Film soutenu

De Humani Corporis Fabrica

Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor

Distribution : Les Films du Losange

Date de sortie : 11/01/2023

France, États-Unis, Suisse • 1h58 • 1.85 • 5.1

Il y a cinq siècles l’anatomiste André Vésale ouvrait pour la première fois le corps au regard de la science. DE HUMANI CORPORIS FABRICA ouvre aujourd’hui le corps au cinéma. On y découvre que la chair humaine est un paysage inouï qui n’existe que grâce aux regards et aux attentions des autres. Les hôpitaux, lieux de soin et de souffrance, sont des laboratoires qui relient tous les corps du monde…

Quinzaine des Réalisateurs – Cannes 2022

Image, Son et Montage VERENA PARAVEL, LUCIEN CASTAING-TAYLOR • 1ère Assistante Réalisatrice, Caméra et Montage JULIETTE PICOLLOT • Conception Visuelle et étalonnage PATRICK LINDENMAIER • Conception Sonore NICOLAS BECKER • Montage Son MATTHIEU FICHET – RAPHAËL SOHIER • Mixage BRUNO EHLINGER • Production NORTE PRODUCTIONS – CG CINEMA – RITA PRODUCTIONS – S.E.L • Producteurs VALENTINA NOVATI, CHARLES GILLIBERT, PAULINE GYGAX,MAX KARLI, VERENA PARAVEL, LUCIEN CASTAING-TAYLOR

Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor

VERENA PARAVEL et LUCIEN CASTAING-TAYLOR collaborent comme cinéastes au sein du Sensory Ethnography Laboratory qui se trouve à Harvard. Leurs différents films et installations ont été projetés dans les festivals les plus prestigieux tel que l’AFI, BAFICI, Berlin, CPH:DOX, Locarno, New York, Toronto ou Venise. Depuis peu, leur travail fait parti des collections permanentes de musées comme le MoMA, le British Museum, et a été exposé à la Tate Modern de Londres, au Withney Museum, au Centre Pompidou ou encore au Kunsthalle à Berlin.
En 2013, leur film Léviathan a remporté le Prix FIPRESCI au Festival Internartional du Film de Locarno ainsi que de nombreux prix à travers le monde. Somniloques, fut montré sur ARTE ainsi qu’à la Berlinale en 2017. Caniba a remporté le Prix Spécial du Jury à la 74ème Mostra de Venise parmi d’autres nombreux prix. De Humani Corporis Fabrica est leur quatrième film issu du fruit de leur collaboration.

FILMOGRAPHIE

VERENA PARAVEL
De Humani Corporis Fabrica (2022), avec Lucien Castaing-Taylor
Caniba (2017), avec Lucien Castaing-Taylor
Commensal (2017), avec Lucien Castaing-Taylor
Somniloques (2016), avec Lucien Castaing-Taylor
Ah Humanity! (2015), avec Lucien Castaing-Taylor
Nature Morte (2013), avec Lucien Castaing-Taylor
Léviathan (2012), avec Lucien Castaing-Taylor
Foreign Parts (2009), avec J.P. Sniadeki

LUCIEN CASTAING-TAYLOR
De Humani Corporis Fabrica (2022), avec Verena Paravel
Caniba (2017), avec Verena Paravel
Commensal (2017), avec Verena Paravel
Somniloques (2016), avec Verena Paravel
Ah Humanity! (2015), avec Verena Paravel
Nature Morte (2013), avec Verena Paravel
Léviathan (2012), avec Verena Paravel
Sweetgrass (2010), avec Ilisa Barbash

ENTRETIEN AVEC LES RÉALISATEURS

LE CORPS COMME VOUS NE L’AVEZ JAMAIS VU

Entretien avec Lucien Castaing Taylor et Verena Paravel

Quel était, à l’origine, le projet d’où est finalement né De Humani Corporis Fabrica ?

