A travers une série d’entretiens, Michel Gondry illustre, au sens propre comme au figuré, les théories de Noam Chomsky, ainsi que les moments personnels que Chomsky révèle, dans un film d’animation, où la créativité et l’imagination de Gondry se mettent au service de la rigueur intellectuelle de Chomsky.
Festival International du film de Berlin – Panorama Documentaire
Avec : Noam Chomsky et Michel Gondry
Réalisation Michel Gondry • Montage Adam M. Weber, Sophie Reine • Montage additionnel Edouard Mailaender, Thomas Fernandez • Animation Michel Gondry, Valérie Pirson, Timothée Lemoine • Production Partizan Films • Producteurs Georges Bermann, Michel Gondry, Raffi Adlan, Julie Fong
Michel Gondry
Michel Gondry réalise en 2001 son premier long métrage, la fable HUMAN NATURE, satire anthropologique emmenée par Patricia Arquette et Tim Robbins. Trois ans plus tard, il réalise ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND, comédie romantico-futuriste portée par Jim Carrey et Kate Winslet qui lui vaut l’Oscar du Meilleur Scénario Original, partagé avec Charlie Kaufman et Pierre Bismuth. En 2005, il écrit et réalise un film plus autobiographique, LA SCIENCE DES RÊVES, pour lequel il fait tourner à Paris Gael Garcia Bernal, Charlotte Gainsbourg, Alain Chabat et Miou-Miou. BLOCK PARTY, documentaire sur un concert rap à Brooklyn lui fait rencontrer Mos Def, qu’il retrouvera en 2007 avec Jack Black, tous deux les héros de SOYEZ SYMPAS, REMBOBINEZ. LA SCIENCE DES RÊVES et SOYEZ SYMPAS, REMBOBINEZ ont été sélectionnés aux Festivals de Sundance et de Berlin. Il enchaîne sur un épisode de TOKYO, présenté à Cannes en 2008 puis sur L’ÉPINE DANS LE CŒUR, présenté en Sélection Officielle en 2009. En 2010 il se lance dans une adaptation du comics des années 60 Le Frelon Vert, THE GREEN HORNET puis en 2011 tourne THE WE AND THE I. En 2013 Gondry réalise l’ECUME DES JOURS et en 2014 CONVERSATION AVEC NOAM CHOMSKY- IS THE MAN WHO IS TALL HAPPY ?
PROPOS DE MICHEL GONDRY
Je ne m’intéresse au travail de Noam Chomsky que depuis une petite
dizaine d’années, je l’ai découvert notamment grâce à son livre, La
Fabrication du consentement, et le documentaire qui en a été tiré. Il
est à la fois un scientifique très pointu, avant-gardiste, et un
activiste – tout aussi pointu. C’est un cas assez unique. Sur le plan
scientifique, son approche du langage, ce qu’il appelle la grammaire
générative, me paraît être la plus sensée, elle s’intègre bien à la
biologie moderne. Elle consiste à dire qu’il y a une origine biologique
au langage, une grammaire universelle qui est le reflet de notre code
génétique et que l’on transmet avec nous. Sur le plan politique, il
défend des idées de partage auxquelles je crois.
C’est un privilège de rencontrer l’un des esprits les plus lumineux
vivants. L’autre jour, je regardais un documentaire sur le physicien
Richard Feynman, et j’étais reconnaissant envers le cinéaste qui l’avait
filmé. J’avais lu quelques-uns de ses livres, mais l’entendre parler,
décrire de façon vivante sa vision du monde, c’est irremplaçable. J’ai
pensé que Noam Chomsky n’était pas tout jeune. Ma contribution pouvait
être de faire entendre sa voix. Sans la prétention d’apporter des
preuves, de démontrer ses théories, mais plutôt d’utiliser mes capacités
d’artiste et de créativité pour produire un film singulier, stimulé par
ma rencontre avec un des derniers grands savants-philosophes ancrés
dans la tradition du siècle des lumières. Après Eternal Sunshine…,
j’avais été invité en résidence au MIT (Massachussetts Institute of
technology), j’y étais allé avec Björk. A l’époque, j’essayais de
trouver des idées pour fabriquer des effets spéciaux de façon un peu
différente. Je me suis rendu compte que Noam Chomsky était aussi au MIT
et j’ai demandé à le rencontrer.
En 2002, lors d’une interview, on m’avait demandé de citer un projet
qui me tenait à cœur. Je cherchais la réponse la plus improbable :
tourner un documentaire en animation. J’aime assez les idées irréalistes
car elle nécessitent une attention particulière pour se matérialiser.
