les Barbares – un film en réalité virtuelle sur la damnation des actrices, et Rainer, a Vicious Dog in Skull Valley).

Connan n’est donc pas le film tiré de cette captation aux Amandiers ?

Non, effectivement, c’est un film pensé pour le cinéma. Nourri par la réflexion du spectacle préparatif. J’ai écrit le scénario parallèlement à l’expérience des Amandiers, et l’ai tourné au Luxembourg dans une ancienne usine de sidérurgie qui était en train d’être démantelée. Un endroit très inspirant, où l’on fabriquait le métal (ce qui est cohérent avec Conann), un territoire immense (le traverser prend plus d’une heure, peut-être plus), avec des capacités d’accueil de décors assez incroyables. Chaque parcelle présentait un imaginaire du film, je pouvais faire contenir chacun des décors dont j’avais besoin : ici ma vision de New York en 1998, là le temple antique démesuré, ailleurs les champs de batailles avec un damier surréel ou le petit lac d’un l’autre monde… le bunker englouti était présent aussi : le champ des possibles était infini. Aux Amandiers, on avait construit des montagnes factices, je les ai faites venir au Luxembourg pour compléter le tableau.

Néanmoins, est-ce que vous pensez que Conann, le film, garde encore, au moins dans sa toute première partie, une trace de cette expérience théâtrale ?

La partie Enfer, effectivement, a gardé une théâtralité, avec la loge-chromée, une représentation des enfers héritée de l’opéra et du studio. Et il y a le personnage joué par Françoise Brion, une morte qui arrive dans cet autre monde, condamnée à retrouver la mémoire et à revivre les atrocités qu’elle a commises, c’est ça sa damnation : se souvenir de la barbare qu’elle fut. Le spectacle le plus cruel qui soit, celui du miroir de l’âme. La morte est confrontée à son doppelgänger, la reine barbare, sur son trône. Et si l’introduction peut évoquer le théâtre, elle renvoie surtout à tout un pan oublié du cinéma français, où le pacte faustien, la diablerie étaient représentés de façon omniprésente, que ce soit avec La Beauté du diable de René Clair, Les Visiteurs du soir de Marcel Carné ou bien sûr Orphée de Jean Cocteau… Je voulais revisiter un genre laissé à l’abandon, pourtant envoûtant.

Le film porte en lui quelque chose d’opératique…

Au tout début, j’ai écrit des chansons pour la pièce, quelque chose de l’ordre d’un opéra rock ou pop dans la lignée de ce que j‘avais pu faire avec Ultra Pulpe. Pour le film, j’ai demandé à Pierre Desprats, compositeur de mes musiques, d’oublier tout ce qu’on avait fait précédemment. Je cherchais cette fois à avoir des sonorités axées sur les percussions, une tonalité générale plus sèche, avec des partis pris tranchants pour différencier les époques. Les références que je lui ai données, allaient de la musique introductive du Persona de Bergman, aux partitions de Bernard Hermann pour Hitchcock, des collages ethniques de Nino Rota pour le Satyricon, du rap type Wu Tang Clan pour le Bronx, Plastikman pour la froideur guerrière, ou plus classiquement Purcell revu par Michael Nyman dans sa période minimale, jusqu’à la chanson façon Paul Anka que Barbara Carlotti interprète. Pour Pierre, ce fut un chantier assez déstabilisant. Mais ce parti pris donne un résultat singulier et intense.

On comprend que vous ne partez pas exactement du film de John Milius ?