VP : Il est parti de l’idée que la médecine moderne s’est appropriée les outils du cinéma pour sa propre pratique, en écho nous avons voulu utiliser les moyens développés par la médecine pour faire un film, pour donner une représentation du corps qui nous soit moins familière mais qui élargisse les manières dont nous existons dans le monde. Il s’agit de trouver un moyen de repenser notre intériorité, de façon plus incarnée, plus corporelle. C’est aussi une façon de se réapproprier à la fois une vulnérabilité et une force vitale : à l’hôpital, on éprouve plus qu’ailleurs tout autant la fragilité du vivant et la présence de la mort que les extraordinaires ressources qui sont du côté de la vie, la pulsation vitale dans la matière même qui nous compose. De ce point de vue, l’hôpital est un espace dramatique, ou plutôt tragique, la scène permanente de cette tension extrême. Et bien sûr l’hôpital lui-même est un corps, un corps qui contient des corps et les travaille. Il est lui-même un organe de la société, et à ce titre il en reflète et souvent concentre de nombreuses caractéristiques, tandis qu’à l’intérieur de l’hôpital coexistent des organes, des fonctions, des systèmes. Le film est aussi l’étude anatomique de ce corps-là.

LCT : Il y avait cette idée de retourner les yeux vers l’intérieur, de regarder en nous, « nous » comme êtres physiques. De Humani Corporis Fabrica résulte d’un long processus. Je me souviens que nous avions en tête cette phrase « Si tu ne peux pas entrer à Harvard en étant vivant, tu peux y entrer en étant mort ». Elle renvoie à tous les usages qui sont faits dans le monde académique des cadavres, y compris découpés, parfois vendus. On a ensuite évolué vers une réflexion sur le transhumanisme et la transplantation, puis nous avons envisagé de filmer uniquement à l’intérieur du corps, en s’appuyant déjà sur l’ouvrage en sept volumes de Vésale qui porte le titre que nous avons repris. Il s’agissait de reprendre la structure de son livre, mais en utilisant les outils de visualisation élaborés depuis 20 ans : sept séquences tournées dans sept pays et montrant sept opérations chirurgicales concernant différentes parties de l’anatomie, le squelette, les muscles, les viscères, le cerveau, le système nerveux, le système sanguin, le système respiratoire. Mais c’était très compliqué à mettre en œuvre, et surtout trop figé comme approche, trop enfermé dans une structure, un dispositif. Sans avoir totalement établi notre projet, et fidèles à nos pratiques d’anthropologues, nous avons commencé à faire du terrain dans des hôpitaux à Boston, mais il s’est avéré extrêmement difficile de pouvoir filmer. Les médecins étaient d’accord, mais les responsables de la communication de chaque établissement voulaient tout contrôler, c’était impossible pour nous. Heureusement nous avons rencontré François Crémieux, qui à l’époque était le directeur de cinq hôpitaux du Nord de Paris, et qui a eu ce geste incroyablement généreux et courageux de nous laisser carte blanche.

Le mot « fabrica » est le plus complexe à comprendre dans le titre.

Il nous plait par la multiplicité des sens auxquels il renvoie. Le mot évoque à la fois une usine, l’endroit où sont produites les conditions et les formes d’action de la médecine hospitalière et de la chirurgie, et la texture, la matérialité des corps – plutôt du côté du mot anglais fabric, « tissu », « trame ».

Même s’il est très singulier, le film s’inscrit aussi dans la continuité de votre travail au Sensory Ethnography Lab que vous animez. Quels sont les liens entre cette nouvelle réalisation et ce que vous aviez fait avant ?

LCT : Certains ont cru définir notre travail comme cherchant à éliminer ou marginaliser les humains, ce qui est absurde si on pense à somniloquies ou à Caniba, et il est clair que ce nouveau film est encore plus centré sur les humains. Mais en effet toujours en rendant sensible les interactions avec le non-humain, avec un cosmos qui n’est pas entièrement composé d’humains, ni défini par et pour eux. L’exploration de ces immenses paysages à l’intérieur de nos corps donne aussi accès à une autre conscience de la place que chacun(e) occupe, du monde qu’il ou elle est.

