D’un souvenir fantasmé de la Seconde Guerre Mondiale au Berlin contemporain, Evolution suit trois générations d’une famille marquée par l’Histoire. La douleur d’Eva, l’enfant miraculée des camps, se transmet à sa fille Lena, puis à son petit-fils, Jonas. Jusqu’à ce que celui-ci brise, d’un geste d’amour, la mécanique du traumatisme.
Sélection Officielle – Festival de Cannes 2022
Lili Monori Eva • Annamária Láng Lena • Goya Rego Jónás • Padmé Hamdemir Yasmin • Jule Böwe Frau Clausen
Réalisation Kornél Mundruczó • Scénario Kata Wéber • Production Viola Fügen, Michael Weber, Viktória Petrányi • Co-Production Júlia Berkes, Michel Merkt, Tobias Pausinger • Production associée Alexander Bohr, Dóra Büki • Montage Dávid Jancsó • Photographie Yorick Le Saux • Musique originale Dascha Dauenhauer • Décors Judit Varga «Csuti», Albrecht Konrad • Costumes Sophie Klenk-Wulff, Melinda Domán • Son Noemi Hampel, Steve Single
Kornél Mundruczo
Né en Hongrie en 1975. Fondateur de Proton Cinéma. Son premier film, Pleasant Days, a reçu le Léopard d’argent au Festival de Locarno en 2002. Ses films suivants ont tous été sélectionnés au Festival de Cannes : Johanna (Un Certain Regard, 2005), Delta (Compétition officielle, 2008, Prix FIPRESCI), Tender Son (Compétition officielle, 2010), White God (Grand Prix Un Certain Regard, 2014) et La Lune de Jupiter (Compétition officielle, 2017). Son premier film en langue anglaise, Pieces of a Woman (2020), a été présenté à la Mostra de Venise où il a reçu le Prix de la jeunesse et la Coupe Volpi de la meilleure actrice, avant d’être nommé aux
Oscars.
Kata Weber
Diplômée de l’Université de Budapest et a commencé sa carrière dans le théâtre avant de devenir scénariste. Ses pièces ont voyagé dans le monde entier avec beaucoup de succès. Tout en maintenant une présence active au sein des scènes de théâtres et d’opéra en Europe, elle a commencé à travailler aux côtés de Kornél Mundruzcó à partir de White God (2014) jusqu’à Pieces of a woman (nommé aux Oscars) et, désormais, Evolution (2021), présenté au Festival de Cannes 2021 en sélection officielle.
Entretien avec Kornél Mundruczo & Kata Wéber
Evolution marque votre quatrième collaboration après Pieces of a woman, La Lune de Jupiter et White God. Parlez-nous de votre travail commun.
Kornél Mundruczó : Travailler ensemble est une évidence, car nous sommes très complémentaires sur le plan artistique ! Ce n’est pas une obligation pour chaque projet, il nous arrive aussi de travailler, séparément, avec d’autres personnes, au théâtre ou au cinéma.
Kata Wéber : Nous collaborons souvent à différents titres – ce sont toujours les nouveaux défis qui définissent nos rôles respectifs sur chaque projet. Nous avons le désir de continuer à travailler ensemble dans le futur, mais dans des configurations différentes.
Kata, pouvez-nous en dire plus sur la dimension autobiographique du film ?
K.W : Dans les deux premières parties, en 1945, puis à Budapest, l’intrigue est inspirée de l’histoire de ma mère. La séquence berlinoise est tirée de notre propre expérience, et de celle de nos amis, quand nous nous sommes installés à Berlin. C’était enthousiasmant pour nous de quitter la Hongrie. S’installer dans un nouveau pays permet de redéfinir son identité, mais aussi celle de sa famille. Cette période était pleine de nouvelles expériences, par exemple je cherchais une école maternelle juive, mais je ne pouvais pas prouver que nous étions juifs, à cause de faux documents. Cette période a coïncidé avec le moment où ma mère est tombée très malade, c’est pourquoi ce sujet était important pour moi à l’époque. À sa mort, il est devenu essentiel de parler de cette question de l’identité juive.
