Delphine et Carole, insoumuses
affiche Delphine et Carole, insoumuses
Film soutenu

Delphine et Carole, insoumuses

Callisto Mac Nulty

Distribution : Alba Films

Date de sortie : 06/10/2021

France - 2019 - 1h18

Comme un voyage au cœur du « féminisme enchanté » des années 1970, le film relate la rencontre entre la comédienne Delphine Seyrig et la vidéaste Carole Roussopoulos. Derrière leurs combats radicaux, menés caméra vidéo au poing, surgit un ton à part empreint d’humour, d’insolence et d’intransigeance.

PRIX DU GNCR – FID MARSEILLE 2019

Réalisation Callisto Mc Nulty • Scénario Alexandra Roussopoulos, Géronimo Roussopoulos • Montage Josiane Zardoya • Son Philippe Ciompi • Production Les Films de la Butte (Sophie de Hijes, Nicolas Lesoult), Alva Film (Britta Rindelaub), INA (Cazin Sylvie), Centre audiovisuel Simone de Beauvoir (Nicole Fernandez Ferrer).

Callisto Mac Nulty

Callisto Mac Nulty est réalisatrice, auteure et traductrice née à Paris en 1990. Elle est diplômée de la Central Saint Martins et de l’université de Goldsmiths à Londres. Ses recherches relèvent des études féministes, culturelles et des arts visuels. Elles prennent la forme de projets de réalisation, d’édition et de performances. 

Elle a réalisé le film Delphine et Carole, insoumuses (2019) qui a été sélectionné dans de nombreux festivals internationaux et a reçu 6 prix, dont le prix du meilleur documentaire français par le Syndicat français de la critique du cinéma et le prix du GNCR au FIDMarseille (2019).

Elle a co-réalisé, avec Anne Destival, Érics Tape (2017) dont la première a eu lieu dans le cadre de l’exposition « Grand Trouble » à la Halle Saint Pierre, Paris. 

Elle est co-éditrice du livre-film SCUM Manifesto, éditions NAIMA, 2018. 

Elle a assuré le commissariat de l’exposition « Bibelot Summer Show », à la Wendy Galerie (2018) et a édité, avec Naomi Fleischer, le livre Bibelot (2019) autour de cette exposition. 

Elle réalise des performances en duo avec Emilie Notéris, notamment « We will cut you », au cinéma La Clef, et « Foules Sentimentales », au Centre Pompidou (2019). 

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE

Extraits d’un entretien avec Joffrey SpenoDIACRITIK / 11 septembre 2019

Un projet de film inachevé de Carole Roussopoulos sur Delphine Seyrig est indiqué comme étant le point de départ de votre documentaire. Celui-ci change forcément de nature entre vos mains et cela devient un film sur elles deux. Votre envie de continuer prend-elle sa source dans un geste de cinéma, de militante, de vous emparer de cet héritage familial ? 

Carole étant ma grand-mère, mon désir de film s’inscrit dans un héritage familial, mais il est également historique. J’avais envie de partager l’engagement féministe de ces deux compañeras de lutte dans les années 1970-1980 : leur utilisation irrévérencieuse de la vidéo, leur énergie créatrice et contagieuse qui donne de la force. Intégrer la parole de Carole pour raconter leur histoire à elle deux m’est ainsi apparu comme une évidence.

Le cinéma occupe une place importante dans le film, d’abord en contrepoint à leur usage féministe de la vidéo. Le film est ponctué d’extraits de films dans lesquels Delphine l’actrice joue (Peau d’âne, Baisers volés, Mr. Freedom et des films de femmes : India Song, Jeanne Dielman). L’engagement de Delphine Seyrig s’est construit à travers sa carrière d’actrice, et les rôles limités que le cinéma masculin lui offrait. J’avais envie de faire se confronter ces images de cinéma aux images « pauvres » de la vidéo militante des années 1970.

Comment avez-vous sélectionné le matériau très hétérogène – notamment les entretiens avec Carole, les interviews de Delphine, les images des films réalisés par l’une, dans lesquels elle a joué pour l’autre, les images d’actualité de la télévision – et quelle dramaturgie avez-vous construite, quelle histoire vouliez-vous raconter ?

Le film est entièrement réalisé à partir d’images d’archives. Je suis restée fidèle à la démarche de Carole : « donner la parole aux personnes directement concernées ». Je voulais que Carole et Delphine se racontent elles-mêmes à travers leurs films, leurs interviews, et leurs interventions à la TV.

Le film s’est écrit en grande partie au montage. Il s’agissait de tricoter une histoire à partir de cette matière très riche. J’ai eu la chance de travailler avec une formidable monteuse, Josiane Zardoya. Le montage d’archives m’a beaucoup plu, la confrontation d’extraits permet d’éclairer et de donner un sens nouveau aux images et aux paroles, de créer des associations et des résonances. Carole a pris une place de plus en plus importante, le premier montage « Delphine par Carole » est devenu « Delphine et Carole ».