VP : Comme dans nos autres films, on se tient à un seuil entre la beauté et l’horreur. Comme les autres films, il existe une dimension politique, qui ne se révèle pas d’emblée ou n’est pas formulée comme telle, mais où nous cherchons à comprendre comment les êtres tiennent ensemble. Il y a aussi la recherche d’un langage visuel, et sonore, qui donne accès à des aspects du réel qui étaient demeurés non perçus. A chaque fois, il nous semble important de réinterroger les tabous, d’expérimenter pourquoi et en quoi il y a des interdits, des refoulements. En l’occurrence, le tabou auquel se confronte le film serait celui de notre finitude, au double sens du rapport à la mort à venir inéluctablement et de la clôture de chaque corps : clôture qui désigne à la fois le corps physique, l’enveloppe que nous vivons étanche de notre peau, et l’individu comme valeur, peut-être surévaluée, ou qui dissimule combien nous sommes aussi des êtres collectifs. Il y a donc nécessairement un aspect transgressif dans nos films, aspect qui nous paraît nécessaire, mais nous pensons qu’il existe des manières éthiques de transgresser – et d’autres qui ne le sont pas.

LCT : La finitude du corps individuel est interrogée à la fois par la répétition des actes opérés par les médecins spécialistes, et par l’étendue illimitée de ce sur quoi ouvre l’intérieur de nos corps. Lorsqu’on dépasse la frontière de la peau, on entrevoit notre infinitude. Les paysages intérieurs que nous avons filmés, ou plutôt les éléments visuels produits par l’imagerie médicale que nous avons transformés en paysages intérieurs en les intégrant au film, sont une des dimensions de cette infinitude.

Vous avez travaillé plusieurs années à ce film. Dans quelle mesure ce qu’il s’est passé pendant cette longue période l’a t’il modifié ?

VP : Il se trouve que pendant les années de fabrication il m’est arrivé des problèmes de santé importants, qui ont fait qu’à l’hôpital je n’étais plus seulement une anthropologue et une cinéaste, mais aussi une patiente.  Avec, entre autres, la peur, la souffrance, les attentes longues, l’incertitude, etc. Cela a transformé   ce que je jugeais important de montrer. Nous avions lu énormément de livres et d’articles, sur le corps, sur la médecine, sur la souffrance, sur les systèmes hospitaliers, c’est un très utile travail de documentation et de préparation, mais l’expérience vécue comme patiente bouleverse tout.

LCT : La plus grande partie du travail a eu lieu pendant la pandémie, elle apparaît dans le film mais elle n’est pas centrale. Nous voulions plutôt essayer de donner accès à ce qui était déjà là avant et sera encore là après, même si dans certains cas le COVID rend les choses plus visibles. La pandémie a en tout cas rendu beaucoup plus consciente la fragilité de notre état sanitaire, à toutes les échelles, individuelles, familiales, amicales, et jusqu’au niveau de la planète. Le film voudrait inciter aussi à penser autrement à notre corps individuel et collectif, et aussi aux relations aux autres espèces – pas seulement les virus, qui sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de chacun(e), mais l’ensemble des êtres. C’est une des dimensions politiques du film.

Quels sont les moyens cinématographiques pour donner à percevoir cela, qui n’est jamais énoncé en tant que tel ?

VP : Il fallait cette possibilité de s’installer à l’intérieur du corps, et d’arriver à y dépasser le premier réflexe « ah ! c’est dégoutant ! » pour que le paysage commence à apparaître, et qu’on se sente dans un monde complètement inconnu. Ce qui se produit tandis qu’on entend, dans certains cas, des dialogues d’une banalité, voire d’une trivialité qui donne la mesure du déplacement qui advient, en permanence, à l’hôpital – en particulier en salle d’opération, où c’est le plus spectaculaire, mais pas seulement. Une des ressources pour rendre ça sensible est la durée : il faut un certain temps pour commencer d’accéder à ces dimensions. Et, à nouveau, la beauté, disons la force plastique des images comme puissance d’accueil de regards qui n’y sont pas préparés, pas habitués.