Non, pas du tout (rires). Conan, dans sa version Milius, est un emblème de la virilité, de la testostérone. Je suis parti aux antipodes de cela. J’ai convoqué une petite part des récits de Robert E. Howard, écrivain proche de Lovecraft, qui a créé Conan en 1932 avant de mourir prématurément. Chez lui, Conan était un personnage svelte, qui escaladait, se faufilait, on est loin de l’image associée au personnage du film. Mais je n’ai pas adapté les livres, j’ai relu, gardé le trauma originel de la mère tuée et l’idée de vengeance du barbare esclave. Au fur et à mesure de mes recherches, j’ai pu remonter jusqu’au Conann originel, celui de la mythologie celte, qui s’écrit avec deux NN, l’orthographe que j’ai conservé pour le film. C’est un personnage de conquérant qui côtoyait des créatures fantastiques qu’on appelait des Fomoires, décrits comme des démons, ou plutôt des demi-dieux cynocéphales, à têtes de chiens ou de hyènes. Or j’avais déjà présent dans mes notes, un démon à tête de chien, la correspondance m’a beaucoup troublée. Ça m’a conforté dans ce choix aventureux d’une réappropriation totale, d’une Conann multiple, polymorphe traversant les temps. La réinscription des deux NN à ce nom iconique, s’inscrit aussi dans l’idée de féminité et de multiples.

Quel était alors votre désir au moment de retraverser de façon complètement inattendue cette figure ?

Le désir de faire un état des lieux de la barbarie, avec pour point culminant, ce qui est selon moi le comble de la barbarie : la vieillesse qui tue sa propre jeunesse.

Le film est tourné en pellicule ?

Oui, c’est du 35 millimètres, on utilise la moitié du photogramme, un scope économe, celui des westerns italiens… Et il n’y a aucun effet spécial après développement : tout est créé durant le tournage, sur place, avec les lumières, les constructions et de quelques transparences. C’est mon tournage le plus court : cinq semaines. J’ai donc dû penser le découpage de façon encore plus concise qu’à mon habitude. Mon parti pris était de presque tout filmer à la grue. Je posais un rail de travelling à un endroit et cela conditionnait tout ce qu’on allait tourner durant la nuit. Car tout s’est fait intégralement de nuit, il était impossible de faire le noir dans ce lieu immense, qui par endroits était ouvert aux vents et à la pluie. Ça a été très usant, avec ce que ça pose d’épreuves physiques, pour les actrices, les techniciens, un investissement total, sans filet. Je comprends maintenant que je n’aurais jamais pu faire Conann ainsi, si cela avait été mon premier long métrage.

A cause de de l’insécurité du dispositif de mise en scène et de la virtuosité que cela exigeait ?

Dans le sens où les seules solutions pour m’en sortir étaient radicales, et qu’il fallait les assumer, avec ce que cela porte en soi de risque à chaque séquence : synthétiser la mise en scène au plus juste et faire des choix de montage au tournage. En misant sur le tempo du jeu déployé par les actrices. Par exemple, quand la Conann de 35 ans, jouée par Sandra Parfait, marche dans les rues du Bronx avec Rainer (Elina Löwensohn). Cette scène occupait quatre pages de dialogues sur scénario. J’ai décidé de les faire en un seul plan : un aller-retour dans les rues humides. Je savais que les actrices tenaient leur texte, on avait travaillé longtemps sur les personnages au théâtre, on se connaissait bien, on pouvait prendre à bras le corps les séquences les plus amples, tout en faisant très peu de prises

C’est la première fois que vous utilisiez la grue ? Qu’est-ce que vous avez découvert avec ce procédé qui vous ait donné encore l’envie d’y revenir ?