Le film propose un point de vue intéressant sur ce que signifie être juif dans l’Allemagne contemporaine. Le pays s’enorgueillit des réparations accordées à la communauté juive, sans pour autant prendre en compte les problèmes liés à l’absence de documents officiels.
K.W : Ma mère avait cinq certificats de naissance différents, tous faux. Ces sujets étaient déjà sources d’interrogations pour moi, et notre départ en Allemagne a soulevé une nouvelle série de questions. Nous avons découvert qu’il y avait une forme de peur autour de ce sujet dans la société allemande contemporaine. Nous ne voulions pas adopter une perspective qui cherche des réponses dans le passé mais dans le présent. La ligne directrice du film, c’est : quelle est l’identité que l’on transmet à la génération suivante, celle de nos enfants ?
K.M : Sans être juif, je suis père de trois enfants juifs, donc cette histoire est également la mienne. Nous avons mené un important travail de recherche pour les deux premières parties, ce qui était passionnant. Ces segments recèlent de contradictions et d’histoires restées sous silence qui résonnent avec l’histoire des juifs d’Europe de l’Est restés dans leurs pays d’origine pendant le communisme. Quand nous sommes arrivés à Berlin, nous avons pris conscience que les questions abordées au début du film étaient beaucoup plus complexes dans le Berlin d’aujourd’hui que nous ne l’avions pensé.
Le scénario est lié à une pièce de théâtre préexistante, pourriez-vous nous en parler ?
K.M : Nous avons réalisé il y a trois ans un “théâtre musical”, comme disent les Allemands, qui était une sorte d’installation théâtrale pour un concert de musique classique – le Requiem de Ligeti- que nous avons créée avec la compagnie Proton, pour la Ruhrtriennale. Il y avait un orchestre de cent musiciens et cent choristes, donc c’était très différent. Il y avait également des dialogues mais il ne s’agissait pas d’une pièce de théâtre en soi.
Le film étant structuré en triptyque, je voudrais revenir sur ces trois segments. La première partie est saisissante, à la fois terrifiante et surréaliste. Comment l’avez-vous conçue ? D’où proviennent ces images de cauchemar ? Cette première partie est-elle un vrai plan-séquence ?
K.M : Tout a été tourné en une seule prise jusqu’au moment où les personnages sortent à l’air libre. Le concept était très simple : nous voulions retranscrire à l’écran l’essence poétique et surréaliste du traumatisme, ainsi que la peur, indélébile, qui nous hante. C’est ce qui nous relie à la seconde partie.
K.W : Nous ne voulions pas illustrer les horreurs de l’indicible. Néanmoins, c’est un point de repère majeur pour les générations suivantes représentées dans le film, nous devions donc trouver ce lien d’une manière ou d’une autre.
K.M : Je me rappelle avoir lu un livre de Imre Kertész. J’étais fasciné par son récit de la Croix Rouge polonaise nettoyant les camps après la Libération et y découvrant des dizaines d’enfants. J’ai fait des recherches sur ce sujet, qui ont constitué un point de départ parfait pour le film.
Evolution est comme un miroir de votre précédent film Pieces of a Woman, nommé aux Oscars. Pieces of a Woman s’ouvre sur une scène d’accouchement tournée en plan-séquence. La première partie d’Evolution commence dans le chaos et l’obscurité, et se conclut sur “une naissance”, celle d’un bébé littéralement extrait de la terre. Le personnage de la mère est également central dans ces deux films.
K.M : Nous tenions à filmer ce miracle dans Evolution. La découverte de cette survivante, de ce bébé, c’est le cœur émotionnel du film. C’est absurde et irréel de penser qu’ils ont vraiment découvert des bébés vivants dans les camps, après la Libération. Une des thématiques que nous voulions continuer à explorer en profondeur après Pieces of a Woman, c’est la manière dont ces traumatismes se transmettent à chaque génération. Nous avions le sentiment qu’il y avait encore de l’espace pour en parler.
K.W : Je voulais aussi rendre hommage à une génération qui est en train de disparaître. C’est le dernier moment pour parler aux survivants, entendre le récit de leur passé. Il était important pour moi de mettre cela en mots.
Parlons du casting, en particulier de Lili Monori, qui incarne la mère dans la deuxième partie. Elle livre une performance incroyable. Le tournage a-t-il été difficile, entre les longues prises, la chorégraphie de la caméra et les nombreux dialogues ?
