Dans l’immense ville de Chongqing, le dernier des vieux quartiers est sur le point d’être démoli et ses habitants relogés.
Le cinéaste se lie d’amitié avec le petit Zhou Hong et Madame Xue Lian, derniers témoins d’un monde bientôt disparu.
Festival Cinéma du Réel, Grand Prix de la Compétition française, Prix du Jury Jeune
Festival Rencontres internationales du moyen métrage de Brive, Prix du Jury, Prix du Public
Prix des médias du Grand Bivouac 2018
Réalisation, Image, Son, Montage Hendrick Dusollier
Mixage Jean-François Viguie
Production Hendrick Dusollier ; Maria Roche Camille Laemlé (Les Films D’ici)
Hendrick Dusollier
Licencié en Histoire à la Sorbonne et diplômé des Art-Décos de Paris, Hendrick Dusollier réalise en 2005 son premier film Obras,
un voyage à travers les vieux quartiers en destruction de Barcelone.
Proposition artistique et technique inédite, il est sélectionné à
Locarno, nommé aux César, prix SCAM, et sera le court-métrage le plus
récompensé de l’année dans les festivals internationaux.
Son film suivant Babel est une allégorie des profonds
bouleversements que subit la Chine contemporaine. Également coproduit
par Arte, il est sélectionné à Rotterdam et reçoit de nombreuses
récompenses dont le prix Unifrance 2010 du meilleur court-métrage.
En 2013, son documentaire Une journée dans la vie d’un dictateur est diffusé dans une trentaine de pays. Pour Derniers jours à Shibati, il a suivi la disparition du tout dernier quartier historique de la mégapole de Chongqing en Chine.
Filmographie
2017 DERNIERS JOURS A SHIBATI
2013 UNE JOURNÉE DANS LA VIE D’UN DICTATEUR I 90’
2008 BABEL I CM I 15’
2005 OBRAS I CM I 12’
QUELQUES CHIFFRES
Chongqing est la plus grande et la plus peuplée des 4 municipalités-province de Chine, appelées aussi municipalités autonomes (les 3 autres sont Pékin, Shangai et Tianjin). Chongqing est la seule présente dans la partie Ouest du pays. Elle est située sur le Yangzi Jiang, juste en amont du grand lac de retenue du barrage des Trois-Gorges. La municipalité est de création récente : elle a été détachée de la province du Sichuan, la plus peuplée de toutes les provinces chinoises, en 1997. La principale cause de ce changement de statut est la gestion du lac du barrage des Trois-Gorges, et en particulier du déplacement et du relogement des personnes riveraines du fleuve.
82000 km2 • Superficie de la municipalité autonome de Chongqing, équivalent du Benelux ou de l’Autriche.
34 Millions • Nombre d’habitants dans l’agglomération de Chongqing : à ce titre Chongqing est la plus grande agglomération du monde
14 Millions d’habitants !( 5 Millions en 2005)• Population de la ville de Chongqing
300 000 personnes par an • Accroissement annuel de la population de Chongqing
+ de 10% par an • Taux de croissance du PIB de Chongqing
17 Nombre de ponts •construits en 20 ans
1200 km2 •
Superficie de la Chongqing Liangjiang New Area (CQLJ), zone économique
lancée en 2010 par le gouvernement central pour attirer les
multinationales étrangères comme Ford, le taïwanais Acer, Air Liquide ou
le conglomérat américain Honeywell…
3 Millions
• Nombre de véhicules automobiles sortis des lignes de production en
2016 à Chongqing, qui est de fait le premier bassin automobile de Chine.
ENTRETIEN AVEC HENDRICK DUSOLLIER
COMMENT ÊTES-VOUS ARRIVÉ AU CINÉMA ?