LCT : Un des éléments de réponse se trouve dans la relation entre les images que nous avons tournées et les images issues de l’imagerie médicale et que nous avons téléchargées pendant les interventions. Ce sont des images robotiques instrumentalisées par les chirurgiens, mais en les dissociant de leur instrumentalité purement médicale, on peut donner à percevoir d’autres aspects, d’autres dimensions. A quoi s’ajoute le son synchrone, ce qui se dit en même temps que ces interventions médicales ont lieu. La présence simultanée des images produites par les robots de vision et des paroles énoncées par les soignants dessine un des territoire ouverts où rien n’est plus assigné à une place unique. On a parlé de nos transgressions, mais elles ne sont qu’un écho aux multiples transgressions que supposent les activités médicales, et dont la plus évidente consiste à ouvrir le corps de quelqu’un, y mettre les mains, etc.

VP : Lorsque les soignants ont ces conversations hors sujet, ils sont évidemment conscients de notre présence, donc ils acceptent, ou même ils souhaitent que cela soit montré. Et ce n’est pas pour l’anecdote, ni même comme la face sombre de l’acte de soigner : c’est aussi grâce à cela que nous sommes soignés. Sans cette possibilité de mettre à distance, d’installer de la banalité dans les actes qu’ils font, ce serait impossible, en tout cas sur la durée. Nous, comme spectateurs, il nous faut accueillir cette relation qui peut paraître violente et qui est la condition même de l’exercice du soin. Il se joue dans ce contexte un processus très cinématographique : dans un bloc opératoire, on met des « champs » sur les corps, ces morceaux de tissus où est découpée l’ouverture donnant accès à ce qui va faire l’objet de l’intervention. C’est exactement un cadrage de cinéma, mais qui tend à faire disparaître le patient, il devient le hors-champ,  pour que n’existe plus qu’une zone à traiter. Cette zone est, elle, en continuité avec un autre espace, extérieur au corps, celui des soignants, et cet espace doit rester le moins dramatique possible pour que les compétences techniques mobilisées s’exercent au mieux.

Comment avec vous obtenu les autorisations pour tourner dans ces conditions, quel est le deal avec l’administration hospitalière ?

LCT :  Il n’y a pas eu de deal, nous avons d’abord eu un accord de principe, sans contrepartie, de la direction des Hôpitaux du Nord de Paris, et ensuite nous avons rencontré une bienveillance, une hospitalité de la part des médecins et aussi de tous les gens qui travaillent dans les différents services, qui a dépassé tout ce qu’on aurait pu imaginer. Il y a eu la même chose de la part des patients, qui pourtant étaient souvent dans des situations de grande fragilité, très angoissantes. Surpris que notre présence soit non seulement acceptée, mais souvent souhaitée, nous avons réalisé que nous étions fréquemment perçus comme des sortes de témoins protecteurs, que notre présence, celle d’un tiers absolument pas lié à la pathologie, les rassurait. Y compris au cours des anesthésies, lorsqu’ils sont dénudés, sans défense.

VP : Il existe une forme de moralisme qui donne à penser que ce lieu-là, l’hôpital, est inaccessible, hermétique. Nous avons été les premiers étonnés d’avoir le sentiment qu’au contraire on était bienvenus, et même qu’on avait une utilité, disons un usage.

LCT : Pour les soignants, nous sommes une présence exotique, comme nous l’étions pour les pêcheurs lors du tournage de Leviathan. Leur travail est tellement intense, tellement prenant et épuisant que notre présence change la routine, apporte des petits moments de répit, parfois d’humour. Et nous avons vite perçu qu’ils s’intéressaient à notre regard, à ce qu’on verrait d’eux et de ce qu’il font, observés et mis en forme par nous. Dans certains cas, surtout en gériatrie, les soignants étaient demandeurs de nos images, pour voir autrement ce qui se passe dans le service où ils travaillent. 

VP : Lorsque le film a été pratiquement terminé, nous l’avons montré à des médecins, il était essentiel pour nous d’avoir à notre tour leur regard. On a été surpris de l’intense émotion qu’ils ont éprouvée et manifestée. Cela comptait beaucoup pour eux que soit montré ce qu’ils font, ce qu’ils font tous les jours : affronter la souffrance et la mort. On a applaudi les soignants pendant le premier confinement, mais qui savait ce qu’ils font vraiment ? Le film travaille contre cette occultation, qui est double : montrer ce qu’ils font vraiment, c’est à la fois combattre le voile d’obscurité sur la réalité de ces métiers et combattre l’imagerie complètement fausse qu’en véhiculent les représentations dans les fictions, essentiellement les séries. La situation dans les hôpitaux, tout particulièrement dans les hôpitaux publics, rend très important qu’on ne détourne pas le regard des conditions dans lesquelles a lieu la réalité quotidienne du travail.

