Film soutenu

Désordres

Cyril Schäublin

Distribution : Shellac

Date de sortie : 12/04/2023

Suisse - 2022 - 1h33

Dans une horlogerie suisse où commencent à poindre les bouleversements induits par les avancées technologiques du XIXe siècle, Josephine, une jeune ouvrière, y fabrique le balancier, véritable cœur des mécanismes. Alors que les dirigeants y réorganisent le travail, le temps et les salaires pour rester compétitifs, elle se retrouve mêlée à un mouvement local d’horlogers anarchistes où elle rencontre l’aventurier russe Pierre Kropotkine.

Meilleur réalisateur – Berlinale 2022 / Encounters
Grand Prix – Premiers Plans Angers / Diagonales

Avec CLARA GOSTYNSKI ; ALEXEI EVSTRATOV Et MONIKA STALDER ; HÉLIO THIÉMARD  ; ALICE-MARIE HUMBERT ; ESTHER FLÜCKIGER ; ALISA MILOGLYADOVA  ; ELISAVETA KRIMAN  ; OLGA BUSHKOVA   ; TATIANA KULMINSKA  ; FREDI MÜLLER   ; MIRIAM LEONARDI  ; VALENTIN MERZ  ; DANIEL STÄHLI  ; MICHAEL FEHR  ; LAURENT FERRERO  ; ROLAND MERZ ; MAYO IRION ; BEAT GILOMEN ; LI TAVOR ; LAURENCE BRETIGNIER ; GEORGE CATTIN ; HENRI CATTIN ; JONAS AEGERTER ; PAOLO MERICO  ; MICHAIL MAIATSKY; SALOMÉ GUYOT; JULIA KÜNZI ; DANIEL BACHMANN ; NIKOLAI BOSSHARDT ; RAPHAËL THIÉMARD ; HANNA PEREKHODA ; MICHEL NEMITZ ; STEFANO KNUCHEL ; EMANUEL GOGNIAT

Scénario, réalisation et montage CYRIL SCHÄUBLIN • Image SILVAN HILLMANN • Production LINDA VOGEL, MICHELA PINI • Son MIGUEL CABRAL MORAES • Costumes LINDA HARPER • Décors SARA B. WEINGART • Direction de production ANDREA BLASER • Musique LI TAVOR • Sound Design ROLAND WIDMER / ZENTRALTON GMBH • Mixage GUIDO KELLER / MAGNETIX AG • En coproduction avec CINÉDOKKE ; RADIO TELEVISION SUISSE / SRG SSR ; ENTRÉES MULTIPLES • Avec le soutien de SWISS FEDERAL OFFICE OF CULTURE (OFC) ; ZURICH FILM FOUNDATION ; PRO CINÉMA BERNE ; MEDIA DESK SUISSE et de TORINOFILMLAB ; PRODUCTION AWARD ; FIDLAB MARSEILLE ; ARTEKINO INTERNATIONAL ; PRIZE

Cyril Schäublin

Né en 1984 à Zürich, Cyril Schäublin grandit en Suisse, dans une famille ayant compté de nombreux horlogers. Entre 2004 et 2006, il étudie le mandarin et le cinéma à l’Académie Zhongxi de Pékin avant de poursuivre des études de réalisation à l’Académie allemande du film et de la télévision de Berlin dont il sort diplômé en 2012.
De retour en Suisse, il produit et réalise son premier long-métrage, Dene wos guet geit (2017) qui fera sa première mondiale au festival de Locarno puis sera présenté aux festivals de Rotterdam, New Directors / New Films à New York et recevra le prix du meilleur film au festival d’Édimbourg. Désordres, son second long-métrage, reçoit le prix Encounters de la meilleure réalisation à la Berlinale 2021.

FILMOGRAPHIE

2022 Désordres (Unrueh)
2021 Il faut fabriquer ses cadeaux [cm]
2017 Dene wos guet geit
2013 Modern Times [cm]
2011 Portrait [cm]
2009 Lenny [cm]

Cyril Schäublin est scénariste et monteur de tous ses films.


