Un jeune homme taciturne regagne la nature isolée et sauvage du Delta, un labyrinthe de voies navigables, d’îlots et de végétation luxuriante. Le jeune homme, qui avait quitté le Delta dans son enfance, y rencontre une sœur dont il ignorait l’existence. Frêle et timide, elle est pourtant résolue lorsqu’il s’agit de le rejoindre dans la hutte délabrée qu’il habite. Un jour, ils invitent les gens du pays à partager un dîner…
Prix FIPRESCI – Festival de Cannes 2008
Meilleur Film – Semaine du Film Hongrois 2008 à Paris.
réalisation Kornél Mundruczó • scénario Yvette Bíró, Kornél Mundruczó • image Mátyás Erdély • son Gábor Balázs, Tamás Zányi • montage Dávid Jancsó • mixage Gábor Balázs • producteurs Viktória Petrányi, Susanne Marian, Philippe Bober • coproducteurs Ági Pataki, Gábor Kovács • production Proton Cinema, Essential Filmproduktion, Filmpartners • avec le soutien du Motion Picture Public Foundation of Hungary, National Cultural Fund, Medienboard Berlin-Brandenburg, Mitteldeutsche Medienförderung, ZDF Daf Kleine Fernsehspiel / ARTE, TV2, MEDIA Programme of the European Community
Kornél Mundruczo
Né en Hongrie en 1975.
Après avoir étudié le cinéma à l’Institut du Film Hongrois, il réalise son premier court métrage, AFTA, récompensé par plusieurs prix internationaux.
Pleasant Days, son premier long métrage, remporte le Léopard d’argent au Festival de Locarno en 2002, section Meilleur premier ou second film.
Mundruczó intègre le programme Cannes Résidence en 2003.
Son deuxième film, Johanna, opéra filmé adapté de l’histoire de Jeanne d’Arc, est présenté au Festival de Cannes en 2005, dans la section Un Certain Regard.
Delta est son troisième film, il a reçu le Prix FIPRESCI au Festival de Cannes 2008 ainsi que celui du Meilleur Film à la Semaine du Film Hongrois 2008 à Paris.
Entretien avec le réalisateur
Delta raconte une histoire d’amour entre un frère et sa sœur, ce qui relève d’un des plus grands tabous universels. Pourquoi avoir choisi d’aborder ce thème ?
Bien qu’il soit peut-être contre-nature, l’attirance entre frères et sœurs est un sentiment primitif, mais également très fort dans la mesure où il représente la possibilité de s’unir à soi-même. Quand on éprouve ce sentiment, c’est avec un désir toujours réprimé par un frisson de dégoût. Car ce n’est pas seulement un amour profond et vrai, c’est surtout un amour impossible, voué à l’échec. Mais plutôt que d’évoquer frontalement la déviance sexuelle, j’ai voulu aborder la notion de liberté, une liberté qui permettrait à un individu de transcender la norme. L’inceste n’est pas au cœur du récit, il s’agit plutôt du courage dont il faut faire preuve pour accepter une attirance naturelle brisant tabous et conventions. Le film évoque cette liberté d’agir en fonction de ce que l’on pense être juste, dans les limites de la haine passionnelle que cela provoque. Certains pensent avoir le droit de persécuter ceux qui ne se plient pas à la norme. Pour moi, c’est cette absence de tolérance qui est inacceptable.
Vos personnages pourraient être considérés comme des déviants sexuels, puisqu’ils vivent en dehors des conventions morales. Pourtant ils sont montrés de manière positive.
La « bonté » de mes deux héros transcende les notions basiques et les conventions sociales. Je n’en fais pas une question morale, mais une question de liberté individuelle. On ne peut pas les juger d’un point de vue moral. Ces personnages vivent leur propre vérité de manière authentique, ils suivent seulement leurs sentiments, même s’ils devront forcément se heurter aux mœurs admises. Ils ne vivent pas leur amour comme une rebéllion, et ce ne sont pas eux qui violent la loi ou en viennent à la violence.
Vous abordez un autre thème universel : le désir d’un retour vers le paradisperdu, d’une vie simple, en communion avec la nature.
Ce désir de retour vers la nature, je n’ai pas souhaité qu’il apparaisse naïf ou romantique. Je me sens plus proche de l’idée de Rousseau qui veut que l’homme soit naturellement bon à l’état de nature, puis corrompu par la société. Par exemple, la taverne du village n’appartient pas à l’univers de mes deux héros, et bâtir cette maison au milieu du fleuve leur permet de mener une existence solitaire dans un univers qui, cette fois, n’appartient qu’à eux. Leur amour est si pur qu’ils veulent croire qu’ils échapperont à la règle. Mais la nature ne vous permet pas d’aller contre la marée, pas plus en tout cas que l’ordre social ne permet liberté et indépendance. D’un autre côté, il est vrai aussi que la nature humaine est avant tout orientée vers une forme de « conservation », ce qui rend inéluctable le destin des deux amants. Il est intéressant pour moi d’évoquer ce qui a amené le film a prendre cette tournure. L’acteur principal d’origine est décédé alors que nous venions juste de commencer à tourner. Il nous a fallu tout arrêter et repenser le scénario, réfléchir à ce dont parlait réellement le film. Nous avons alors compris qu’il y avait une manière à la fois plus simple et plus complexe de raconter notre histoire. En revenant aux fondamentaux, de quoi parle Delta ? D’un homme et d’une femme qui s’aiment, mais dont l’amour est proscrit. La nature humaine détruisant tout ce qui est singulier et relatif à l’individualité. Oser aller dans une direction contraire à celle de la masse, c’est prendre le risque d’être stoppé à mi-chemin. C’était intéressant d’explorer une structure narrative aussi simple, mais en même temps très difficile à traiter. Quand on aborde un sujet plus complexe, plus tortueux, on peut plus facilement dissimuler ses erreurs.