Il n’y a pas eu de difficultés pour obtenir le consentement à être filmé de toutes celles et tous ceux qu’on voit dans le film ?

VP : Il était essentiel pour nous non seulement bien sûr d’avoir la couverture légale, mais l’assurance d’un véritable accord. Nous avons passé beaucoup de temps avec les personnes en gériatrie, qui sont clairement dans un état de fragilité mentale, à leur expliquer, à leur montrer ce qu’on avait filmé, on leur a donné la caméra pour qu’ils expérimentent de leur côté, etc. Comme nous savons bien qu’un accord obtenu à un moment peut être oublié, ou remis en cause une heure plus tard par des personnes dont le fonctionnement mental est instable, nous nous sommes tournés vers le Comité d’éthique de l’hôpital, en demandant ce qu’il semblait légitime de faire du consentement donné par des personnes dans ce genre d’état. La réponse du Comité d’éthique, très forte, a été fondée sur l’idée qu’à partir du moment où une personne, même si son état mental est altéré, donne son consentement, ne pas l’accepter signifie ne pas considérer celui ou celle qui l’a donné comme une personne.

Quels sont les outils utilisés pour faire les images que nous voyons, qu’il s’agisse d’imagerie médicale ou de ce que vous avez tourné vous-mêmes ?

LCT : Nous voulions filmer l’extérieur du corps, si possible en continuité avec l’intérieur durant les opérations, intérieur qui est lui filmé par les appareils d’imagerie médicale. On a commencé à tourner avec une caméra ordinaire, accessible à tout un chacun, mais on s’est aperçu qu’en salle d’opération, cela nous limitait, nous rabattait vers du déjà-vu, du fait même de l’appareil et de ses contraintes. Nous avons essayé plusieurs modèles de caméras endoscopiques, mais elles manquaient d’autonomie, elles devaient rester attachées à une colonne ou à une prise, alors que nous voulions être libres de nos mouvements, autant que possible dans ce contexte. Nous avons donc demandé à un ami à Zurich, Patrick Lindenmaier, et à sa société, Andromeda, de nous fabriquer une très petite caméra avec une esthétique très proche de celle des optiques médicales, mais qui était complètement autonome. Il s’agit d’une version modifiée d’une « lipstick camera », matériel de prise de vue très petit et maniable, de la taille d’un bâton de rouge à lèvres. Pratiquement tout ce qui est filmé par nous l’a été avec cet appareil, qui donne aux images une plasticité qui les lie aux images filmées à l’intérieur par les outils des médecins et des chirurgiens, et qui constitue près de la moitié du film. Le but est d’inviter à percevoir les liants et les affinités entre intérieur et extérieur, entre corps du patient et corps médical.

VP : Il y a une troisième source d’images, les caméras scialytiques installées au-dessus de la table d’opération et qui enregistrent tout ce qui se passe, à des fins d’archives, d’enseignement, éventuellement aussi judiciaires. Nous avons aussi récupéré ces images, qui donnent un autre point de vue sur ce que font les praticiens. On a aussi eu recours à des images filmées à l’intérieur des microscopes. Mais l’essentiel c’est la continuité intérieur-extérieur, et aussi, grâce à la toute petite caméra, la possibilité de s’approcher, aussi bien du corps des médecins que de celui des patients, en rompant avec les manières habituelles de filmer des opérations. C’est également une façon de sortir les médecins de la traditionnelle posture dominante et omnipotente dans laquelle ils sont habituellement présentés, pour montrer aussi leur fragilité. Il y a également une proximité entre les gestes manuels des chirurgiens et ceux que nous faisons en tenant cette petite caméra à la main, souvent à bout de bras. Avec cet outil, c’est la main qui filme, autant que l’œil.