Aussi lorsque j’ai finalement rencontré Noam Chomsky, cette idée a
ressurgi, exigeant que je la réalise. Mes idées sont impatientes,
quoiqu’elles attendent parfois des décennies dans un coin de ma tête.
Lorsqu’elles entrevoient une possibilité de se balader dans la réalité,
elles me sautent à la gorge. Le dialogue avec Chomsky est vivant,
parfois complexe, souvent touchant et toujours très humain. Mon dessin
est animé, naïf et parfois complexe également. Les idées de Noam en
déclenchent d’autres en cascade dans ma tête. Les répétitions, les
mécanismes, la logique implacable du professeur émérite s’illustrent
naturellement avec l’animation.
J’ai choisi de faire ressortir ma propre voix, et mes limites dans le
dialogue. Je ne suis clairement pas à son niveau et c’est pour cela que
la conversation est honnête et intéressante, il fallait que je montre
ces malentendus, ces problèmes de compréhension. En réécoutant ses
paroles, j’ai choisi de laisser aller ma main, mon imagination. Il y a
quelque chose d’instinctif, qui peut faire penser à un processus
organique de développement, voire à un développement cellulaire. J’ai
essayé d’illustrer ses propos de façon logique, mais en me laissant
aller.
La science m’a toujours intéressé : à l’école, j’étais bon en
géométrie. Mais j’étais meilleur en physique : la physique autorise des
approximations interdites en mathématiques. C’est pour cela que
l’animation me convient : je peux être assez précis, mais je n’ai pas
besoin d’être exact. Noam Chomsky parle de phénomènes récursifs : mes
animations ont parfois cette récursivité, elles sont comme des boucles,
elles ont quelque chose de fractal. On retrouve sans doute quelque chose
de l’animation abstraite de cinéastes d’avant-garde comme Norman
McLaren.
Ce film fut un projet de longue haleine. J’ai commencé pendant la préparation de The Green Hornet.
J’ai été aidé pour la finition, mais j’ai fait l’essentiel tout seul :
avec une table lumineuse et une caméra 16mm. Je dessinais au fur et à
mesure, je saisissais les images, parfois 12 par seconde, parfois 24,
parfois des boucles. C’est apaisant : je n’ai de comptes à rendre à
personne, mon dessin peut aller dans n’importe quel sens. L’animation me
détend et me stimule, et comme c’est de la pellicule, je ne voyais pas
ce que j’avais filmé avant une semaine, le temps de récupérer la bobine
développée au labo. L’anticipation du résultat est assez magique, comme
la succession de dessins qui devient mouvement.
On a eu à peu près trois heures d’entretien, en deux fois deux séances.
Il y avait des choses qui se répétaient, d’autres que je n’ai pas pu
garder : Noam m’a pas mal parlé de génétique, des travaux de François
Jacob sur l’héritage et la transmission. Est-ce que j’y ai cherché
l’origine de mon processus créatif ? Peut-être. C’est évidemment un
mélange d’héritage génétique et d’environnement, et on ne peut pas faire
la différence entre les deux.
Mes parents faisaient de la musique, mon grand-père était inventeur. On
est toujours une combinaison d’inné et d’acquis – et aussi de ce qu’on
acquiert inconsciemment, par imprégnation. On est un mélange des trois.
Comme Brassai ou Clouzot l’ont fait avant moi avec Picasso, c’est la
rencontre, peut-être improbable au départ, de deux esprits et leur
différence d’approche du monde qui produit l’oeuvre. Chomsky a une
mémoire, une connaissance des sciences et de l’histoire, une logique
incomparables, aveuglantes. Ma mémoire et mes connaissances sont floues
dans certains domaines, mais je fabrique 12 ou 24 images différentes par
seconde. Et quand on les voit défiler, cela fait un paquet
d’informations qui vous va droit au cerveau. Je pense qu’il y a là une
certaine équivalence qui me permet d’entrevoir presque une relation
d’égal à égal avec le savant !
Je suis content parce que Noam a énormément apprécié le film, il l’a vu
plusieurs fois et a voulu le montrer à ses amis – généralement, il ne
regarde pas les documentaires qu’on lui consacre. Je crois qu’il est
touché par la façon dont j’ai illustré ses souvenirs. Au fil de la
discussion, entre l’explication passionnante de l’apparition du langage
et le concept de « continuité psychique » que l’on applique aux objets
qui nous entourent pour les reconnaître, il s’est peu à peu révélé. Il a
parlé de son enfance, de sa femme qui l’a accompagné toute sa vie et
dont il ne peut se remettre de la disparition. Il est très touchant dans
sa manière d’évoquer sa compagne aussi souvent que possible, comme pour
la faire renaître. Et c’est ce que je me suis appliqué à faire, car le
dessin animé me le permet. Il n’avait sans doute jamais eu l’expérience
de quelqu’un passant autant de temps à illustrer son discours !
