Thriller politique, Double Take met en scène un récit orchestré par Alfred Hitchcock, où se mêlent faux-semblants, couples étranges et histoires croisées.
Alors que la guerre froide s’intensifie, la télévision prend peu à peu le cinéma en otage en s’immisçant dans les foyers américains. Les dirigeants des deux blocs s’efforcent désespérément de rester cohérents lors d’un débat à la télévision.
Et, Hitchcock et son insaisissable double apparaissent de plus en plus obsédés par le meurtre parfait… de leur double respectif ! À partir d’un collage d’archives télévisuelles et cinématographiques, Johan Grimonprez, sur un scénario inspiré d’une nouvelle de Borges, détourne la figure mythique du « maître du suspense ». Sous la forme d’une intrigue ludique, il dissèque la paranoïa d’un individu comme métaphore de la crise politique et nous invite à réfléchir à notre propre rapport aux images.
réalisation Johan Grimonprez / scénario Johan Grimonprez, Tom McCarthy (Remainder) d’après le recit 25 Août 1983 de Jorge Luis Borges sosie d’hitchcock Ron Burrage / voix d’hitchcock Mark Perry / musique Christian Halten(The Blue Brick, Alien Entity) / montage Dieter Diependaele (Blush), Tyler Hubby (The Devil and Daniel Johnston) / produit par Zapomatik, Emmy Oost (Dial H-I-S-T-O-R-Y), Johan Grimonprez / coproduit par Nikovantastic Film, Hanneke van der Tas et NicoleGerhards (The Stranger in Me), Volya Films, Denis Vaslin (Transit Dubai, Border) avec le soutien du Fonds Audiovisuel de Flandre, Nederlands Fonds voor de Film, Nordmedia Fonds GmbH (Basse-Saxe et Brème), Fonds Cinématographique de Rotterdam / avec l’association de ZDF avec Arte / direction editoriale ZDF / développé avec la collaboration de Anna Sanders Films, Corinne Castel Eurodoc avec la participation du Ministère français de la Culture et de la Communication, Image Mouvement, Ville de Paris, Le Ministère français des Affaires Étrangères, Cité Internationale des Arts, Les Récollets, Le Plateau / FRAC Île-de-France, Hollywood Hills House /
Johan Grimonprez
Né le 12 août 1962, à Roeselare, en Belgique. Après avoir suivi des cours d’anthropologie et de photographie, Grimonprez a étudié à la School of Visual Arts de New York. Il vivait aux Etats-Unis au début des années 90, à l’époque de la première guerre en Irak. La façon qu’avaient les médias de représenter la guerre, leur terme de « frappes chirurgicales » et leur vision aseptisée du carnage allaient ainsi influencer les travaux vidéo de Grimonprez. Après l’École des Arts Visuels, il fut accepté au programme d’étude indépendant du Musée Whitney. Là, il rencontra des professeurs qui déjà faisaient partie de ce qui deviendrait son territoire de prédilection : un univers transgressif évoluant entre le cinéma expérimental des années 60 et la vidéo dans lequel il n’a n’a de cesse de se questionner sur « les limites de l’image ou du langage télévisuel et cinématographique. Comment repousser ces limites et, ce faisant, en déchiffrer tous les codes. »
Il enseigne à la School of Visual Arts de New York et passe son temps entre New York et Bruxelles. Encensé par le London Times et le New York Times comme étant « un incroyable tour de montagnes russes à travers l’histoire », le film Dial H-I-S-T-O-R-Y 1997), périple dans les annales des détournements d’avion, a raflé le prix de meilleur réalisateur aux festivals internationaux de San Francisco et de Toronto. Depuis son succès au Centre Georges Pompidou (Paris), le film a voyagé de par le monde. Son film Looking for Alfred (2005) a été présenté au Festival du film de Rotterdam en 2005 et a remporté le Prix Spirit à New York, ainsi que le Prix international des médias du ZKM en 2005, et le Prix européen des médias en 2006. La fiction How To Remind Your Dog, prévue pour fin 2010, explore le thème du happy ending dans un monde où règne un consumérisme acharné.