Ce n’est pas juste un système d’élégance, vous instaurez un flottement ? Je l’avais utilisée sur la fin du tournage d’After Blue, en studio pour le Monde des morts, avec une optique à décentrement qui casse la balance du floue et du net. Là j’ai étendu ce principe sur la longueur avec le même type d’optique, parfois j’ai pris la caméra à l’épaule ou sur une Dolly, mais 80 % du film a été cadré assis sur la grue. Comme j’aime m’imposer des contraintes qui définissent le style, c’était devenu un jeu, celui de faire cohabiter le temps imparti du tournage avec l’ambition narrative du film. Avec ce dispositif, on pense les mouvements dans l’espace en tirant parti au maximum de la lourde installation journalière. J’étais perché sur la grue et quasiment en télépathie avec la machiniste et l’équipe. Le plus difficile a été mon vertige, je n’enlevais jamais l’œil de la visée, je m’accrochais à la caméra pour ne voir que le film et oublier le vide. Peut-être que la grue donne la vision que les morts ont sur le monde. Une vision fluide, flottante, sans jamais pouvoir toucher le sol. Ce parti pris formel fait sens pour Conann, dans la façon d’accompagner les personnages, toujours en perpétuelle mutation, passant d’un monde à l’autre. On traverse six étapes, six âges, six périodes, le film convoque l’histoire du cinéma mais aussi la grande Histoire. Il fallait que je chaque chapitre se démarque tout en gardant une cohérence globale. Ce style, la mise en scène, l’utilisation du noir et blanc ont créé l’unité dans la rupture.

Comment, par quels cheminements, parvenez-vous – c’est tout le projet – en partant d’une figure mythologique, largement popularisée depuis par la littérature d’Heroïc Fantasy et par le cinéma, à une version entièrement féminisée de cette figure ?

Le ou la Conann de 25 ans, que joue Christa Théret, est non genré, complètement iel. Je trouvais important de bousculer les genres, d’offrir à des actrices la possibilité d’incarner un personnage ancré originellement dans la virilité. Mon désir a été de prendre racine dans le mythe originel pour mieux le transcender. La traversée des époques accompagne l’idée même du vieillissement et du cheminement intérieur de ce personnage multiple. Pour parler de cette barbarie virale, je ne voyais qu’un film monstre, acéré, « ambitieux » et pourtant toujours axé sur des instants intimes. J’avais envie d’explorer de nouvelles zones de cinéma et de récits, avec pour point d’orgue : la vieillesse qui tue la jeunesse.

Conann se voit alors distribuée par des actrices d’âge différents, aux personnalités et caractères très distincts. Elles incarnent de façon éclatante, les paliers d’une vie.

Je ne vois pas de la constance chez l’individu, mais des périodes distinctes, des changements à mesure du vieillissement dont la tragédie est l’auto-trahison. C’est le moteur du film : comment peut-on trahir ses convictions, ses idéaux, ses désirs, comment on s’endurcit au fur et à mesure que l’on vieillit.

L’autre moteur du film est plus romantique : c’est l’amour impossible.

La première trahison de Conann sera de transformer son désir de vengeance en amour pour son ennemie naturelle. Elle trahit son désir de vengeance… La vengeance, ce vieux ressort rouillé du cinéma, auquel il faut tordre le cou. C’est un acquis narratif, jamais contesté. Alors que c’est une forme de barbarie. D’ailleurs je crois que cette remise en question de la vengeance se retrouve dans tous mes films, aussi bien dans Les Garçons sauvages que dans After Blue… Conann, prend donc un chemin inattendu dans le genre : elle ne se venge pas, elle se trahit, après quoi elle devient un monstre en détournant ses convictions, en se transformant en un être épouvantablement manipulateur, qui s’assombrit au fil des époques, allant jusqu’à devenir virale…

Conann est « la barbare », mais de quelle(s) barbarie(s) parle le film ?

La cruauté, tuer ses idéaux. L’opportunisme. Le capitalisme cynique et la corruption… La dernière Connan dans « un raffinement » de barbarie pervertit des artistes.

Ils vont l’ingérer…

Elle devient un parasite. On croit qu’on la dévore mais c’est elle qui nous dévore.