Michel GONDRY
BIBLIOGRAPHIE DE NOAM CHOMSKY
(Sur la science du langage, livres traduits en français)
LA LINGUISTIQUE CARTÉSIENNE suivi de LA NATURE FORMELLE DU LANGAGE, Le Seuil, 1969.
ASPECTS DE LA THÉORIE SYNTAXIQUE, Le Seuil, 1971.
QUESTIONS DE SÉMANTIQUE, Le Seuil, 1975.
STRUCTURES SYNTAXIQUES, Le Seuil, 1979.
L’APPRENTISSAGE : le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky,
Le Seuil, 1979 (Recueil du débat épistémologique sur la nature du langage organisé par Jacques Monod regroupant divers horizons scientifiques.)
RÉFLEXIONS SUR LE LANGAGE, Flammarion, 1997.
LE LANGAGE ET LA PENSÉE, Petite bibliothèque Payot, 2001.
NOUVEAUX HORIZONS DANS L’ÉTUDE DU LANGAGE ET DE
L’ESPRIT, Stock, 2005.
SUR LA NATURE ET LE LANGAGE, Agone, 2011.
L’APPARITION DU LANGAGE : LA MÉTHODE TADOMA
NOAM CHOMSKY
On a beaucoup appris sur l’acquisition de la langue. Plus on
approfondit les recherches dans ce domaine, plus les techniques de
recherche sont performantes, plus on constate que les enfants stockent
beaucoup d’éléments de langage. Bien plus qu’on ne le pensait, même
avant d’émettre des mots. Il existe des preuves à la fois directes et
indirectes. Comme preuve indirecte, je peux citer une technique
d’enseignement de langage pour les malentendants non-voyants. Ma femme a
beaucoup travaillé sur ce sujet. Ca s’appelle la méthode Tadoma.
MICHEL GONDRY
Celle avec la main ?
NOAM CHOMSKY
On apprend à l’élève qu’en posant la main sur le visage de l’autre,
grâce aux mouvements du visage et des cordes vocales, il peut
interpréter la parole. Très peu d’informations sont transmises. Pourtant
cela permet un apprentissage complet du langage, suffisant pour qu’il
soit dur de déterminer quels éléments leur manquent. Pourtant on n’a
jamais réussi à utiliser cette méthode avec les personnes ayant perdu la
vue ou l’ouïe avant l’âge de 18 mois. Durant les premiers mois
d’exposition, quand l’enfant manifeste peu de connaissance, à part
quelques mots par-ci par-là, il est en train d’acquérir les bases du
langage. Toutes ces informations serviront à l’avenir. Tout ceci est
inconscient. Il réutilisera ces données grâce aux informations qu’on lui
donnera, des informations à peine perceptibles. Une telle personne
pourra fonctionner dans une société « parlante ». Elle pourra comprendre
les gens en posant sa main sur leur visage.
L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE
NOAM CHOMSKY
Dès qu’on commence à décortiquer un sujet, on se rend compte que rien
ne tient debout. Chaque nouvelle étape dans la science ou même
l’apprentissage, l’apprentissage sérieux, a été franchie en
s’interrogeant sur le pourquoi du comment. Le monde laisse souvent
perplexe. Si on accepte d’être perplexe, on apprend. Si on se contente
de recopier ce qu’on nous dicte, de faire ce qu’on nous dit, on devient
alors la réplique de l’esprit d’un d’autre.
NOAM CHOMSKY
La science avança, jusqu’à Newton, qui a démontré, à son grand dam, que
le monde n’est pas une machine. Qu’il existait bien des « forces
occultes », comme disaient ses collègues. Comme l’attirance et la
répulsion, qui fonctionnent sans contact. Les éléments s’attirent à
distance. Cela relevait de l’inintelligible. Newton a lui-même qualifié
ce phénomène « d’absurdité ».
INTERPRÉTER LE MONDE : LE CAPITAL COGNITIF
MICHEL GONDRY
Vous dites que nous ne pouvons comprendre le monde que dans la limite de ce que nous avons en nous.
NOAM CHOMSKY
C’est du Newton et du Hume. Identifions cette dotation cognitive que
nous avons reçue. Cette dotation cognitive est indéniablement fixe sinon
nous serions des anges. Si on appartient au monde organique, nos
capacités sont fixes. Je ne peux pas voler. Nos capacités ont une
certaine portée, des limites. C’est la nature même des capacités
organiques. Quelles sont ces capacités ? Je viens de citer l’un des
aspects les plus frappants. Notre capital cognitif nous incite à
apprécier le monde en termes mécaniques. On sait que c’est une erreur
mais on ne peut faire autrement.