Il y avait quelque chose de leur œuvre commune qui me plaisait particulièrement : une radicalité, un humour, une créativité, propres à la collaboration. J’avais envie de restituer l’intensité politique et humaine de cette relation. Cela n’a pas toujours été évident étant donné qu’il existe peu d’archives où Delphine et Carole apparaissent ensemble à l’image. Mais finalement, leurs trajectoires – le cinéma pour Delphine et la vidéo pour Carole – se font écho et s’informent.

Le film montre que l’expression des revendications fut rendue possible par l’appropriation non pas du cinéma mais de la vidéo comme technologie alternative apparue à ce moment-là. Dans quelle mesure cette conjonction permit-elle de documenter les luttes ou de les aider à naître ? 

La légende veut que Carole ait été la deuxième – après Godard – à s’équiper du Portapack de Sony, premier appareil vidéo portable apparu en France à la fin des années 60. Contrairement au cinéma, la vidéo était un médium sans histoire, vierge de toute « colonisation » masculine et relativement économique. Cela explique que les femmes aient été nombreuses à s’emparer de ce médium, lequel est devenu un espace d’écoute, d’expression et de confiance pour celles qui étaient habituellement réduites au silence dans les médias dominants. La vidéo a non seulement été un outil de documentation de luttes mais aussi d’action politique, faisant partie intégrante de ces luttes.

Par exemple, la bande vidéo de Carole Roussopoulos Les Prostituées de Lyon Parlent (1975) a permis aux travailleuses du sexe occupant l’église Saint Nizier à Lyon d’être vues et entendues par les passant.e.s, grâce à leur ingénieuse installation de moniteurs vidéo retransmettant leurs témoignages à l’extérieur de l’église. Par ailleurs, durant les années 1970, Carole organisait, avec Brigitte Fontaine et Julie Dassin, la « vidéo-brouette » : elles voyageaient à travers la France dans leur 2 CV, s’arrêtant sur la place de villages. Elles ouvraient le capot de leur voiture, y installaient un moniteur TV qu’elles branchaient en empruntant un peu d’électricité aux commerces voisins. Brigitte Fontaine et Julie Dassin faisaient ensuite du racolage musical pour attirer les passant.e.s, et enfin elles montraient leurs bandes vidéos. Carole envisageait la vidéo comme le point de départ de discussions, non comme « un travail qui se baladerait tout seul ».

Qu’aimez-vous dans leurs manières de concevoir le féminisme et le militantisme, puisque cet aspect apparaît, me semble-t-il, particulièrement dans les extraits que vous avez sélectionnés ? 

Delphine n’aimait pas le mot « militant.e », qui évoque « militaire », une forme d’engagement viriliste et sacrificiel, on ne peut plus éloigné de leur démarche. Leur féminisme s’inscrit bien sûr dans la colère, mais aussi dans l’humour, les plaisirs de la vie, la rencontre et la communication avec d’autres femmes. Comme le disait Carole, elles ne « découpaient pas leur vie en tranches de saucisson » : leur militantisme, leur travail, leurs amours et amitiés – tout était lié. Elle disait aussi « qu’elles ne réfléchissaient pas pendant des heures à savoir s’il fallait faire une chose ou non, si c’était bien politiquement. Elles avaient envie de faire une chose, elles le faisaient, point à la ligne ». Leur spontanéité et leur humilité m’inspirent.

Pouvez-vous expliquer les raisons pour lesquelles vous avez choisi ce titre et ce qu’évoque ou signifie « Insoumuses » ? 

« Insoumuses » est le nom du collectif vidéo fondé dans les années 70 par, entre autres, Delphine Seyrig, Carole Roussopoulos, Ioana Wieder. C’est ainsi qu’elles signaient collectivement leurs bandes vidéo. Paul Roussopoulos, le compagnon de Carole, aurait un jour écorché le nom de leur ancien collectif « Les muses s’amusent », créant ce beau néologisme qui associe « muses » et « insoumises ». C’est un titre que je trouve évocateur quant à leur démarche : la création d’un « female gaze », un regard de femmes sur le monde, par opposition à la muse mise à disposition du génie masculin. Les insoumuses sont des figures inspiratrices et créatrices.

Sans doute la meilleure preuve de sexisme réside-t-elle dans le fait que le travail de Carole reste méconnu du grand public alors qu’elle a réalisé et monté 150 documentaires, et que les engagements de Delphine le sont tout autant : subsiste seule limage de lactrice des films de Jacques Demy, Alain Resnais, Luis Buñuel… S’agit-il de réhabiliter un pan effacé de l’Histoire ?