Après avoir étudié aux Arts Décoratifs, je me suis installé à Barcelone
où j’ai commencé à filmer et à photographier la Ribera, un quartier
populaire du centre ville en pleine démolition. Au début je n’avais pas
de projet précis, j’étais fasciné par les ruines et je voulais conserver
une trace du quartier avant sa disparition. Pendant des mois j’y suis
allé presque chaque jour. Je connaissais les habitants, j’explorais les
ruines, je marchais sur les poutres au-dessus du vide, c’était très
excitant. À cette époque je travaillais dans un studio de graphic design
à Barcelone sur le logiciel de compositing After Effects. Un jour, une
nouvelle fonction est apparue. Elle permettait de disposer des photos et
des vidéos dans un espace en trois dimensions et de les filmer avec une
caméra virtuelle. C’était une petite révolution, une nouvelle façon de
faire des films. Je pouvais assembler ce que j’avais collecté et créer
des plans comme on compose un tableau. C’est comme ça qu’est né mon
premier court-métrage, Obras. Il a eu beaucoup de succès en festivals,
et c’est quand je l’ai vu en salle que j’ai compris que c’était du
cinéma. C’est un film hybride, entre l’art, la fiction et l’animation.
La base reste le réel, et d’une certaine manière j’y suis revenu avec Derniers jours à Shibati.
OBRAS, SUIVI DE BABEL, PUIS DERNIERS JOURS À SHIBATI :
TROIS FILMS, TROIS VISIONS SUR LES MUTATIONS SOCIALES, URBAINES ET
ARCHITECTURALES DES VILLES. C’EST UN SUJET DE PRÉDILECTION CHEZ VOUS ?
Oui, c’est vrai que j’y reviens toujours. A chaque fois c’est le besoin
de conserver ce qui va disparaître qui provoque le désir de filmer.
Aujourd’hui, depuis que le monde s’urbanise à grande échelle, beaucoup
d’univers disparaissent. Quand je suis allé à Barcelone je voulais
retrouver mes racines espagnoles et j’ai finalement assisté à la
destruction du monde de mes grandsparents. Depuis, le centre ville a été
envahi par les touristes, il a complètement perdu son âme, c’est
désolant. Les habitants emportent avec eux leur mode de vie, leur
culture populaire, cette manière conviviale d’être ensemble. En Chine,
j’ai vu la même chose mais à une autre échelle, là-bas les maisons
étaient balayées par centaines. Mon ami Monsieur Li, le coiffeur de
Shibati, me disait : « c’est vrai que c’est un peu délabré, mais ici on
vit tous ensemble, dans les tours on sera seul devant la télévision ».
C’est exactement ce qu’a vécu ma famille dans les années soixante quand
ils ont quitté l’Espagne pour venir en France. Au début ils vivaient à
six dans deux petites pièces d’une maison de banlieue. C’était très
vétuste mais dans le quartier tout le monde se connaissait. Il paraît
que dans la cour on entendait ma grand-mère chanter des airs d’opéra. Le
jour où ils ont été relogés dans des HLM, c’est là que les problèmes
sérieux ont commencé.
À PROPOS DE LA CHINE, COMMENT EST NÉ LE DÉSIR POUR CE PAYS D’UNE FAÇON GÉNÉRALE ET LE PROJET DE CE FILM EN PARTICULIER ?