MICHEL GONDRY
Disons que l’on voit un arbre, on comprend que c’est un arbre. Notre
cerveau est-il doté d’une capacité fixe qui nous dit « c’est un arbre » ?
NOAM CHOMSKY
Voilà une autre question qui nous laisse perplexes. Par quoi
identifie-t-on un arbre ? Ce n’est pas simple. Disons qu’on plante un
saule. C’est un bon exemple. Il pousse et, un jour, on lui coupe une
branche. On replante la branche. La branche pousse jusqu’à être
identique à l’arbre d’origine. Puis l’arbre d’origine est coupé. Ce
nouvel arbre, est-ce le même saule ? Pourquoi pas ? Il est génétiquement
identique. Pourtant, ce n’est pas le même arbre. Pourquoi ?
NOAM CHOMSKY
La continuité psychique n’est pas un attribut physique. C’est nous qui
l’imposons aux choses. Il n’y a donc aucun espoir de trouver le moyen
d’identifier les éléments liés aux symboles en regardant leurs
propriétés physiques. Ils sont identifiés individuellement à l’intérieur
de nos constructions mentales. Ce sont des objets mentaux. On doit donc
rejeter la théorie de la référence directe. On doit regarder
différemment le lien entre le langage et le monde.
MICHEL GONDRY
Je vous ai montré un clip dans lequel vous parlez de notre
interprétation du monde. Vous préconisez le rejet des théories actuelles
de la linguistique, de la philosophie. Vous demandez pourquoi cet arbre
est perçu comme étant différent, alors qu’il vient d’une bouture et
pousse à l’identique du donneur ? Je me suis penché sur la génétique. Il
s’agit tout simplement du clonage. La reproduction asexuelle, c’est le
clonage. L’arbre est potentiellement identique. Ma seule réponse est
que… je sais qu’il est différent parce que j’ai vu quelqu’un le
couper, puis je l’ai vu repousser. Je me suis dit que ce n’était pas si
simpliste…
NOAM CHOMSKY
C’est un point pertinent. Notre conception d’un « arbre » est bâtie sur
une notion abstraite de la continuité. L’arbre originel bénéficie d’une
existence continuelle que nous lui imposons. En termes de génétique, la
branche qui a été coupée fait partie du même objet. Mais cette branche,
devenue arbre, n’est pas dotée d’une continuité reconnue par nous.
D’autres êtres auront une autre idée de la continuité, et diront que le
nouvel arbre est l’original.
JEUNESSE ET ENGAGEMENT
NOAM CHOMSKY
Avec mon père surtout. Dès l’âge de 10 ou 11 ans, tous les vendredis
soir, on lisait les classiques de la littérature hébraïque. Des livres
du XIXe siècle, des essais… Ça faisait partie d’un rituel
d’intégration, du renouveau de la culture hébraïque qui comptait tant
pour mes parents. Ils étaient dévoués à la renaissance de la langue, de
la culture, de la communauté palestinienne.
L’antisémitisme était dans la rue. J’évitais certaines rues à cause des
gamins irlandais. Je passais ailleurs. Je n’ai rien dit à mes parents.
Ils n’ont jamais été au courant. Tout a changé avec la guerre… en
apparence. Le 7 décembre 1941, ceux qui avaient fêté l’occupation de
Paris, je me souviens, se mettaient à porter des casques et incitaient à
fermer les volets parce que la Luftwaffe s’apprêtait à nous attaquer.
MICHEL GONDRY
Quand avez-vous entendu parler des camps ?
NOAM CHOMSKY
Les rumeurs circulaient déjà en 1942 et 1943. On en ignorait
l’envergure. Cela a été minimisé, remarquablement minimisé. Un des
aspects dramatiques… Vous êtes au courant des congrès internationaux
organisés pour venir en aide à ceux qui voulaient fuir l’Europe ?
Personne n’a voulu se mouiller. Roosevelt lui-même a refusé d’accueillir
le St. Louis, un bateau transportant un millier de réfugiés européens.
Il a erré dans le secteur et les américains l’ont renvoyé en Europe. La
plupart des gens ont fini dans les chambres à gaz.
MICHEL GONDRY
Qu’est-ce qui vous rend heureux ?