Le segment sur la « vieille Europe » est très impressionnant. La dialectique entre l’horreur et la fascination malgré tout est saisi en un dialogue : « Elle est belle L’Europe, elle a du style… » « Ne dis pas de connerie, veux-tu… »

Il y a une imagerie symbolique et un discours très frontal à cet endroit, je représente l’Europe par une danseuse de French Cancan sur un champs de bataille. Il y aussi la présence des « capitalistes masqués », prenant un bain de sang et la Conann de 45 ans, qui tout en leur servant la soupe, va fini par les abattre. Leur sang va nourrir la piscine, car une nouvelle génération arrive et doit tremper son pouvoir. C’est la première fois que je me confronte à une forme aussi directement politique, condensée dans une scène qui synthétise une vision sans détour.

C’est un film qui circule dans les métamorphoses et les mondes mais dans lequel il n’y a pas de hors champs…

Oui, de la même manière qu’on n’y voit jamais le ciel. On est coincés avec Conann et sa mémoire à tiroir. La caméra enserre les personnages tel un dragon, le plus souvent en plongée, une façon très oppressante de traiter l’espace avec la nuit en guise d’ailes.

Qui est Rainer, le personnage à tête de chien qu’interprète Elina Löwensohn et qui fait fil rouge à chaque épisode ?

Pour le saisir, il faut que j’évoque une référence importante du film : Lola Montes, de Max Ophuls. Lola Montes qui se raconte dans un cirque devenu son enfer, revivant toute sa vie depuis son trapèze, avant le grand saut. C’est la structure que j’ai empruntée pour construire mon récit. Rainer est l’équivalent du monsieur Loyal joué par Peter Ustinov chez Ophuls. Son personnage est à la fois le plus touchant, l’amoureux éconduit, mais aussi celui qui tire les ficelles du déclin, le plus cruel. Mon Rainer à quelques différences, c’est un démon qui photographie la mort et les corps, mi Helmut Newton, mi Gerda Taro. Mais la référence première, gravée dans son cuir, c’est Fassbinder et son romantisme noir. Rainer renifle dans les coins pour corrompre les personnages, parle comme un héros shakespearien, ses phrases résonnent tels des oracles ironiques. Il est un morceau du malin, le bras de la mort, mais il est surtout celui qui s’humanise au fur et à mesure que Conann se déshumanise. Ce croisement et cet amour impossible constituent un contre point à la barbarie.

Pour Rainer l’atelier 69 a fabriqué une prothèse de gueule de chien pelé. Et pourquoi la tête de chien d’ailleurs ?

Parce que dans toutes les mythologies, le chien est celui qui fait passer dans l’autre monde. La prothèse devait pouvoir restituer toute l’expressivité d’Elina qui la portait comme une seconde peau. On devait la renouveler tous les deux jours (les prothèses s’abiment vite et on ne peut plus les coller après 48 heures). Elina mangeait toute seule, face à un miroir, dans son coin car on ne pouvait pas lui retirer cette seconde peau. À cause du temps de pose, elle arrivait et partait après tout le monde… Plein de gens de l’équipe ont découvert le visage d’Elina à la fin du tournage. Ils ne l’ont vue durant cinq semaines qu’avec sa tête de chien. Elle était devenue Rainer. Elle habitait pleinement le personnage, dans son corps, sa voix et ses expressions, c’était extrêmement troublant. Aujourd’hui il m’arrive de rêver de Rainer, mon empathie « for the Devil ».

Doit-on voir dans Rainer aussi une référence aux premiers clips de Daft Punk, ceux réalisés par Spike Jonze ?

Ah c’est drôle je n’y avais pas pensé, même si c’est un clip que j’ai beaucoup aimé à la fin des 90’s. Mais j’ai un souvenir d’un faciès de chien un peu épais et cartoon. C’est plus la première version de La planète des singes qui reste ma référence en matière de prothèse et de trouble sur l’hybridation

humaine et animale. J’ai l’intime conviction que dans l’avenir, les humains seront tentés par l’identité animale, ils deviendront des hybrides de chiens, chats, reptiles, utilisant la chirurgie et les gènes … Mais c’est amusant que vous évoquiez ce clip. Quand j’ai convoqué l’esthétique 90’s pour la partie Bronx, j’ai pensé à un film qui a influencé beaucoup de clips justement, Rusty James de Coppola. Ainsi que Coup de cœur pour le lyrisme de la mise en scène en studio. Et puis un film culte aux USA, jamais sorti en France hélas, Nadja de Michael Almereyda, produit par Lynch et avec Elina Löwensohn, Martin Donovan et Peter Fonda. Un film de vampires dans New York, réalisé la même année que The Addiction de Ferrara – autre référence pour cette séquence…

Faire New-York au Luxembourg… ?