La première fois que j’y suis allé c’était en 2005, pour présenter Obras
dans un festival. Aujourd’hui ça paraît évident mais à l’époque on
parlait encore très peu de la Chine, il n’y avait pas d’image, c’était
juste avant qu’elle ne devienne omniprésente dans les médias. Quand j’ai
débarqué à Shanghai ça a été un vrai choc. Les maisons traditionnelles
étaient coincées entre d’énormes buildings, des petites carrioles
croisaient les derniers modèles de Mercedes… on passait d’une époque à
l’autre à chaque instant. J’ai d’abord filmé la disparition des vieux
quartiers, les merveilleux lilongs qui n’existent plus aujourd’hui. Et
puis j’ai commencé à voyager dans le pays, pendant plusieurs mois j’ai
filmé les mégapoles, les « petites » villes de province, j’ai traversé
les régions minières, les plaines agicoles, j’ai suivi le fleuve Yang
Tsé… je voulais avoir une vision globale. C’est comme ça que j’ai
collecté les images pour composer Babel. Quelques années plus tard je
suis allé à Chongqing, la ville qui a connu la transformation la plus
rapide du pays. Quinze ans plus tôt il n’y avait que des petites maisons
et des quartiers anciens. Quand je suis arrivé, des milliers de tours
avaient poussé et c’était devenu la plus grande agglomération de Chine,
avec 33 millions d’habitants. Il ne restait plus rien de l’ancien monde,
sauf Shibati, le tout dernier quartier traditionnel, en plein centre
ville, à quelques mètres des boutique de luxe, des tours d’affaire et
des écrans géants du Time Square local. Les démolitions venaient de
commencer mais c’était encore très vivant. Un labyrinthe de ruelles et
de petites maisons accrochées à la roche et recouvertes d’une végétation
quasi tropicale. « Chong-qing » c’est la « ville-montagne », il y avait
des escaliers dans tous les sens, de petites échoppes, les gens
cuisinaient dehors, bavardaient autour des tables de majong, faisaient
la lessive en pyjama ou prenaient leur douche devant leur porte, c’était
vraiment très beau. Un an après il ne restait plus qu’une montagne de
gravats.
PARLONS DE LA FORME : OBRAS ET BABEL SONT DES FILMS ÉCRITS,
LYRIQUES, ESTHÉTIQUES, AVEC BEAUCOUP DE TRAVAIL DE POST-PRODUCTION. AVEC DERNIERS JOURS À SHIBATI VOUS ADOPTEZ UN CINÉMA DOCUMENTAIRE BRUT, INTIME ET MINIMALISTE. C’EST PRESQUE UNE FAÇON PLUS HUMBLE DE CONCEVOIR LE CINÉMA
Au début j’envisageais mes films comme des tableaux en mouvement. Je
faisais surtout des plans larges pour les assembler en post-production.
Mais en Chine assez vite j’ai aussi commencé à filmer les rencontres que
je faisais. Dans les villes et les villages perdus de l’intérieur,
j’étais parfois le premier occidental que les gens voyaient. Ce qui se
passait entre nous était très vivant. Cette façon de filmer racontait
beaucoup sur la Chine. J’ai alors commencé à rassembler ces séquences
dans un projet de film, Laowai (L’étranger), que je poursuis à chaque
nouveau voyage. C’est comme ça que j’ai progressivement basculé vers
l’humain. Et quand j’ai rencontré Madame Xue Lian et le petit Zhou Hong,
j’ai décidé de ne plus les quitter, de raconter ce qu’ils vivaient de
la façon la plus simple, sans interview ni commentaire. On ressent de
l’intérieur la violence du déracinement qu’ils subissent. C’est la forme
de cinéma la plus réduite en terme de production, donc la plus directe.
Juste avant Derniers jours à Shibati j’avais réalisé un
documentaire d’histoire sur les Dictateurs, un gros projet, vraiment
passionnant mais très compliqué à gérer, au total une centaine de
personnes avait travaillé dessus. Dans mes voyages au contraire je suis
totalement libre, je peux capter directement l’émotion que je ressens.
Cette émotion qui déclenche le désir de filmer. Dans ce type de cinéma,
ce qui se passe devant soi est ce qui sera dans le film, on ne l’a pas
préparé ni mis en scène, et on ne l’a pas non plus recréé en
post-production. Je trouve que c’est une expérience unique.
COMMENT ÉTABLIR UN TEL RAPPORT AVEC SES PERSONNAGES ET LES
RENDRE SI BOULEVERSANTS EN ÉTANT SEUL POUR FILMER, DE JOUR COMME DE
NUIT, SANS INTERPRÈTE ?
