Alors qu’un projet de construction menace leur terrain de baseball adoré, deux équipes amatrices d’une petite ville de la Nouvelle-Angleterre s’affrontent pour la dernière fois. Face à cet avenir incertain les tensions et les rires s’exacerbent, annonçant la fin d’une ère de camaraderie.
Festival de Cannes 2024 – Quinzaine des Cinéastes
Ed Mortanian Keith William Richards • Franny Cliff Blake • Rich Cole Ray Hryb • Lee Bill “Spaceman” Lee• Graham Morris Stephen Radochia • Troy Carnahan David Pridemore• Derek Dicapua Keith Poulson • John Faiella John Smith Jr. • Glen Murray Pete Minkarah • Al Wayne Diamond • Chuck Poleen Theodore Boulouko• Branch Moreland Frederick Wiseman
Réalisation Carson Lund • Scénario Carson Lund, Michael Basta, Nate Fisher • Image Greg Tango • Son Joseph Fiorillo, Joel Numa, Georgios Melimopoulos • Montage Carson Lund • Musique Carson Lund, Erik Lund • Direction artistique Erik Lund • Producteurs Michael Basta, David Entin, Tyler Taormina, Gabe Klinger • Production Omnes Films • Coproduction Nord-Ouest Films



Carson Lund
Originaire du New Hampshire, Carson Lund est l’un des membres fondateurs d’Omnes Films, un collectif de cinéastes indépendants basé à Los Angeles. Il a notamment travaillé en tant que directeur de la photographie et producteur pour ses camarades Tyler Taormina (Ham on Rye en 2019 et Christmas Eve in Miller’s Point en 2023) et Jonathan Davies (Topology of Sirens, 2021). Eephus est son premier film comme réalisateur, qu’il a également écrit et produit. Carson Lund est également musicien et critique de cinéma.
Invitation de la programmatrice
Quiconque a assez vécu a, au moins une fois dans sa vie, fait l’expérience de ces journées parfaites de l’enfance au bord de la mer, au cœur d’une forêt ou d’un terrain de sport, journées d’autant plus parfaites qu’elles se doublent de la certitude absolue que jamais plus elles ne se reproduiront. Carson Lund, qui sait manifestement que les déchirements de l’enfance persistent à l’âge adulte, nous propose de passer l’une de ces journées parfaites, et d’accompagner au-delà du coucher du soleil une poignée de vieux enfants affairés à se livrer une dernière fois aux savants rituels du base-ball, ce sport aux règles incompréhensibles que l’on peut pratiquer avec de la bedaine et la cinquantaine passée. Plastiquement superbe, EPHUUS se régale de la gamme chromatique que déploie la panoplie des joueurs (dont ces étranges gilets rembourrés qui les font ressembler à des scarabées) et de la beauté de leurs gestes où il débusque la grâce des danseurs… Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le cinéaste confie l’intrigante voix off du film à celui qui est capable de trouver de la danse aussi bien dans les corps de ballet qu’au sein des troupes de soldats en exercice… Evidemment, c’est Frederick Wiseman !
SÉVERINE ROCABOY – Cinéma Les Toiles à Saint-Gratien
Omnes Films
Omnes Films est un collectif basé à Los Angeles comprenant plusieurs réalisateurs américains tels que Carson Lund, Tyler Taormina, Jonathan Davies ou Michael Basta, et s’étend à l’international avec d’autres cinéastes comme Lorena Alvarado et Alexandra Simpson.
Depuis 2018, leurs films sont des oeuvres passionnées, ambitieuses et réalisées entre amis, chacun travaillant sur le projet des autres, privilégiant l’atmosphère à l’intrigue.
Ils se sont donnés pour mission de combler un vide dans le cinéma moderne en défendant un cinéma original, art & essai, qui étudie les différentes formes de déclin culturelle au XXIe siècle.
ENTRETIEN AVEC CARSON LUND
Comment êtes-vous arrivé à la réalisation de films ?