Ça passe ou ça casse, j’ai travaillé avec d’autant plus de soin les extérieurs, intérieurs et les dialogues pour cette séquence…

Quand elle surgit, elle imprime un nouveau rythme au film, qui va ne cesser de s’affirmer jusqu’à la grande scène finale : plus ample, plus dégagée. Cela me semble être une nouvelle orientation possible de votre cinéma, un souffle qui crée une trouée à l’intérieur de la saturation, l’accumulation. Est-ce aussi pour vous une manière d’éclaircir le message, dans un film qui est plus ouvertement politique ? Une façon habile et douce de vous adresser à une génération moins bardée de références mais que ce message concerne directement ?

Exactement. Les références sont là, parfois malgré moi : j’en ai fait une matière de construction mais pas de citation. Il y a aussi la figure héroïque universelle, je voulais pouvoir jouer avec une sorte de super héros antique auquel je fais traverser les temps, cette idée finalement est assez Marvel, mais réalisée à la sauce d’un auteur artisan, iconoclaste. C’est surtout une façon de dire qu’il ne faut pas laisser entre les mains des gros studios l’imaginaire épique. Le film se fraye un chemin à travers mes obsessions, à travers la fantasy, le mythe, pour arriver jusqu’à notre époque et s’adresser frontalement à une génération contemporaine. Chaque segment pousse un nouveau dispositif cinématographique à son paroxysme. Il en va de même du discours, un crescendo, jusqu’au huis clos ultime.

Seriez-vous d’accord pour dire que c’est un film plus en colère, ou alors désabusé, ou plutôt un film en réponse à une époque qui est désabusée ?

J’ai un peu de mal à utiliser le terme désabusé, qui pour moi sous-entend une forme de nonchalance, voire de cynisme, or c’est précisément ce que je ne veux pas. Ce n’est pas non plus une désillusion, car je reste optimiste. Une colère oui, je crois qu’ici elle est présente. Contre l’autoritarisme, la soif de pouvoir, l’illusion du bonheur, ce monde dans lequel on cherche à nous enfermer. Le cynisme ambiant, les discours opportunistes et la violence, qui mènent vers un totalitarisme. Je suis absolument non-violent. Mais j’utilise mon imaginaire comme une bombe déroutante quand je sens que les murs se resserrent. J’essaye de proposer un contrepoint, face un certain cinéma qui dénonce autrement. « Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser ou le mordre » dirait Rainer.

La dernière partie est terrible, de ce point de vue-là : « ingère ou crève !

C’est un poison, on croit pouvoir l’accommoder à sa sauce pour que ça passe, prendre sa part du butin sans prendre le poison, mais l’opportunisme révèle le système dans lequel on baigne. J’ai conscience que le film se démarque de mes précédents longs-métrages et qu’il s’extrait de l’obsession onirique ou imaginaire débridée dans laquelle ils s’inscrivaient. Mais si j’ai utilisé des îles, des planètes…, c’était déjà pour nous questionner. After Blue essayait d’imaginer un monde d’après le monde pollué. Les Garçons sauvages condamnait des garçons violents à devenir femmes et modifier au plus profond leur perception. Le monde clos permettait d’aller au bout du questionnement. Mais le réel était déjà là. Conann n’est pas un monde clos dans un océan mais une succession d’éclosions en eau trouble.

Propos recueillis par Philippe Azoury Paris, mardi 25 avril 2023