filmographie
2010 HOW TO REWIND YOUR DOG
[en développement]
2009 DOUBLE TAKE
1997 Dial H-I-S-T-O-R-Y
Pistes de réflexion
par Geoffrey MacNab journaliste (The Guardian, The Independent)
L’effet Hitchcock
Dans son dernier film, Double Take, l’artiste et cinéaste Johan Grimonprez explore des thèmes qui lui sont familiers : comment la télévision manipule les foules ; effraie et brouille la frontière entre réalité et fiction. Encore une fois, au centre de l’œuvre, une silhouette se dessine, Alfred Hitchcock. Ce film est en quelque sorte la suite du court métrage de Grimonprez, Looking For Alfred, qui joue de la même façon sur le thème de la duplicité, en décortiquant les apparitions d’Hitchcock dans ses propres films, et se demandant ce qui se passerait si Hitchcock venait à rencontrer… Hitchcock. A la différence que dans ce projet-ci, l’enjeu augmente considérablement.
Retour au début des années 60. C’est l’époque de la crise de Cuba, mais également une période où la rivalité entre cinéma et télévision est des plus féroces. Les cinémas mettent la clé sous la porte car le petit écran vole leurs spectateurs. Hollywood change de visage. Hitchcock a déjà réalisé Psycho avec une équipe de télévision. Il est sur le point de commencer le tournage des Oiseaux. À la même époque, il se construit une image différente en tant que personnalité de la télé, avec Alfred Hitchcock Presents. La guerre froide s’intensifie. Les spectateurs américains ont vu le leader soviétique Nikita Khrouchtchev et le vice-président américain Richard Nixon lors de leur étrange débat à la télévision – un entretien qui ressemblerait aujourd’hui à une parodie d’interview sur le plateau d’une émission de Steve Allen ou du Milton Berle Show. Les deux politiciens plaisantent. D’une certaine manière, chacun est également le double de l’autre. Malgré leur conversation d’apparence triviale, la menace est palpable. Ce sont les représentants de deux puissances mondiales prêts à employer les grands moyens.
Chair de poule
Double Take ouvre sur un incident troublant survenu à l’automne 1948 où des centaines d’oiseaux s’écrasèrent contre l’Empire State Building pour terminer leur course dans la rue. Ensuite, on entend le vrombissement d’un avion s’écrasant contre l’Empire State. Le film d’Hitchcock Les Oiseaux n’était peut-être pas aussi tiré par les cheveux qu’il le semblait. L’effroi ressenti à l’occasion d’incidents aussi singuliers allait finir par devenir une réalité quotidienne. Pour Grimonprez, la sensation de malaise que l’on ressentait au début des années 60 n’a pas disparu. « Les Oiseaux est une métaphore de l’invasion catastrophique de la télévision dans nos foyers », médite-t-il. La toile de fond est historique : il est question de la crise de Cuba et de la guerre froide. C’est une métaphore du double – l’est contre l’ouest, le double politique, deux blocs se menaçant mutuellement tout en s’enfermant dans le même paradigme. C’est un phénomène très contemporain. « Le terrorisme présenté comme un spectacle, avec la guerre en Iraq et l’escalade nucléaire de l’Iran. Il y a toujours quelque chose qui bouge, en arrière-plan.» Hitchcock s’est nourri des hantises de la société de son époque pour donner la « chair de poule » à son public. Réduites à leur essence, Grimonprez suggère que ces hantises peuvent se résumer à la peur de « l’autre ». Les médias continuent à accentuer et à alimenter cette peur. Dans son film, on trouve aussi un élément de fiction. Pour jouer le personnage d’Hitchcock, il a fait appel à Ron Burrage, son sosie le plus parfait. Par moments, en regardant le film, on ne sait plus où s’arrêtent les images d’archive et où commence l’interprétation de Burrage.