NOTE D’INTENTION

Ma grand-mère fabriquait le coeur mécanique des montres, ce qu’on appelle le balancier (Unrueh), comme beaucoup d’autres femmes de ma famille qui travaillaient dans une horlogerie suisse aux XIXe et XXe siècles. Je désirais faire un film qui rende compte de leur travail, du temps passé à l’usine ainsi que mettre en lumière l’histoire du mouvement anarchiste chez les horlogers qui apparut au XIXe siècle.
Leurs propositions pour réinterpréter notre façon d’organiser la société, de produire, méritaient d’être remises en avant.
Le film prend place dans les années 1870 et restitue, à partir de faits historiques, ce moment où la vallée de Saint-Imier, au nord-ouest de la Suisse, devient l’épicentre d’un mouvement anarchiste en expansion.
C’est aussi la rencontre entre Josephine Gräbli, une ouvrière qui fabrique des balanciers d’horlogerie, et Pierre Kropotkine, un aventurier et cartographe russe. Ce dernier est inspiré par le véritable Pierre Kropotkine (1842-1921) dont les Mémoires d’un révolutionnaire, racontant son séjour anarchiste en Suisse, a été une ressource fondamentale à l’écriture du scénario. La rencontre entre Josephine et Pierre a lieu à une époque de grands bouleversements technologiques, dans la mesure du temps, mais aussi avec la photographie ou le télégraphe, qui ont transformé l’ordre social et amené le discours anarchiste à s’opposer à un nationalisme grandissant. En rejouant certains moments de l’Histoire, je cherche à inviter le spectateur à remettre en perspective la construction de ce qui deviendra notre présent dont nous faisons l’expérience ensemble.
Les définitions du temps et du travail, développées et affirmées sous le capitalisme industriel, sont-elles de simples inventions ? Comment les discours sur la « nation » et d’autres inventions du XIXe siècle définissent- ils encore notre façon de travailler ensemble, d’organiser et d’user de notre temps aujourd’hui ? Existe-t-il une sorte de mythologie capitaliste qui guiderait insidieusement notre quotidien ? S’agit-il d’un conte de fées ? Quels autres contes peut-on encore écrire ?


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L’indépendance de pensée et d’expression que je rencontrai dans le Jura suisse m’interpellèrent d’autant plus fort ; et après quelque semaines passées auprès des horlogers, mon opinion au sujet du socialisme était certaine : j’étais un anarchiste.

Pierre Kropotkine, 1877


ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR

Que signifie le titre original de votre film, Unrueh ?

En suisse allemand, “Unrueh” désigne le balancier qui se trouve au cœur de la mécanique d’horlogerie. Cette pièce était essentiellement produite par des femmes dont ma propre grand-mère et mes grandes-tantes qui travaillaient dans une usine dans le nord-ouest de la Suisse. En leur parlant, pour mes recherches, elles m’ont dit que leurs grands-mères aussi travaillaient déjà à la confection de ces balanciers.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vos recherches, sur le développement de votre idée ?

J’avais pour idée de faire un film sur une horlogerie lorsque j’étais encore étudiant à Berlin donc j’avais déjà rencontré des parents qui avaient travaillé dans ce secteur afin de collecter leurs souvenirs, leurs expériences. Mon travail a aussi été très influencé par La Condition ouvrière, l’ouvrage de la philosophe anarchiste Simone Weil, dans lequel elle décrit ce qu’a été son expérience dans une aciérie. Je me suis intéressé à la vie quotidienne dans une horlogerie, à la façon dont cette activité pouvait façonner la perception que les travailleurs pouvaient avoir du temps. Simone Weil parle de la cadence comme d’une force exercée sur les ouvriers pour emplir leur tâches répétitives dans un temps imparti qui ne leur laisse généralement pas la possibilité de travailler à leur propre rythme.

Comment est arrivé l’anarchisme dans votre projet ?

Alors qu’il étudiait l’anthropologie en Angleterre, mon frère aîné, Emmanuel (qui deviendra conseiller ethnographique sur le film), a découvert la théorie et le mouvement anarchistes et les liens qui les unissaient à l’horlogerie suisse au XIXe siècle. Il m’a fait découvrir les écrits de Kropotkine dans lesquels j’ai découvert cette citation où il affirmait être devenu anarchiste après avoir séjourné parmi les horlogers suisses et fait la rencontre de leur mouvement. J’ai tout de suite su que ce devait faire partie du film, aux côtés d’un personnage inspiré par ma grand-mère.

Quel est donc le lien entre l’anarchisme et l’industrie horlogère ?

