Court (en instance) de Chaitanya Tamhane
Film soutenu

Court (en instance)

Chaitanya Tamhane

Distribution : Survivance

Date de sortie : 11/05/2016

Inde - 2014 - 1h56 - format 2.39

Le corps d’un ouvrier du traitement des eaux de la ville est retrouvé dans une bouche d’égout à Bombay. Narayan Kamble, chanteur folk et contestataire, est alors arrêté en plein concert, accusé d’avoir incité l’homme au suicide par l’une de ses chansons politiques et incendiaires. Un procès se met en place et s’enlise, de plus en plus labyrinthique et absurde. La cour de justice devient la caisse de résonance des tiraillements et des archaïsmes de l’Inde contemporaine.

Chaitanya Tamhane

Né à Mumbai (Bombay) en 1987, Chaitanya Tamhane est diplômé en littérature anglaise du Collège des Arts de Mithibai. Il a écrit et réalisé un long métrage documentaire, Four step plan (2006), reportant les tendances au plagiat dans le cinéma indien. Sa pièce de théâtre Grey Elephants in Denmark a été un grand succés public et critique. Six Strands (2010), son premier court métrage de fiction a été projeté dans de multiples festivals internationaux comme le festival International du Film de Rotterdam, le Festival International du Film de Clermont-Ferrand, le Festival International du Film d’Edinburgh, Slamdance et beaucoup d’autres. La première de Court (En instance) eut lieu au 71e festival de Venise où il reçut le Lion du Futur, récompense pour le meilleur Premier film et le prix Orizzonti du meilleur film. Depuis, le film a gagné seize prix internationaux dans divers festivals prestigieux. Chaitanya Tamhane a été récemment cité dans la liste du Forbes India comme l’un des 30 jeunes indiens les plus talentueux de sa génération. Court a représenté l’Inde aux Oscars en 2016

NOTE D’INTENTION DU RÉALISATEUR

Vu tout ce qui a déjà été dit et fait à ce sujet, mon désir d’explorer le système judiciaire indien m’étonne moi-même. Mais quand j’ai assisté à une indescriptible séance au tribunal de première instance dans la banlieue de Bombay, face à la froideur et la légèreté avec laquelle les décisions de vie ou de mort étaient prises, mon imagination s’est vraiment mise en marche. Chaque visage cachait un potentiel de récit : le greffier qui transcrit avec désintérêt ce qui se dit, le pauvre vagabond qui rend des petits service pour quelques pièces, les avocats qui bafouillent d’interminables passages techniques de livres de droit désuets, les accusés qui ont probablement attendu des années avant d’entendre leur numéro de dossier appelé à la barre… Au milieu de tout ce théâtre, transparaissent les espoirs et les peurs des personnes ordinaires, qui s’accrochent à chaque mot qu’ils peuvent comprendre, puisque c’est de leur destin qu’il s’agit.

Même si ce film se déroule au sein de groupes culturels propres à Bombay, il a pour but d’explorer le tissu invisible d’un collectif là où les personnages agissent constamment selon les codes des castes et des classes sociales. Mon défi était de rendre à ces personnes leur dignité et leur humanité, malgré leurs défauts.

ENTRETIEN AVEC CHAITANYA TAMHANE

Qu’est-ce qui vous a inspiré pour mettre en scène une histoire de procès à Bombay, et comment vous y êtes-vous pris pour dépeindre le système judiciaire indien ?
La justice est une institution légale mais violente qui inflige des jugements de vie ou de mort. Elle fait partie de ces lieux où les personnes issues de différentes cultures et classes sociales se mêlent et interagissent. J’étais curieux d’explorer les figures d’autorité impliquées dans un procès : le juge, le procureur et les avocats de la défense, qui sont eux-mêmes esclaves des lois, du protocole et de la hiérarchie.
J’ai rapidement réalisé que ces personnes venaient des mêmes familles, du même milieu socioculturel auquel j’appartiens également. La seule différence est qu’ils se retrouvent dans un rapport de force. Le film est ainsi devenu une étude de la société, du collectif.
J’ai commencé par interroger un certain nombre d’avocats, d’activistes et d’académiciens dont les retours sont devenus la base du scénario. Je fus également inspiré par les procès d’activistes culturels du pays, qui étaient davantage persécutés pour leur idéologie que pour leurs actions. En dehors des heures passées dans les cours de justice, je me suis référé à de nombreux articles, livres de droits, recherches, pour écrire les séquences de procès.
Au moment de tourner ces scènes, nous voulions garder une certaine distance et objectivité. À l’inverse des films de fiction de ce genre, qui nous plongent souvent dans une expérience subjective, nous nous sommes basés sur des documentaires de procès récents. Comme nous n’avions pas la permission de tourner dans une vraie cour de justice, nous avons construit un décor recréant l’atmosphère d’un tribunal. Il n’était pas permis de prendre des photos ou des notes dans les tribunaux, les décorateurs ont donc travaillé de mémoire ou avec les notes qu’ils avaient prises secrètement entre deux jugements.
Au lieu de trouver l’inspiration par le biais d’autres films ou par la littérature, j’ai trouvé l’expérience d’assister à des procès en tribunal de première instance bien plus enrichissante. Les histoires qui se
jouaient entre ces murs étaient parfois plus étranges que celles que l’on peut trouver dans le cinéma de fiction. C’est la spécificité de la sociologie de Bombay qui les rendait si particulières. En ce sens, Court serait une sorte de subversion de la composition classique des salles d’audience que l’on perçoit dans les films. Ici, les documents sont déplacés, les témoins sont vagues et tout le monde veut sortir de cette salle au plus vite.