K.M : Lili Monori est une icône et un génie – j’ai travaillé avec elle ces dix dernières années, surtout au théâtre, mais elle apparaît aussi dans White God et Delta. C’est son premier rôle important dans un de mes films. Elle a travaillé avec Isabelle Huppert, et c’était une icône du cinéma indépendant dans la Hongrie communiste, tout en étant une “outsider”. Pour elle, cette séquence ne devait pas être tournée de manière traditionnelle, plan par plan. Elle m’a demandé de lui donner son texte un mois avant le tournage et quand elle est arrivée, elle était entièrement prête pour la prise. Au montage, nous avons fait une coupure juste avant l’inondation, mais le reste, cette scène de trente-six minutes, a été réalisé en une seule prise. Tout se déroule en temps réel, et il nous a fallu trois jours pour tourner ce segment. Chaque jour, nous faisions trois prises, quatre maximum. Nous avons tourné treize prises en tout. Celle qu’on voit dans le film, c’est la dernière.
La structure du film – un triptyque uniquement composé de plans séquences – est particulièrement virtuose. Comment s’est passé le tournage, et combien de jours a-t-il nécessité ?
K.M : Nous avons tourné en avril et mai 2021, durant la pandémie donc : sept jours à Budapest et six jours en Allemagne seulement, c’était un tournage très court.
K.W : Nous savions que ça allait être un tournage particulier, que ce n’était pas un film classique. C’est comme si nous faisions un saut en parachute… Nous savions que ça serait difficile mais nous devions essayer, quoi qu’il arrive.
La mise en scène du film est vraiment singulière. La caméra semble épouser les mouvements des acteurs et se faufile avec aisance dans le décor pour donner à voir plusieurs points de vue sur une même action…
K.M : J’ai toujours voulu réaliser un film avec des plans fixes, et sans musique, mais finalement je fais toujours en sorte que la caméra soit en mouvement, et j’ajoute de la musique, parce que j’aime quand les mouvements de la caméra sont “vivants”, quand on ne peut pas vraiment prévoir ce qui va se passer. Cela procure un sentiment de liberté. De mon point de vue de réalisateur, j’estime que ça ajoute de l’intimité et de la tendresse – rien n’est figé, l’acteur est libre de réagir, et en même temps, on ne prend pas le spectateur par la main.
Comment avez-vous travaillé avec votre directeur de la photographie pour créer cette image chorégraphiée ?
K.M : Je suis très touché que Yorick Le Saux, qui est vraiment un très grand directeur de la photographie, ait choisi ce film dans le contexte de la pandémie. Il filmait, en plus de faire la lumière, et n’était pas toujours certain qu’il pourrait y arriver tout seul. À la fin du tournage, il m’a dit : “Quand je tournais le plan-séquence, j’avais la sensation d’être partie prenante de la performance des acteurs et je ne ressentais pas la difficulté”.
Les histoires narrées par la mère sur ce qu’elle a enduré dans l’enfance sont bouleversantes. Elles rappellent celles racontées par un des survivants dans Les Quatre Sœurs de Claude Lanzmann. Kata, votre mère vous a-t-elle confié des histoires similaires ?
K.W : À la lumière des événements tragiques de la Seconde Guerre Mondiale, nous ne voulions pas nous limiter à l’histoire d’un personnage en particulier, mais raconter plusieurs histoires. J’ai rencontré des spécialistes, consulté des archives et rassemblé des témoignages pour en faire une histoire originale, qui rassemble celles de plusieurs personnes. Mais dans la deuxième partie du film, qui se déroule en Hongrie, les histoires viennent principalement de ma mère. Il est intéressant de voir comment on peut se projeter dans quelque chose dont on n’a pas fait soi-même l’expérience. C’est le point central du film – comment ce que nous n’avons pas vécu peut avoir un pouvoir aussi fort sur notre vie, notre enfance ? C’est une question qui ne m’effleurait pas l’esprit quand j’étais jeune, que j’écoutais ces histoires et que je découvrais celle de ma mère. Mais après son décès, je me suis rendue à l’évidence : ce sont des choses qui ont influencé ma vie à bien des égards.