J’ai grandi dans la banlieue du New Hampshire avec des parents très encourageants qui soutenaient mes activités artistiques. J’ai donc très tôt été attiré par les arts visuels, en commençant par le dessin puis la photographie. Par la suite mon père m’a fait découvrir des films en dehors des sorties hebdomadaires, et c’est le cinéma de Stanley Kubrick qui m’a vraiment ouvert les yeux sur cette notion de réalisateur en tant qu’entité créative. Au lycée, je travaillais à la bibliothèque locale, au département des médias, et c’est là, au milieu de l’une des meilleures collections de vidéos de la Nouvelle-Angleterre, que je suis devenu un cinéphile, dévorant les oeuvres d’Ingmar Bergman, Andrei Tarkovsky, Abbas Kiarostami, Robert Bresson et bien d’autres encore.
J’avais réalisé des courts métrages de comédie avec des amis sur des caméras DV, mais une fois que mon enthousiasme pour le cinéma art et essai s’est développé, j’ai commencé à imiter mes influences, à essayer différentes esthétiques et à voir ce qui me convenait. Cette quête était suffisamment amusante et gratifiante pour que je décide d’abandonner mon rêve de devenir joueur de baseball professionnel et de me lancer à corps perdu dans la réalisation de films.
Comment décririez-vous Eephus en quelques mots ?
Eephus est un film de sport peu orthodoxe qui prend prétexte d’un dernier match de baseball amateur joué sur un terrain voué à la démolition pour explorer ce sentiment rampant du temps qui passe et la nostalgie de la jeunesse perdue. Nous y sommes tous confrontés à mesure que nous vieillissons et que nos environnements changent. Il s’agit d’un film choral qui traite sur le ton de la comédie, d’un monde analogique et social sur le point de disparaître.
D’où est venue l’idée de ce film ?
La genèse d’Eephus n’a pas été le fruit d’une intuition soudaine. C’est plutôt une lente prise de conscience de ce que je voulais explorer à l’écran. Je joue une fois par semaine dans une ligue de baseball amateur comme celle décrite dans le film. Et les observations et anecdotes que j’ai accumulées au fil des ans – certaines amusantes, d’autres poignantes – m’ont paru constituer une base assez substantielle pour un récit cinématographique. Mais j’ai trouvé le coeur du film quand mon père a dû quitter sa propre équipe de baseball à cause d’une blessure au genou. Cela m’a d’abord fait réfléchir à mon propre corps, puis à tous ces facteurs de vie qui nous éloignent inextricablement des activités de jeunesse que nous aimons le plus.
Vous avez écrit avec Michael Basta et Nate Fisher. Qui a fait quoi sur le scénario ?
Selon l’esprit du film, Eephus a été écrit de façon très collaborative, en harmonisant de multiples voix créatives et comiques. Avec un ensemble aussi vaste, je savais que j’aurais besoin de l’aide d’amis pour imaginer les différents personnages, et Mike et Nate ont été des confidents proches dès que j’ai commencé à partager mes premiers fragments d’idées. Nous avons réfléchi à l’ensemble du projet sur Zoom pendant la pandémie, en nous déléguant mutuellement les différentes scènes à développer. Lorsque nous nous sommes finalement réunis dans une salle, nous avons pu visualiser le film sous la forme d’un grand panneau d’affichage présentant un box score, une carte visuelle d’un match de base-ball minutieusement annotée. Mike et Nate sont tous deux des scénaristes extrêmement inventifs, avec leur propre style de dialogue. J’aime identifier les contributions de l’un ou de l’autre dans différentes scènes. Mais en fin de compte, nos voix se sont fondues en une seule et aucune scène n’a été finalisée sans un consensus de groupe.
Y a-t-il eu des étapes particulières dans le développement du film ?