Détournement
Documentaire déroutant, Double Take illustre remarquablement les méthodes de travail de Grimonprez, qui consistent à remettre en question les images reçues et à faire la guerre aux clichés. D’autre part, c’est un clin d’oeil à ce que les spectateurs subissent avec la quantité d’images dont on les bombarde littéralement chaque jour. Grimonprez s’est fait connaître en 1997 avec son film Dial H-I-S-T-O-R-Y, un documentaire traitant de détournements d’avions, œuvre faisant figure de véritable prédiction pour beaucoup. Ce film étudie la fascination qu’exercent les piratages sur les spectateurs ainsi que les méthodes ingénieuses – parfois dignes des plus grands cinéastes d’avant-garde – avec lesquelles les médias filment et présentent les actualités. Le compositeur allemand Karlheinz Stockhausen a décrit les événements du 11 septembre comme « La plus grande œuvre d’art de tous les temps ». Ses remarques ont alimenté la controverse et ont été citées hors contexte. Pourtant, ce que Stockhausen a appelé « l’esprit cosmique de rébellion, d’anarchie » est précisément l’objet d’étude du documentaire de Grimonprez. Il observe dans quelle mesure – comme l’a déclaré le romancier Don DeLillo – le terroriste a usurpé le rôle de l’artiste. « Ce que le terroriste gagne, l’écrivain le perd » selon DeLillo.
Peur et voyeurisme
La vie et l’œuvre d’Hitchcock offrent à Grimonprez un territoire fertile à explorer. La peur et le voyeurisme de “Hitch” sont à la fois publics et privés, ils sont main dans la main. Le cinéaste britannique a compris bien plus vite que ses contemporains que la télévision n’était pas consommée de la même manière que les films. Son contenu est sans cesse interrompu par la publicité. Les spectateurs peuvent passer d’une émission à l’autre, changer de chaîne.
Interview de Johan Grimonprez par Alex Masson
L’Autre Cinéma belge, 2009, Édition Flandrimage
Pourquoi êtes-vous devenu réalisateur ?
Cette question fait partie intégrante de mon travail. J’essaie d’y définir ce qu’est le cinéma, de pousser au plus loin cette définition. Surtout dans la mesure où mes films dépendent de leur destination : ils n’ont pas la même utilité selon qu’ils sont conçus pour une installation, une exposition ou pour le cinéma. J’essaie malgré tout d’y exposer des thèmes, des interrogations qui me sont personnels. En ce moment j’adore questionner l’acte de regarder la télé en le recontextualisant. Double Take pose la question du rapport de perception entre le cinéma et la télévision. Tout comme Dial H-I-S-T-O-R-Y voulait démontrer que l’arrivée de CNN et d’MTV ont changé l’esthétique du cinéma et son rapport à la temporalité, ont fait basculer le cinéma des années 70 aux années 80.
Double Take a visiblement été conçu par sa forme ou sa durée, qui est celle moyenne d’un film, pour le cinéma. Est-ce que cela modifie votre démarche ?
Non. J’adore l’idée qu’un film puisse être diffusé sur plusieurs supports : Double Take va passer en télé en Allemagne, parce qu’il a été co-produit par la ZDF et Arte. Il est actuellement montré dans une exposition à New York. Je serais même ravi qu’il passe sur des chaînes américaines où il serait entrecoupé de spots publicitaires. Parce que chaque moyen de le diffuser permet une recontextualisation en soi.
La figure centrale de Double Take est Alfred Hitchcock, cinéaste ô combien symbolique. Pourquoi ce choix ?
Double Take est en fait né d’un autre film, que je n’ai pas encore fait. Pour celui-ci, j’avais besoin d’un sosie d’Hitchcock. J’ai donc monté un casting au cours duquel j’ai rencontré Ron Burrage, son sosie officiel, qui le joue depuis vingt-cinq ans. En fait, il a quasiment démarré sa carrière quand le vrai Hitchcock est mort. Cette rencontre a enclenché l’idée de Double Take. La vie de cet homme est tellement bizarre, tellement pleine de coïncidences : il a travaillé comme liftier à l’hôtel Claridge à Londres, là où Hitchcock était logé quand il travaillait sur un projet de film sur les camps de concentration. Il a ensuite travaillé au Savoy, où se trouvait le restaurant favori du réalisateur. J’ai trouvé amusant que la vie de Ron soit tellement liée par le cinéma sans que ça l’empêche d’en avoir fait sa propre vie. C’était une parfaite métaphore pour décrire la condition d’artiste, qui doit définir son propre espace tout en devant intégrer le fait qu’aujourd’hui ce sont les médias qui définissent son statut d’artiste.
