Film soutenu

Dans la brume

Sergeï Loznitsa

Distribution : ARP sélection

Date de sortie : 30/01/2013

Une forêt. Deux résistants. Un homme à abattre, accusé à tort de collaboration.
Comment faire un choix moral dans des circonstances où la morale n’existe plus?
Durant la Seconde Guerre mondiale, personne n’est innocent.

PRIX FIPRESCI DE LA CRITIQUE INTERNATIONALE – FESTIVAL DE CANNES 2012

Souchénia (le saint) Vladimir Svirski • Bourov (l’indécis) Vlad Abashin • Voïtik (le criminel) Sergeï Kolesov • Le Commandant en chef Vlad Ivanov • Anelia Julia Peresild • Gricha Nikita Peremotovs • Koroban Kirill Petrov • Mitchouk Dmitrijs Kolosovs • Yarochevitch

Réalisateur Sergeï Loznitsa • Scénario et dialogues Sergeï Loznitsa • D’après le roman de Vassil Bykov (Éditions Albin Michel) • Image Oleg Mutu (RSC) • Montage Danielius Kokanauskis • Son Vladimir Golovnitski • Décors Kirill Shuvalov • Costumes Dorota Roqueplo • Assistant réalisateur Martin Sebik • Produit par Heino Deckert • Une coproduction MA.JA.DE. Fiction, Rijafilms, GP Cinema Company, Lemming Film, Belarusfilm, ZDF/ Arte

Sergeï Loznitsa

Le documentariste Sergeï Loznitsa est né en 1964 à Baranovitchi, en Biélorussie (ex-URSS). Il a grandi à Kiev, en Ukraine, où il a suivi des études à l’institut Polytechnique et obtenu un diplôme d’ingénieur et de mathématicien. Il a travaillé pendant plusieurs années à l’Institut de Cybernétique en tant que scientifique impliqué dans le développement et l’expertise d’un système d’intelligence artificielle. En 1991, Sergeï Loznitsa entre à l’Institut National de la Cinématographie de Moscou dont il sort diplômé en 1997. Puis il commence à produire ses propres films au célèbre Studio de Documentaires de Saint-Pétersbourg. En 2001, il s’installe en Allemagne.
Sergeï Loznitsa a réalisé trois longs métrages documentaires et huit courts, largement primés à Oberhausen, Leipzig, Tel Aviv, Jérusalem, Madrid, Saint-Pétersbourg, Karlovy Vary, Vila do Conde et Cracovie. My Joy, son premier long-métrage de fiction, était en compétition au festival de Cannes en 2010.


« Les yeux et les oreilles sont de pauvres témoins pour celui dont l’âme est barbare. » 
Héraclite


Note d’intention

Nous sommes en pleine Seconde Guerre mondiale, dans une forêt de Biélorussie. Deux résistants vont tuer un paisible habitant. C’est leur mission. Dans leur détachement, il a été décidé que cet homme était un traître, or les traîtres, il faut les tuer. C’est le début de l’histoire.

Cet homme que les résistants ont condamné à mort est un homme bien et c’est un concours de circonstances qui l’a placé dans cette situation, mais il ne peut absolument pas prouver sa bonne foi. L’histoire se termine tragiquement pour les trois.

Il y a des situations qui ne peuvent pas trouver de dénouement à cause d’une totale incompréhension et d’une suite d’événements qui annihilent toute justification et empêchent tout dialogue. Il n’y a d’issue que sacrificielle. C’est à ce type d’histoire que nous avons affaire.

Le chemin que parcourt le héros avant de comprendre qu’il est irrémédiablement condamné et, par voie de conséquence, de comprendre l’état des choses, est le coeur même de ce film.