A en croire le générique de fin, vous avez tourné dans huit hôpitaux différents, et dans une trentaine de services ? Pourquoi aviez-vous besoin de tant de lieux ? Est-ce pour créer une sorte d’hôpital générique à partir d’éléments prélevés dans différents lieux ?

VP : Nous n’avions pas au départ une liste de services où nous voulions filmer. Notre navigation dans le monde hospitalier s’est faite au fil des rencontres. D’une manière générale, les médecins sont passionnés par ce qu’ils font, et très souvent c’est eux qui nous poussaient à aller voir des confrères d’autres spécialités, découvrir d’autres aspects de l’ensemble des pratiques qui ont cours à l’hôpital. On est en pédiatrie et on nous dit mais il faut absolument voir la morgue. On est à la morgue et quelqu’un nous dit « mais vous n’avez pas été en anapath (anatomopathologie), c’est indispensable ! » Et à chaque fois on découvrait une autre facette, un autre angle d’approche. En suivant les incitations, on aurait pu continuer presque sans fin. A un moment, nous avons décidé d’arrêter, nous avions déjà tellement d’images… Mais on s’est rendu compte qu’on n’avait que de la « chirurgie molle », qu’il n’y avait rien sur ce qui nous fait tenir debout : nos os, notre squelette. Un médecin, Louis-Charles Castel, nous a convaincu d’aller tourner dans un service d’orthopédie pédiatrique. Par ailleurs nous n’avons pas filmé dans tous les endroits remerciés à la fin du film, nous sommes allés discuter, rencontrer des personnes avec des compétences particulières dans de nombreux endroits. Pratiquement tout est tourné dans les hôpitaux de Beaujon et de Bichat.

En tout, combien de temps avez-vous travaillé au film ?

LCT : Six ou sept ans. Mais il faut comprendre que nous commençons toujours par une longue enquête de terrain. Nous sommes d’abord des anthropologues, avant le tournage proprement dit il y a plusieurs années de recherche, de terrain, parfois avec l’utilisation de la caméra, mais comme outil de prise de notes, pas en vue de séquences destinées au film.

VP : Cette période de préparation a aussi permis de mettre au point les outils, de changer de caméra, d’améliorer celle qu’on avait trouvée. C’est une phase importante même si ce n’est pas le tournage, la production au sens classique.

A quel besoin répond la présence des plans où on voit les vigiles, où on circule dans les couloirs souterrains. Ce sont des scènes qui n’ont pas un lien direct avec des situations de soin.

VP : On ne comprend rien à la vie d’un hôpital si on ne prend pas en compte les circulations. Tout le monde se déplace, les médecins marchent beaucoup, les patients sont trimballés d’un service à l’autre, beaucoup de monde a des trajets importants à accomplir. Dans ces couloirs passent les cadavres et les soignants, les malades et les vigiles, et encore d’autres. Dans le corps de l’hôpital, comme dans le corps humain, il y a de multiples hôtes, il y a aussi des taggeurs, des SDF, des prostituées, des animaux… Il était nécessaire de rendre aussi visible ce système circulatoire et au moins des traces de ces présences, qui peuvent elles aussi être pathogènes.

LCT : Ces couloirs, ce sont les tripes de l’hôpital, ses viscères.

Vous avez énormément tourné, dans des situations très diverses mais qui n’imposent pas d’emblée un récit, un enchainement narratif. Comment se passe le montage dans ces conditions ?

VP : Nous avions 350 heures de rushes. Il est évident, au moins pour nous, que cela nous revenait de nous occuper du montage, il n’y a pas de séparation entre tournage et montage. Notre manière de travailler ne ressemble pas à celle d’un peintre devant sa toile blanche ni même à des constructeurs assemblant des éléments, mais plutôt à celle d’un sculpteur devant un bloc de pierre ou un tronc d’arbre, avec énormément d’impuretés et d’hétérogénéité, d’où il va falloir faire émerger une forme qui tient à la structure cachée, intérieure de cet ensemble, structure que nous ne connaissons pas.