Nous n’avons participé à aucun laboratoire ni bénéficié d’aucune subvention. Aux États-Unis, la réalisation de films indépendants peut être un jeu impitoyable, chacun pour soi, et nous savions qu’il nous serait difficile de trouver un financement pour un projet dont le protagoniste principal n’est pas défini et sans stars de cinéma. Conscient de ces obstacles, j’ai emprunté des voies non conventionnelles en présentant le projet, bien en dehors de l’industrie du cinéma dans l’idée de séduire des investisseurs ayant un rapport émotionnel au baseball, même s’ils n’avaient aucune expérience dans la production. Il y a eu plusieurs versions possibles du film à différents moments de sa gestation qui a duré des années (y compris quelque chose de plus documentaire par nature). Finalement, je suis très heureux que nous ayons pu réaliser la version rêvée du film grâce à une équipe de production exécutive enthousiaste et confiante.
Ce qui est particulier, c’est que vous avez coproduit votre film. Pouvez-vous me présenter Omnes Films qui a également produit Noël à Miller’s Point également présenté à la Quinzaine des cinéastes ?
Omnes Films a plus de dix ans et s’est beaucoup développé depuis sa création. Nous avons réalisé cinq longs métrages, et d’autres sont en cours de production. Au cours de cette période, nous avons dû réfléchir à la façon de définir ce qui n’est finalement qu’un collectif peu structuré d’amis proches de l’université (et de quelques amis de longue date) qui réalisent ensemble des projets passionnés. Les quatre membres de base de l’équipe – moi-même, Tyler Taormina, Jonathan Davies et Michael Basta – ont tous des aspirations de réalisation, mais pas seulement. Nos diverses expériences cinématographiques nous permettent d’apporter nos compétences techniques aux visions de chacun. Nous sommes également tous intimement impliqués dans chaque projet depuis la base, de sorte que chaque film est marqué par nos interventions d’une façon que nous pouvons facilement identifier.
Un autre atout unique d’Omnes Films est le vaste réseau d’amis qui constituent les équipes. Que ce soit des gens comme Erik Lund (concepteur de production, directeur artistique, designer), Joseph Fiorillo (preneur de son et mixeur, producteur), Kevin Anton (monteur, homme à tout faire des VFX), Eric Berger (scénariste) et David Entin (producteur et cerveau comptable). Tous aident à garantir que nos projets soient viables tant sur le plan créatif que logistique. Enfin, dans l’esprit d’un collectif qui ne s’est jamais fixé de limites rigides, nous avons élargi notre production aux films de nos amies Lorena Alvarado (Los Capitulos Perdidos, présenté au FID Marseille et à Locarno) et Alexandra Simpson (No Sleep Till, présenté aux Journées des auteurs à Venise).
Comment avez-vous choisi vos acteurs ?
Le casting a été un processus long mais très agréable. Comme je vis maintenant à Los Angeles, à 3000 miles de la région du Nord-Est où j’avais prévu de tourner le film, j’ai dû mener la plupart de mes auditions via Zoom. Évidemment, cela nous amène à nous concentrer davantage sur le visage et la voix que sur n’importe quel autre aspect du physique d’un acteur. J’étais à la recherche de physiques adaptés à la région. J’admire beaucoup l’éthique du casting dans les films de John Cassavetes, Eagle Pennell ou Robert Aldrich. Ce sont des films qui embrassent l’»authentique» et le «peu flatteur», se délectant de la merveilleuse variété de visages humains à la disposition d’un cinéaste sans jamais recourir cyniquement aux normes de beauté hollywoodiennes. J’ai essayé d’adopter la même approche.
La partie la plus délicate du casting de ce film particulier a été l’évaluation des capacités athlétiques de chaque acteur. J’ai dû suivre mon instinct sur ce point, car je gérais une grande partie du processus à distance. Certains changements ont été apportés à l’approche du tournage, lorsque je suis entré dans la phase de répétition sur le terrain. Le film que j’avais en tête, qui mettait en scène des joueurs de baseball compétents confrontés aux limites de leurs capacités, aurait probablement été beaucoup moins intrigant que celui que nous avons finalement réalisé. Car il suit des joueurs de niveaux très différents s’affrontant dans une compétition qui, de toute façon, est davantage axée sur l’ego et l’émotion que sur le tableau d’affichage.