Sergeï Loznitsa


Le phénomène Loznitsa

[…] Dans la brume est un antifilm de guerre, tant il nous refuse le plaisir louche du spectateur boucher, chose rarissime y compris dans les films antibellicistes. La compensation est à la hauteur de notre frustration. Dans la brume est une splendeur, terrassant de beauté et d’intelligence. Petit retour en arrière sur le phénomène Loznitsa, avant d’en dire la raison. Né en 1964 en Biélorussie mais élévé en Ukraine et vivant aujourd’hui en Allemagne, ce réalisateur très singulier a un itinéraire qui rappelle celui de son ex-compatriote soviétique, le Kazakh Darezhan Omirbayev. Comme lui, il étudie les mathématiques appliquées et devient ingénieur avant de se tourner, plutôt tardivement, vers le cinéma. Il commence une carrière de documentariste en 1996, dont il résulte une dizaine de purs joyaux caractérisés par le sens aïgu de la composition plastique, l’art de faire entrer en symbiose la présence humaine avec le paysage qui l’entoure.
Le sentiment éprouvé devant ces films rappelle tout ce qui a toujours bouleversé les cinéphiles dans la grande école du cinéma soviétique, aujourd’hui bien mal en point : son humanisme vibrant mis au service d’un lyrisme saturé de mélancolie. Ces qualités se retrouvent dans une oeuvre de fiction encore plus tardivement éclose, My Joy (2010), terrifiante et grotesque errance dans la Russie contemporaine, qui sera sélectionnée d’emblée en compétition officielle au Festival de Cannes. 
L’ombre de la seconde guerre mondiale, qui fut en Russie un désastre comme on ne l’imagine guère vu d’Occident, se profilait à l’arrière-plan de ce film, comme dans Blockade (2005), un montage d’archives sur le siège de Leningrad réalisé par Loznitsa. La guerre occupe le devant de la scène dans ce nouveau film, situé sur la terre natale de Loznitsa. La Biélorussie, quoi qu’on en pense, est une terre moins douloureuse pour les Français, qui y connurent la Berezina en 1812, que pour les autochtones. Car elle fut l’épicentre du choc militaire et de la politique de la terre brûlée qui confronta la Wehrmacht à l’Armée rouge. Durant cette période, 25 % de la population périt, 90% des juifs y furent anéantis, la plupart des villes et du patrimoine culturel détruits. 
De ce désastre, Vassil Bykov (1924-2003), artilleur à 17 ans dans l’Armée rouge, n’a cessé de témoigner, loin de la mythologie soviétique, dans une oeuvre qui compte parmi les plus éminentes de la littérature biéolorusse. Dans la brume s’inspire d’un de ses plus grands romans (Dans Le brouillard, 1989, Éditions Albin Michel). Il est à prendre au propre comme au figuré. Son objet n’est pas de restituer les faits d’armes, encore moins d’exalter l’héroïsme, mais de mettre en scène l’abjection morale de cette guerre dans un paysage que le brouillard finira par envahir. L’action se déroule en 1942, dans une Biélorussie livrée aux nazis et à leurs supplétifs zélés de la milice. Le récit met aux prises deux résistants, Bourov et Voïtik, partant liquider, au plus profond de la forêt, Souchenla, un cheminot soupçonné d’avoir donné ses camarades à la suite d’un sabotage. Un jeu de retours en arrière successifs jette pourtant le doute sur la légitimité de cet acte. Le plus strict matérialisme cinématographique (des hommes qui marchent vers la mort dans la forêt) y fait ainsi naître la grandeur de l’abstraction morale. Et, tandis que la brume brouille peu à peu la frontière qui sépare les justes des salauds, le spectateur comprend que ce film en appelle à ce que cette guerre ancienne a durablement corrompu en lui : son humanité. [extrait]

JACQUES MANDELBAUM, Le Monde, 27 et 28 mai 2012.


Notes du réalisateur

La structure
Il y a trois flash-backs dans le film. Ce sont trois séquences tirées de la vie des personnages, Souchénia, le héros principal et Voïtik et Bourov, les deux résistants sortis de la forêt pour le tuer. Chacun de ces flash-backs dévoile les caractères des personnages et nous raconte ce qui les a conduits à cette situation. La structure du film est la suivante : 

– intrigue, développement, flash-back
– développement, flash-back
– développement, flash-back
– développement, dénouement.
C’est donc une structure linéaire, avec des digressions dans le temps, qui nous permet de voir les événements à distance et dans une perspective temporelle, mais également de percevoir les liens de cause à effet des événements et de parler d’un concours attendu de circonstances fortuites.

Les personnages
Les caractères des personnages, si on les décrit grossièrement, sont : 
Le saint : Souchénia
L’ indécis : Bourov
Le criminel : Voïtik

Souchénia, 37 ans, semble, à tort, être quelqu’un de doux et de malléable, alors qu’en fait c’est quelqu’un de sensible, de très droit, de conséquent dans ses idées et dans ses actes.

Bourov, 35 ans, a rejoint un détachement de résistants parce qu’il n’a pas su faire taire l’envie de se venger de son voisin envers qui il nourrit un profond sentiment de vexation. Il est dur, péremptoire, emporté, mais essaie également de comprendre ses actes et de leur trouver des justifications.