LCT : Un très grand nombre de nos choix sont intuitifs, reposent sur des enjeux de sensibilité, de poésie intérieure si on veut. Nous n’avons aucun discours conscient à énoncer pour expliciter le choix de telle séquence, la décision de tel enchainement. Nous passons des milliers d’heures au montage, qui commence très tôt, bien avant la fin du tournage, à essayer d’innombrables combinaisons, à les éprouver, à les discuter – il est particulièrement important ici d’être deux. On revient très souvent en arrière. Mais avant même cet immense processus, il a fallu mettre en relation nos images et celles venues des appareils d’imagerie médicale, et synchroniser le son que nous avons enregistré et leurs images. C’est un gigantesque travail, qui a pris des mois, mais qui nous a donné accès à beaucoup des secrets intérieurs de la matière de laquelle nous allions extraire le film. On découvre énormément d’inattendu, passé inaperçu au moment du tournage.

Les paroles dans les blocs opératoires sont souvent imparfaitement audibles. Est-ce un choix ou une contrainte subie ?

LCT : Le bloc est un endroit bruyant, tout le monde porte des masques, on ne peut pas utiliser de perche. Donc il y a clairement des limites objectives, auxquelles s’ajoutent peut-être des erreurs que nous avons commises, très souvent il fallait réagir à des situations inédites. Mais au-delà, il est certain que les mots ne sont pas au centre de notre préoccupation. Il a existé un montage de 10 heures avec beaucoup d’explications des médecins sur pourquoi ils font ce qu’ils font, quels problèmes ils rencontrent, etc. Nous avons ensuite passé notre temps à enlever ces plans, l’idée n’est pas de faire un cours de médecine ou un reportage. Et donc que les dialogues soient plus ou moins audibles ne nous dérange pas tant que ça.

Avez-vous aussi retravaillé de manière significative les couleurs au cours de la post-production ?

VP : Nous n’avons pas faussé les couleurs ou truqué les apparences, on a plutôt cherché à tirer parti des accidents techniques, qui ont été nombreux.

Que représente pour vous la séquence finale, dans un endroit assez spécial ?

VP : La salle de garde est un lieu très particulier dans les hôpitaux français, un endroit où se rassemblent tout au long de la journée et de la nuit les médecins et les internes – et pas les autres soignants, c’est très hiérarchisé. Ils y vont pour manger et se reposer, mais le lieu est soumis à des règles qui paraissent folkloriques mais sont en tout cas très strictes, qui par exemple interdisent de parler de sujets médicaux, qui imposent des manière de s’asseoir ou de se situer, avec des punitions généralement à caractère sexuel associées à chaque infraction. La plupart des médecins tiennent énormément à ce lieu, qui est une tradition comportant aussi systématiquement ces fresques pornographiques. On y voit très bien comment la vie, la mort, le sexe, la religion s’y entremêlent.

LCT : Pour moi, cette scène montre le trouble inhérent à l’activité médicale, qui consiste à faire un grand nombre d’actes interdits dans la vie courante, qui font intrusion dans les corps de multiples manières. Tout le monde fait comme si cela allait de soi mais il y a une zone de malaise énorme pour ceux qui pratiquent cela en permanence, malaise qui a besoin d’exutoires, de traductions visibles pour que les praticiens puissent continuer à vivre et à exercer leur métier. C’est typiquement une thérapie carnavalesque, où le recours à l’obscène est une réponse purgative ou cathartique aux violences qu’ils subissent.

Intituler le film De Humani Corporis Fabrica indique-t-il qu’on se trouverait à un tournant historique dans le rapport à la science, à la médecine, aux corps, d’une ampleur comparable à ce qui s’est passé en 1543 quand Vésale a publié son ouvrage – et d’ailleurs au même moment Copernic Des révolutions des sphères célestes ?

VP : Le film ne prétend évidemment pas jouer un rôle comparable à celui de Vésale dans l’histoire des sciences. Mais c’est bien une proposition qui prend en charge des dimensions très variées, à la fois physiques, techniques, politiques, spirituelles et intimes, qui sont toutes reconfigurées par le temps présent, y compris avec les crises contemporaines, exemplairement la pandémie, qui nous rappellent à notre finitude. L’ambition du film serait à cet égard qu’il nous aide à repenser notre corps en relation avec le monde. 

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon

.