D’abord il y avait une vraie curiosité de leur part. Ils voulaient me
faire découvrir leur petit monde, auquel ils tenaient tant. Le problème
de la langue n’avait pas vraiment d’importance avec eux, on se
comprenait sans les mots. Ça ne nous empêchait pas d’être bien ensemble
et qu’il se passe beaucoup de choses. Ils parlaient dans le dialecte de
Chongqing, et moi je répondais en Français, pour donner l’intention, la
musique. Madame Xue Lian, elle, avait parfaitement conscience de ce que
je faisais, elle savait que je voulais sauvegarder la mémoire du
quartier et de sa « maison des rêves ». Elle sentait aussi que je la
regardais différemment. Les voisins la respectaient beaucoup mais ils
considéraient sa collection d’objets glanés comme un tas de déchets.
Pour moi elle était une vraie artiste. Derrière chaque objet il y avait
une histoire, une mythologie, c’était un travail très sérieux. Entre
nous il y avait une « affinité prédestinée » comme elle dit. Le petit
Zhou Hong lui aussi comprenait ce que je faisais, en tout cas il savait
pourquoi j’étais là. Il était très vif. Dans le quartier tout le monde
l’aimait beaucoup, les gens l’appelaient « petite pastèque » parce que
ses parents vendaient des pastèques en haut de Shibati, devant la Cité
de la lumière de la Lune. Et comme ils rentraient souvent très tard, on
passait la soirée tous les deux à jouer dans les rues, à dessiner sur
les murs et à manger des noodles devant des dessins animés. Pour lui
j’étais un grand, venu d’ailleurs, avec une caméra, et en même temps il
voyait bien que j’étais un peu perdu, il sentait que j’avais besoin de
lui pour me guider. J’avais unevraie complicité avec ces deux personnes,
c’est pour ça que c’est eux que j’ai filmés. Et je pense que c’est
justement le fait d’être seulqui nous a permis de nous rapprocher
autant. Parfois je suis venu avec un ami chinois, pour recueillir un
minimum d’information, et pour leur expliquer où j’en étais. Mais ce
n’était vraiment pas pareil.
LE FAIT DE FILMER NON PAS À L’AVEUGLE MAIS EN ÉTAT DE
SURDITÉ, SANS COMPRENDRE CE QUE DISENT VOS PERSONNAGES, N’APPORTE-T-IL
PAS FINALEMENT UNE FORCE AU FILM ?
C’est sûr que quand on ne comprend pas ce qui se dit, on ne peut pas
vraiment orienter les dialogues ni les événements. C’estd’ailleurs pour
ça qu’on a la sensation que ce sont les personnages qui dirigent le
film.
UNE POSITION FRAGILE DE VOTRE PART QUI EST EN ADÉQUATION AVEC LE SUJET ET LES PERSONNAGES FINALEMENT ?
Oui, et qui touche aussi beaucoup les spectateurs. À chaque projection
les gens viennent me voir pour me dire à quel point ils sont émus,
certains sont très admiratifs de Madame Xue Lian, d’autres plus
attendris par Zhou Hong, ils me demandent comment ils vont, s’ils ont
réussi à s’adapter à leur nouvelle vie… C’est un lien très direct qui
se crée avec les spectateurs. Le fait que je sois seul dans cette
position de fragilité leur permet de s’identifier, d’avoir le sentiment
d’être à mes côtés, avec les personnages. Cette fragilité est
essentielle, aussi bien dans ma relation avec les personnages que pour
le spectateur.
AURA-T-ON LA CHANCE DE SUIVRE LES AVENTURES DE LA VIEILLE DAME ET DE L’ENFANT ?
Je vais bientôt retourner les voir. Ça fait presque deux ans
maintenant, je veux savoir comment ils vont, comment ils vivent dans
leur nouveau quartier et puis je veux leur montrer le film. Madame Xue
Lian est âgée et je veux absolument recueillir son témoignage, qu’elle
me raconte toute sa vie en fait. En tout cas je veux continuer à les
voir parce que trouve que c’est très compliqué de vivre intensément avec
des gens pendant un tournage et de ne plus les voir du jour au
lendemain. Donc je ne sais pas ce que ça va donner mais ce qui est sûr
c’est que je vais aller les voir, leur montrer le film, et bien entendu
je filmerai leur vie dans la nouvelle société chinoise, ensuite on
verra…
Entretien réalisé par Fabrice Marquat – revue Bref