Au début, le mouvement socialiste du XIXe siècle militant pour les droits des ouvriers était une gigantesque organisation appelée la Première Internationale dont Marx et Engels étaient plus ou moins les chefs autoproclamés. En 1871, un ouvrier d’horlogerie suisse de Sonceboz publie une circulaire remettant sévèrement en question les figures autoritaires de Marx et Engels dans ce mouvement. Cette circulaire reçut beaucoup d’attention et de sympathie parmi l’Internationale, tant et si bien qu’un nouveau groupe s’est formé en son sein, se déclarant la Première Internationale anti-autoritaire. Le premier congrès de cette organisation eut lieu en 1872, à Saint-Imier, une ville d’horlogerie suisse, attirant des membres et des curieux de toute l’Europe et de Russie. Dans les années qui suivirent, la vallée devint le point de rendez-vous du nouveau mouvement anarchiste international. La plupart des anarchistes suisses, comme Adhémar Schwitzguébel ou Auguste Spichiger, étaient des horlogers. À l’époque, l’horlogerie suisse était à la fois une énorme industrie produisant la majorité des montres dans le monde au début des années 1870, et un secteur encore très décentralisé par rapport à d’autres activités. Cette désintégration de la production s’explique par la grande complexité de la production d’un seul produit, qui faisait parfois intervenir plus de 300 ouvriers différents. Ainsi, les ateliers produisant les différentes pièces pouvaient maintenir une certaine indépendance politique et économique qui semble avoir encouragé l’esprit de l’anarchisme parmi les employés, ce dont Kropotkine tâche de rendre compte dans ses mémoires.

Qu’en est-il de cette histoire d’amour entre Kropotkine et Josephine ?

Initialement, mon idée était d’insuffler quelque chose de romantique, le classique «un garçon rencontre une fille», mais de m’en moquer, en faire une sorte de caricature du genre culminant en cette scène finale dans laquelle leur amour, leur rencontre, est dénaturée, transformée en simple commodité par des gens qui achètent leur photographie. Ironiquement, cette «histoire d’amour» dénature en quelque sorte le film lui-même, le rendant plus «vendeur» grâce à cette romance. En fin de compte, cet amour est indéfinissable, indescriptible, bien que les images du couple soient visibles et en vente. J’espère que grâce à cela, se ménagera une sorte de porte secrète qui entraînera par-delà le film : un potentiel point de départ dans l’élucidation des mécanismes à l’œuvre dans le temps, dans les récits nationalistes qui continuent de façonner notre présent. Arthur Rimbaud disait, à propos de l’amour, qu’il est à réinventer : je pense que l’amour nous fait également réinventer notre monde, notre façon de s’y adapter et nos idées.

Et s’agissant de votre choix de travailler avec des acteurs non- professionnels?

Il me fallait rejouer des situations du passé, des années 1870, avec des personnes vivant aujourd’hui. J’ai donc décidé de travailler avec des gens liés à l’horlogerie contemporaine mais aussi avec des personnes qu’on croise tous les jours, des routiers, des rappeurs, d’anciens détenus, des architectes, des universitaires, des charpentiers… Peut-être espérais-je que grâce à ce choix j’arriverais à reproduire un langage du passé qui n’aurait pas l’air “historique”. Ce qui m’intéressait c’était un langage du quotidien, qui serait parlé par les personnages, un langage commun qu’on peut imaginer avoir existé et avoir été marginalisé à l’époque comme il pourrait l’être aujourd’hui. Il n’y a pas de musique dans le film, à l’exception de deux chœurs.

Pourquoi les y faites-vous figurer ?

Pour moi, il était crucial non seulement de montrer ce mouvement anarchiste dans une ville d’horlogers suisse, avec son approche internationale, pacifiste, égalitaire, mais aussi de reconstituer son pendant à l’opposé du spectre politique, c’est-à-dire le mouvement nationaliste, libéral, autoritaire, patriarcal, dont, comme on le sait, l’influence a prévalu en Suisse mais aussi en Europe. En juxtaposant des situation des deux côtés de la barrière, le spectateur est incité à forger sa propre opinion quant à la façon dont ces communautés considèrent le passé pour concevoir le présent. Les deux chœurs et leurs chansons, dont les textes sont d’époque, soulignent cette idée de symétrie dans la représentation des deux mouvances politiques dominantes dans une ville ouvrière suisse : l’un de ces chants et l’hymne national suisse, l’autre une chanson anarchiste, «L’ouvrier n’a pas de patrie».

Qu’est-ce que votre film, bien qu’historique, nous dit sur notre époque contemporaine ?