NOAM CHOMSKY
Heureux ? Les enfants, petits-enfants… les amis. Je n’y pense pas. Je
ne suis pas de nature auto-complaisante, Depuis la mort de Carol, je ne
fais rien de distrayant. Plus de cinéma ou de théâtre. Pas de
restaurants… Je fais ce que j’ai à faire. Il y a tout de même beaucoup
de choses gratifiantes. En travaillant avec des victimes, comme en
Turquie. J’y suis allé plusieurs fois. Mes visites sont toujours liées à
la répression des Kurdes. Une fois, j’ai participé à un procès. Il
s’agissait là d’un congrès sur la répression et la liberté de parole.
J’ai rencontré des gens dévoués et courageux, luttant constamment contre
la répression. Ça m’inspire.
LA CROYANCE RELIGIEUSE
NOAM CHOMSKY
La croyance religieuse, au sens large, est une culture universelle. On
n’a pas encore découvert le groupe qui ne manifeste pas la moindre
croyance en quelque chose au-delà de notre existence consciente. Une
chose qui régit, depuis les coulisses, qui donne sens à la vie. Il ne
s’agit pas forcément d’une divinité. C’est peut-être un esprit
intangible, qui donne un sens aux choses, à la vie. A travers l’Histoire
et les civilisations qu’on connaît, l’homme ne s’est pas contenté de
dire : « poussière, je retournerai poussière…», « Ma vie n’a aucun
sens. »
MICHEL GONDRY
Quel est votre avis sur la question ?
NOAM CHOMSKY
On retourne à la poussière et la vie n’a aucun sens. Mais c’est dur. Je comprends aisément pourquoi c’est difficile à accepter.
LA GRAMMAIRE GÉNÉRATIVE
MICHEL GONDRY
Pouvez-vous me parler, en langage simple, de cette première approche de la grammaire générative ?
NOAM CHOMSKY
C’est comme un truisme. Pensons à la définition d’une langue, telle
qu’on l’entend, vous et moi. Nous avons dans la tête une procédure qui
nous permet de construire une gamme infinie d’expressions structurées,
dont chacune est attribuée un son et une interprétation sémantique.
C’est un fait. De plus, ces expressions sont dotées d’une « infinité
numérique ». Comme des nombres naturels.
NOAM CHOMSKY
Il n’y a rien entre 5 et 6, aucun nombre naturel. C’est pareil dans le
langage. Une phrase contient 5 ou 6 mots, mais pas 5 mots et demi. C’est
très différent de la communication des abeilles ou d’autres espèces.
Dans le monde naturel, l’infinité numérique est rare. A l’époque, à la
fin des années 40, on maîtrisait l’aspect mathématique. Les théories de
calcul, les fonctions récursives… Ces concepts étaient déjà connus
dans le cadre des maths de l’époque. Je les avais étudiés en cours de
maths et de logique. Tout semblait coller. Ce système d’infinité
numérique… qui génère un nombre infini d’expressions structurées,
n’est autre que la grammaire générative. Ça doit être au cœur de la
thèse. Mais c’est quoi, au juste ? Là, on se heurte à un problème. Dès
l’entrée en matière, on en déduit que la gestion d’une telle quantité de
données exige forcément un processus très complexe. Or, c’est
impossible, puisque le processus est facilement maîtrisé par des
enfants. La complexité semble donc improbable. Ensuite vient le travail
de terrain, qui doit démontrer que ce qui paraît riche et complexe est
fondamentalement très simple.
NOAM CHOMSKY
Cette mutation est venue spontanément, de nulle part. Une mutation
parfaite, comme un flocon de neige. L’apparition était conforme aux lois
de la nature. Immuable, comme un flocon de neige. Cette capacité aurait
été transmise aux générations futures. Au fil du temps, quelques
générations plus tard, cette capacité se serait propagée dans le groupe.
A ce moment-là, il y a une raison d’externaliser le phénomène. Réussir à
transformer ce qui est dans la tête, en son ou en geste…
MICHEL GONDRY
Cette capacité est-elle avantageuse pour la personne ?
NOAM CHOMSKY
Indéniablement.
NOAM CHOMSKY
Si vous êtes capable de planifier et d’interpréter, vous avez un net
avantage. La prolifération d’un trait avantageux n’est pas si commune.
Souvent ils disparaissent. Ça s’était peut-être déjà produit plusieurs
fois sans succès. Cette fois, ça a pris… sinon, on ne serait pas là. A
un moment, ça prend. La capacité se répand. Il y a bientôt
externalisation, suivi de communication. Cela signifie que,
contrairement à des milliers d’années de spéculation et à ce qui est
généralement admis aujourd’hui, la communication ne pouvait être un
facteur clé de l’évolution, mais un processus secondaire