Pour tourner cherchiez-vous un cadre et une atmosphère particuliers pour le terrain de baseball ?
Le cœur de la narration d’Eephus était tel que je ne voulais tourner qu’à un moment précis et dans un lieu précis : La Nouvelle-Angleterre en automne. Octobre est le dernier mois de la région où l’on peut jouer au baseball sans se geler les fesses, et ce mois marque également la fin de la saison professionnelle. Les inquiétudes concernant l’hiver long et froid qui s’annonce ne font qu’ajouter au caractère poignant de ce à quoi ces hommes sont confrontés. La preuve visuelle du temps qui passe était également quelque chose que je tenais à pouvoir visualiser sur le terrain de baseball choisi pour tourner le film. De nombreux terrains de baseball américains sont rénovés pour s’adapter à l’ère moderne, ce qui signifie que les vieux gradins en bois branlants sont remplacés par des versions en aluminium moins chères et plus laides. Et les abris où les équipes se rassemblent n’ont plus le charme qu’ils avaient autrefois. Le terrain de Soldiers Field nous est apparu comme un rayon de lumière en plein processus de repérage, car il portait toutes les marques de l’histoire que nous recherchions. Il se trouvait également dans la ville tranquille de Douglas, dans le Massachusetts, où nous pouvions organiser un tournage d’un mois sans trop de problèmes. Il est difficile d’imaginer ce qu’Eephus aurait pu devenir sans le cadeau parfait constitué par Soldier’s Field.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières pendant le tournage ?
La ville de Douglas a connu le mois d’octobre le plus pluvieux de ces dix dernières années. Nous avons donc dû faire preuve d’imagination pour être sûrs de capturer tout ce dont nous avions besoin pour le film. Si nous sentions venir une tempête de pluie, nous devions dérouler des bâches sur le terrain, comme le ferait une équipe d’entretien lors d’un événement sportif professionnel. Dans certains cas, s’il pleuvait de façon inattendue pendant la nuit, et que nous n’avions pas mis les bâches sur le terrain à temps, nous nous retrouvions avec un terrain détrempé, ce qui compromettait notre travail. Par conséquent, il y a eu de nombreux matins où toute l’équipe, et même certains comédiens, ont participé au nettoyage et au ratissage. Je me souviens d’un matin glacial où Keith William Richards s’est mis en bras de chemise et a poussé avec soin une brouette autour du terrain, couvrant la boue fraîchement ratissée avec de nouveaux tas de terre sèche.
Comment se porte le cinéma indépendant américain de votre point de vue ?
Je ne sais pas s’il existe encore un large consensus sur ce qu’est exactement le cinéma indépendant en Amérique. Les «Independent Spirit Awards», par exemple, ne sont guère indépendants dans leur esprit. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la façon dont le terme a perdu de son sens en étant accolé à des grands groupes. Pourtant je peux citer une poignée de cinéastes que j’admire et que je considère comme de véritables indépendants, dans la mesure où ils ont développé leur propre langage et leurs propres méthodes et calendriers de production de façon généralement peu orthodoxes : Kevin Jerome Everson, Deborah Stratman, RaMell Ross, James N. Keinetz Wilkins, Jodie Mack et Roberto Minervini.
Ces cinéastes sont tous différents à bien des égards, mais l’une des qualités qui les unit est leur persévérance et leur engagement. Souvent, ce type de démarche n’est pas compatible avec le mode de fonctionnement des studios. Cela ne marche que lorsque l’on travaille dans un environnement familier et avec des budgets modestes. Je n’ai pas grand-chose de plus à dire sur les tendances du cinéma indépendant américain actuel. De mon point de vue il est plus vivant que jamais.
Entretien réalisé par Patrice Carré pour Le Film Français à Cannes, mai 2024