J’imagine qu’il y a de nombreux parallèles entre les années 1870 et notre époque. On pourrait même avancer que de nombreuses briques qui ont servi à sa construction ont d’abord été posées à ce moment-là, en particulier, bien évidemment, la fondation de l’État-nation basé sur des récits nationaux enseignés à l’école et perpétués par la presse, comme l’explique merveilleusement Benedict Anderson dans son livre, L‘imaginaire national. Bien entendu, les répercussions des nouvelles technologies à l’époque se font toujours sentir aujourd’hui : la communication longue distance initiée par le télégraphe, la démocratisation de la photographie, la manifestation de la conscience politique, la mesure du temps rendue massivement accessible grâce aux montres et son impact sur notre perception du temps, son organisation, le partage entre le professionnel et le privé en fonction d’emploi du temps strictement définis… Nous sommes, nous aussi, confrontés à une nouvelle organisation de nos vies en fonction des nouvelles technologies. En procédant ainsi, nous continuons de construire notre futur comme nous le faisions à l’époque du film. Je crois qu’une des plus grandes interrogations de notre temps porte sur comment nous pouvons nous référer à, ou peut-être même réécrire, notre histoire. Comment la définissons-nous et quelles leçons en tirons-nous pour notre avenir ? Dans ce film, les protagonistes aussi rejouent le passé pour modifier le présent : les anarchistes cherchent à recréer la Commune de Paris, ses idéaux d’égalité salariale entre hommes et femmes, de redistribution des richesses parmi le peuple. Pendant ce temps, les libéraux se réfèrent aux combats médiévaux, imaginant une union suisse contre la Bourgogne, afin d’alimenter le sentiment nationaliste parmi la population, mobiliser autour du tout jeune État fédéral suisse. Combien d’autres éléments de nos mémoires communes sont toujours ravivés aujourd’hui et comment le choix de ces éléments influence-t-il notre présent et notre avenir ?

Où avez-vous tourné et comment les choses se passaient sur le plateau ?

L’intégralité du film a été tournée au nord du canton de Berne, aux alentours et dans la vallée de Saint-Imier, là où le premier congrès de l’Internationale Anarchiste a eu lieu, en 1971. Nous avons travaillé avec une petite équipe à l’image, uniquement en lumière naturelle. Le défi de ce projet tenait essentiellement à l’exactitude historique des lieux et des costumes, en particulier pour les nombreux figurants.

Comment s’est déroulée l’écriture des dialogues et du scénario ?

À partir de plans que j’avais déjà en tête au moment de l’écriture, j’ai conçu les scènes comme des motifs à dérouler au moment du tournage. En fin de compte, la plupart des dialogues pré-écrits se sont retrouvés dans le film mais des dialogues ont aussi été improvisés sur le plateau. Il était essentiel de développer le scénario en avec l’aide de différents conseillers, en particulier Florian Eitel, l’historien référent du projet. Son livre, Les ouvriers anarchistes de Suisse au XIXe siècle, et son approche micro-historique ont été une ressource incontournable lors de l’écriture, un guide dans les faits et sources à privilégier et à intégrer dans le film. Mon frère Emanuel a aussi apporté son expertise ethnographique sur la manière d’incorporer avec le scénario les informations données par les différentes personnes rencontrées durant mes voyages préparatoires.

Quels artistes ou cinéastes vous ont inspiré ou influencé ?

En travaillant sur le film, j’ai lu beaucoup de poésie et des auteurs comme Teju Cole, Patrizia Cavalli, Anton Čechov ou encore des essais de Ursula K. Le Guin. Visuellement, le travail de la photographe Iris Lacoudre et les peintures de Luo Ping et Franz Gertsch m’ont beaucoup aidé.

Et les cinéastes alors ?

Bien sûr, j’apprécie le cinéma contemporain mais je me réfère beaucoup à ce que racontait Fritz Lang : ayant commencé au début des années 1920, il n’y avait à l’époque pas de genres auxquels se référer. De fait, dans les années 1960, il avait de la peine pour tous ces jeunes cinéastes qui devaient réfléchir à ce qu’ils faisaient en fonction de tous les genres existant, de toutes les voies possibles. Aussi, j’aime me tourner vers les débuts du cinéma, vers Murnau, Elvira Notari ou Ozu, quand le cinéma était encore à inventer et pas encore pris dans tous ces débats sur ce qu’il est. Je cherche à amener cet état d’esprit dans notre présent et créer à partir de ça.