À travers ce film, j’ai voulu rendre hommage à ces femmes et à leurs combats, qui constituent un héritage précieux. Préserver leur mémoire contribue non seulement à la réécriture de l’Histoire au féminin pluriel mais permet également de se constituer des ressources où puiser une confiance. Au montage, j’ai fait se confronter des images de cinéma et les images « pauvres » de la vidéo, un matrimoine qui reste peu valorisé, qu’il faudrait restaurer et diffuser davantage. L’histoire des femmes et celle des mouvements de libération (homosexuel, noir, anti-impérialistes, décoloniaux) sont encore invisibilisées. L’éducation nationale ne fait que mentionner le MLF ou encore l’histoire violente des chasses aux sorcières présentées, dans mes souvenir d’écolière, comme un épisode mineur, relevant d’un folklore médiéval et distant, alors qu’il s’agit d’un génocide qui a fait environ 100 000 victimes entre le 14ème et 17ème siècle à travers l’Europe. Il faudrait que l’Histoire que l’on transmet parle à toutes et à tous.

Comment caractériseriez-vous la filmographie de Carole ? Je crois que celles et ceux qui connaissent ses films ont surtout vu ceux des années 70 dont : Le F.H.A.R. (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) ; Y a qu’à pas baiser ; LIP : Monique ; Les Prostituées de Lyon parlent ; S.C.U.M Manisfesto…

La pratique vidéo de Carole était militante. Elle a accompagné dans les années 1970 et 1980 des luttes féministes, homosexuelles, ouvrières, celles des travailleuses du sexe et des travailleurs immigrés faisant la grève des loyers dans les foyers Sanacotra ; les luttes anti-impérialistes des Palestinien.ne.s et des Black Panthers ; les luttes féministes transnationales telles que celles des femmes se réunissant à Hendaye pour manifester contre l’exécution de militants basques par le régime franquiste ; ou encore celles des femmes chypriotes s’efforçant d’obtenir, par une marche pacifique, l’application de la résolution de l’ONU ordonnant à la Turquie de laisser les chypriotes grecs regagner leurs habitations.

En 1982, elle a co-fondé avec Delphine Seyrig et Ioana Wieder, le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, premier centre d’archivage et de production de films sur ou réalisés par des femmes. Jusqu’à sa mort en 2009, elle a réalisé des films en tant que réalisatrice indépendante en France puis en Suisse sur le viol, l’inceste, les violences conjugales, le premier Centre d’Hébergement et d’Accueil pour les Sans Abri à Nanterre, les conditions de détention, le handicap, les micro-crédits attribués à des femmes au Mali, l’accompagnement à la mort, les soins palliatifs, etc. Carole disait que le féminisme était pour elle le plus grand des humanismes, l’amenant à aborder des questions sociales très variées. Elle se définissait comme une écrivaine publique, utilisant la vidéo pour donner la parole à des femmes et des hommes, habituellement rendu.e.s silencieux.ses, pas ou mal écouté.e.s.

Selon vous, en quoi les combats menés par Carole et Delphine sont-ils encore d’actualité ? Que peuvent encore ses/leurs films, au-delà de leur importance historique et contextuelle ?

Les combats féministes des années 70 présentent, malheureusement, des résonances actuelles. Le droit à l’autodétermination sexuelle des femmes, dont la récente remise en question dans certains Etats des États-Unis, avec l’adoption d’une des lois les plus restrictives contre l’avortement, montre à quel point cet « acquis » est fragile. Le film présente un extrait de la bande vidéo Y’a qu’à pas baiser ! de Carole qui filme un avortement clandestin, pratiqué par des militantes du MLAC, dans l’appartement de Delphine (elle le prêtait régulièrement). On y voit une jeune femme en train d’avorter : elle est entourée et soutenue par des militantes, la médecin lui explique les différentes étapes de l’interruption de grossesse, qu’elle suit à l’aide d’un miroir placé au niveau de son sexe. L’avortement demeure encore aujourd’hui un acte tabou et culpabilisant pour les femmes. Ces images montrent une autre image de l’intervention, celle qui avorte n’est pas rendue passive mais est, au contraire, pleinement consciente et impliquée.

D’autres combats résonnent également aujourd’hui : la question des droits des travailleuses du sexe ; la sexualité hétéro-patriarcale ; les normes de féminité qui continuent de façonner nos relations et l’image des femmes à l’écran ; ou encore la volonté de se réapproprier la représentation du féminin de manière à ce que les expériences des femmes soient définies par elles-mêmes et non par d’autres, ou au travers d’un regard masculin que les féministes anglo-saxonnes qualifient de « male gaze » et qui demeure omniprésent dans notre culture patriarcale.

Leur usage de la vidéo constitue à mon sens une source d’inspiration pour créer de nouveaux espaces d’expression individuelle et collective. Même si le contexte a beaucoup changé, je pense que leurs actions donnent un éclairage nouveau aux luttes présentes. Les combats des années 1970 sont marqués par une radicalité et une grande liberté, comme en témoignent les actions du FHAR (leurs slogans sur les « hétéro-flics ») ou la première action du MLF en 1971 : le dépôt d’une gerbe de fleur à la femme du soldat inconnu, dépôt accompagné du slogan : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme ». (…)