Voïtik, 25 ans, a été formé par les années de soviétisme, c’est quelqu’un de vil, de lâche, d’indifférent, de minable. Il est prêt à tuer sans réfléchir. Seuls son bien-être et sa propre sécurité lui importent. Le reste du monde n’est qu’une entrave à cette aspiration ou bien un moyen d’y parvenir.

Si Souchénia et Bourov essaient encore de comprendre quelque chose et doutent de leurs propres actes vis-à-vis d’autrui, pour Voïtik le monde qui l’entoure est limité par les avantages qu’il peut en tirer pour sa propre existence. Si Bourov etVoïtik sont sortis de la forêt prêts à tuer (dans le cas présent, peu importe que Bourov doute ou non de la justice de cette vengeance), Souchénia, lui, n’est prêt ni à tuer, ni à mettre en danger ses proches. Il n’est prêt qu’à appeler son prochain à comprendre ou bien à se sacrifier quand les mots de la raison restent vains.L’ironie de la situation de Souchénia réside justement dans le fait qu’il ne comprend pas quelle est la réalité de celle-ci. Il a été libéré par la Gestapo avec cette rumeur de trahison dans le seul but de servir d’appât à la milice, qui espère ainsi attirer les résistants sortis de la forêt.
Les caractères des trois personnages de ce film sont enchevêtrés dans ce qui les rapproche comme dans ce qui les distingue.On peut dire, rétrospectivement, que les personnes proches de la nature de Voïtik ont survécu sous les soviets et ont proliféré, et que ceux proches de la nature de Souchénia ont pratiquement disparu. C’est là le résultat de la sélection sociale.

Le sens
Le sens littéral de ce film suppose qu’on décrive les événements survenus dans la vie du héros durant l’automne et l’hiver 1942. Le sens allégorique suppose qu’on exprime l’idée du néant d’une société défaite par la guerre, comme elle le serait par la maladie, et l’idée du néant de l’homme faisant face à une société qui le condamne involontairement à se sacrifier.

Le sens moral présuppose l’idée du sacrifice comme l’une des possibilités d’endiguer l’infection mortelle pour les humains que représente l’anéantissement mutuel. Le sens anagogique (le sens plus profond, le plus caché – notion théologique et qui s’est étendue à l’interprétation littéraire) réside, lui, dans le fait que le héros finit par atteindre le sort qui lui était réservé et à s’y résigner, en parvenant à la sagesse.

Le film
Le film a été réalisé de manière très dépouillée et tout en retenue. L’émotion, même si elle transparaît çà et là dans certaines séquences, dans sa démonstration comme dans le jeu des acteurs, est elle aussi en retenue.  Le film est comme un nerf tendu. Je ne me suis permis de couper ce tissu très ténu que représente ce film qu’à la toute fin : c’est la seule possibilité.

Le film a été tourné en extérieurs : dans un village, dans la forêt, dans une ferme et une petite gare de campagne. L’action du film se déroule à trois périodes de l’année : à la fin de l’été, à la fin de l’automne et de l’hiver. J’ai choisi un lieu pour le tournage parsemé de collines, de lacs, de ruisseaux, un lieu où la nature sauvage s’ébroue fougueusement, où la forêt présente divers visages, où se mêlent conifères et feuillus, mais que l’homme n’a jamais domptée. Ce paysage en plein désarroi est très proche du pinceau de Jacob van Ruisdael.

En contrepoint de ce paysage chargé d’émotion, le tournage s’est fait avec des mouvements de caméra très en retenue, une composition du cadre très dépouillée, et chaque séquence n’a compté que le nombre nécessaire d’images pour, avec des moyens minimalistes, donner corps à l’idée, au sens de la séquence. Pour moi, le plus important est l’aspect visuel de la scène; les dialogues ne sont là que lorsqu’ils sont indispensables à une séquence ou une autre. Le son est dépouillé : ce sont les bruits de la forêt à la fin de l’automne et au début de l’hiver.

Si la question se pose de savoir pourquoi ce film nous renvoie à des événements historiques, à la Seconde Guerre mondiale, c’est parce que, pour d’évidentes raisons historiques durant les années soviétiques, il était impossible ou quasi impossible pour un artiste de comprendre et d’interpréter ce qui s’était passé pendant ces tragiques années. Il n’y eut même pas, après la perestroïka, d’oeuvres qui aient été tournées sans un regard préconçu sur les événements de cette époque-là. Or, tant que la pensée ne se sera pas mise en marche, l es circonstances de ces horribles années exigeront qu’on s’y attarde longuement pour les analyser. D’où mon devoir, qui est de renvoyer mon regard en arrière dans le temps et donc, de le tourner vers l’avenir.

Sergeï Loznitsa