L’histoire de Delta se déroule dans la région du delta du Danube, en Roumanie. Pourquoi avoir choisi ce paysage rural en particulier ?
J’avais visité cette région lors d’un voyage en 2003, et j’avais trouvé ces paysages très évocateurs. J’avais l’impression que ce no man’s land immobile offrait un immense potentiel de drames cachés et inattendus. J’ai su immédiatement que ce delta m’inspirait, et que je voulais y faire un film. Mais la réalité géographique et sociale de la région n’est pas le sujet du film. J’ai choisi cet endroit parce qu’il paraît hors du temps et qu’il véhicule quelque chose d’archaïque. C’est un endroit magnifique, habité par des personnes extraordinaires. Certes, les habitants vivent bien dans le présent, mais leur univers est encore très isolé, oublié. Bâtir une maison dans cet endroit relève du symbole, mais c’est également tout à fait réaliste. Je n’ai pas voulu incorporer les pa sages au récit de manière voyante, ils n’en ont pas besoin tant ils sont puissants en soi. Ils jouent un rôle primordial dans le film.
Orsi Tóth délivre à nouveau une belle performance d’actrice. Elle a tenu les rôles principaux de quasiment tous vos films et a remporté de nombreuses récompenses. Comment la décririez-vous comme actrice, et qu’a-t-elle, selon vous, apporté à Delta ?
A l’écran, Orsi apparaît toujours comme un être sans défense, la pureté et la sensibilité qu’elle dégage la rendant très vulnérable. Mais elle n’est pas qu’une projection cinématique : c’est aussi une très belle personne. Avec Delta, nous avons essayé de sortir de la représentation abstraite pour aller vers un personnage plus concret, fait de chair et de sang. Ce n’est plus une jeune fille, mais une femme traversée de silences et de désirs. Je voulais quitter l’univers de Johanna qui, pour moi, avait été un détour relevant davantage de la stylisation.
Votre acteur principal, Félix Lajkó, est avant tout un musicien, qui a d’ailleurs composé la musique de Delta. Comment le rôle lui a-t-il échu ?
Après le décès de Lajos Bertók, qui tenait initialement le rôle principal du film, nous avons passé plusieurs mois à nous demander si nous voulions ou pouvions reprendre le tournage. La plus grande question était de trouver quelqu’un susceptible de me donner l’inspiration pour continuer. Et puis j’ai pensé à Félix, qui est assez connu en Hongrie, c’est un très grand violoniste. Il a tout d’abord refusé, il n’était pas du tout intéressé. Mais il a tout de même accepté de me rencontrer. C’est un artiste, et il ne fait que ce dont il a vraiment envie, on ne peut pas le forcer à quoi que ce soit. Nous nous sommes rencontrés et nous avons tout de suite accroché. Nous avions beaucoup de choses à nous raconter. Je pourrais le comparer au prince Mychkine, le héros de L’idiot de Dostoievski. Félix possède une nature magnifique, et une intelligence émotionnelle exceptionnelle. Il ne joue pas dans Delta : c’est un violoniste virtuose, pas un comédien. Ce que l’on voit, c’est sa vraie nature. Pour moi, Félix, c’est la présence même. Il ne peut exister, créer ou jouer du violon que d’une seule manière, la sienne. Je dis qu’il a une « véritable identité », et ça m’intéresse beaucoup. C’est un bonheur pour un cinéaste de travailler avec un tel artiste.
La scène d’amour, ainsi que la scène du viol, sont filmées avec beaucoup de pudeur et de précision à la fois…
Mon but, avec ces scènes, et avec le film en général, était de susciter un sentiment de solidarité avec les personnages. La logique interne que je suivais était que plus j’étais loin de l’action, avec ma caméra, plus le spectateur voudrait s’en rapprocher et éprouverait de la compassion pour les personnages. Ne pas vouloir « montrer » n’était pas un repli dans une sorte de pudeur honteuse, ni une solution de facilité. Je voulais simplement donner un espace d’imagination au spectateur afin qu’il puisse remplir les blancs avec ses propres images. Et aussi, je voulais prendre un peu de recul en tant qu’auteur. Je n’avais pas envie de faire la démonstration d’un concept ou de verser dans un style trop caractéristique. Pour moi, laisser vivre les personnages dans leur histoire était fondamental. Bien sûr, ça ne veut pas dire que j’ai évité le style à tout prix, c’est juste une approche différente, et je dois reconnaître que je l’ai vécu comme une nouvelle expérience, voire comme un défi. J’aime ces petits moments d’intimité entre deux personnages, ce qui se dégage entre eux de manière très réaliste, mais je ne suis pas intéressé par le réalisme en tant que méthode de travail. Et je pense que j’ai envie de continuer à travailler, dans ce sens. Delta a été pour moi un pas décisif sur ce point.