Hitchcock était conscient de sa propre image : il est le réalisateur qui s’est le plus souvent mis en scène.
Je ne crois pas qu’il ait existé d’autre réalisateur qui soit autant une icône médiatique que lui. Il suffit de voir le nombre de livres sur lui qui continuent à sortir. Ils contribuent à une sorte de prolifération de son image, créent autant de doubles d’Hitchcock. Sans compter que de 1956 à 1967, il a fait de la télé. Très peu d’épisodes d’Alfred Hitchcock présente sont signés par lui, mais il était omniprésent dans cette série, par les ouvertures et les conclusions. Il est autant devenu une icône par le cinéma que par la télévision, de même qu’il a connu les grandes transformations du cinéma, du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, du cinéma anglais au cinéma hollywoodien. Jusqu’à l’idée de faire une apparition dans chacun de ses films, la carrière Hitchcock est marquée par une sorte de schizophrénie. L’idée du double ou du quiproquo sur l’identité d’un personnage est d’ailleurs une récurrence dans ses films.
Comment expliquez-vous qu’Hitchcock soit devenu le cinéaste ayant le plus inspiré les générations d’artistes suivantes. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
Parce qu’il était, et est resté omniprésent, au point de s’incarner dans l’inconscient collectif. De la même manière que lorsque les gens ont vu les images des Twin Towers s’effondrer le 11 septembre 2001, ils ont eu une impression de déjà-vu, ont cru que c’était un extrait de film hollywoodien. Comme si la réalité des choses était un fantôme de la fiction. C’est un cas extrême, mais cet événement a une portée à de multiples niveaux qu’ils soient politiques, philosophiques ou moraux. Si on regarde bien les films d’Hitchcock, et qu’on en isole certains passages, on retrouve ces mêmes niveaux et mêmes d’autres comme une lecture sexuelle des rapports humains. C’était un vrai penseur y compris vis-à-vis des médias. Ce n’est pas innocent si en 1959, il engage des techniciens de télé pour tourner Psychose. Il avait compris qu’Hollywood devait se redéfinir par rapport à la télévision qui devenait dominante.
C’est de nouveau le cas aujourd’hui, avec l’arrivée d’autres types d’images, de consommation des images. Comment les percevez-vous ?
C’est devenu un phénomène économique : les jeux vidéos rapportent désormais plus d’argent qu’Hollywood, qui doit se réapproprier ce nouveau médium. Je trouve que ces changements sont une bonne chose, quand ils forcent le cinéma à une ouverture. Double Take est aussi fait pour marquer cette évolution. Le lien à l’image est passé par le montage, puis le zapping, on en est désormais au “skipping”, en sautant des chapitres des histoires comme avec un DVD.
Ces évolutions passent par l’avancée d’une technologie. Or sans cette technologie, votre cinéma ne pourrait sans doute pas exister. Il doit même la prendre en compte, va devoir avancer avec elle pour rester valide.
A Berlin, on a récemment défini Double Take comme du post-modernisme. Ca me laisse un peu dubitatif. Malgré tout, mes films restent attachés à des techniques de cinéma ancestrales comme le principe d’une narration. Même fractionné ou raconté dans un mode non linéaire, il reste un itinéraire. Je n’ose presque pas le dire, mais je trouve que mes films conservent une part d’utopie qui est inhérente à un cinéma « à l’ancienne ». Là où aujourd’hui c’est la dystopie qui règne, notamment dans le cinéma de science fiction : depuis Blade Runner, il pleut toujours dans les films futuristes. Je ne suis pas cynique, je crois encore à la possibilité d’une poésie dans le cinéma, ce qui n’empêche pas d’avoir un discours, une réflexion critique sur le monde et les médias. n [extraits]