La ville de Bombay a une présence importante dans le film. Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous et qu’apporte-t-elle à l’intrigue ?
Bombay est la ville des ouvriers, des syndicalistes, des communistes et des socialistes, des migrants, des académiciens, des journalistes et des professeurs. Je suis né dans une famille que l’on appelle habituellement “les premiers habitants” de la ville. En ce sens, Court est également un point de vue documenté de Bombay, en particulier de la culture Maharastria. Cela nous a naturellement guidé en terme de costumes, de casting, de travail sonore et de la manière de filmer. Chaque personnage du film appartient à une réalité culturelle différente de la ville. Comme des villes circonscrites au sein d’une métropole et qui réussissent à coexister malgré tout. Le film tente de dépeindre ces gradations dès que l’on voit des personnes en dehors de la salle d’audience. Le Bombay du film est un Bombay de mes souvenirs dans les années 1990. Un Bombay qui n’existe plus aujourd’hui. La vitesse de transformation, soit disant appelé “développement” est tellement rapide ici, que le Bombay de certaines personnes est en voie de disparition. Une partie des vieux chawls (bâtiments traditionnels qui abritent la classe ouvrière) dans lequel nous avions tourné, ont été rasés deux mois après notre passage pour laisser place à de nouveaux gratte-ciel. Je voulais aussi filmer Court en mémoire de ces personnes et de leur lutte pour survivre.

Au-delà de Bombay votre film représente certaines réalités de l’Inde moderne, comme le système de castes, toujours présent…
La caste est une force invisible et silencieuse qui opère durant tout le film. Le système indien des castes est un peu trop compliqué à expliquer en peu de temps, mais disons simplement qu’il y a un jeu permanent avec les surnoms qui se déploient dans le film. Des titres qui représentent les classes sociales auxquelles les protagonistes appartiennent.
La difficulté de communiquer et le manque de compréhension que j’ai ressenti en assistant à des procès, sont devenus une partie intégrante des scènes au tribunal. Bien qu’en théorie, les lois de la Constitution soient supérieures, le langage utilisé durant les procédures est si obscur qu’il est incompréhensible pour la plupart des gens. J’ai également utilisé la nourriture comme métaphore du fossé entre les différentes castes et les divisions sociales. L’endroit où les personnages vivent et le genre de nourriture qu’ils mangent est devenu un outil important pour comprendre leur place dans la société.

Comment en êtes vous venu à explorer la musique folk contestataire en tant qu’élément du film ?
La musique contestataire en Inde est née en réaction à la colonisation britannique et devint plus tard inhérente au parti communiste. Ces cent dernières années, Bombay a été l’arène de manifestations politiques. Depuis les années 1930, les artistes ont chanté des chants protestataires et fait de l’agit-prop.
Le poète du film appartient à la communauté Dalit, un groupe qui est traditionnellement perçu comme “intouchable”. Il est l’héritier de centaines d’années d’oppression et de marginalisation. Son personnage est basé sur le chanteur contestataire des Dalit Panther dans les années 70 qui faisait partie d’un mouvement radical d’anti-caste. Aujourd’hui, tous ces groupes et mouvements résident dans un espace réduit. Toute forme de résistance (légale et culturelle) est neutralisée et constamment mise sous surveillance.

Où avez-vous trouvé vos acteurs et comment travaillez-vous avec eux ?
Il était clair pour moi dès le départ que je ne voulais aucun visage que le public aurait déjà vu sur un écran auparavant. Les acteurs non-professionnels apportent un certain sens du réalisme et de vérité aux personnages, ce qui était essentiel pour ce film. Nous devions rendre la ville de Bombay vivante, quoi de mieux que ses habitants pour l’incarner. À part les deux avocats et le policier, le reste du casting est surtout constitué de ‘non-acteurs’ de Bombay.
Nous avons auditionné près de 1800 personnes de divers style de vie, qui ne s’étaient jamais retrouvés devant une caméra. Du professeur et personnel ferroviaire aux chauffeurs et serveurs, nous avons rencontré tous ceux qui désiraient être dans un film. Après six mois d’auditions intensives, nous avons réduit le nombre à 150 personnes correspondant au scénario, parmi lesquelles nous avons trouvé notre casting final. Les visages intéressants qui ne correspondaient à aucune partie dialoguée se retrouvaient figurants. Pour mettre à l’aise les acteurs non-professionels les uns avec les autres, ainsi qu’avec les répliques, nous avons intensément répété. On filmait une scène par jour avec 30 prises par scène. Un jour nous avons été jusque 60 prises. Le chanteur contestataire, Vira Sathidar, un activiste défendant les droits démocratiques, n’a jamais été confronté à la caméra auparavant. Pradeep Joshi, professeur de musique dans une école pour élèves handicapés joue le juge. Usha Bane, veuve d’un employé des égouts, a fait face à de nombreux procès suite à la mort de son mari. Elle joue la femme du travailleur décédé.