Frederick Wiseman investit une grande institution du savoir et la révèle comme un lieu d’apprentissage, d’accueil et d’échange. La New York Public Library incite à la lecture, à l’approfondissement des connaissances et est fortement impliquée auprès de ses lecteurs. Grâce à ses 92 sites, la 3ème plus grande bibliothèque du monde rayonne dans trois arrondissements de la ville et participe ainsi à la cohésion sociale des quartiers de New York, cité plurielle et cosmopolite. Comment cet incomparable lieu de vie demeure-t-il l’emblème d’une culture ouverte, accessible et qui s’adresse à tous ?
Réalisation, son, montage, production Frederick Wiseman • Image John Davey • Assistant image James Bishop • Assistante montage Nathalie Vignères • Assistante montage son – Dit Christina Hunt • Productrice déléguée Karen Konicek • Mixage Emmanuel Croset • Etalonnage Gilles Granier
Frederick Wiseman
Frederick
Wiseman est un cinéaste américain né le 1er janvier 1930 à Boston,
Massachusetts. Documentariste, il s’est principalement appliqué à
dresser un portrait des grandes institutions nord américaines.
Après avoir fait des études de droit à l’université de Yale, il
commence à enseigner sa discipline sans grande conviction. En 1964, sa
vie prend un virage suite à sa décision de produire la réalisatrice
Shirley Clarke, qui a décidé de réaliser The Cool World adapté
d’un roman de Warren Miller. Cette expérience ayant été révélatrice pour
lui, il décide de consacrer sa vie à réaliser, produire et monter ses
propres films. Trois ans après sort dans les salles son premier
documentaire : Titicut Folies qui jette un regard d’une acuité terrible sur un hôpital pour aliénés criminels.
Dès son premier documentaire, il se démarque clairement de ses
contemporains. Ses films, que l’on peut rapprocher de l’essai
littéraire, ne comportent aucune interview, aucune musique, aucun
commentaire, ni ordre chronologique. Ils présentent des segments
thématiques qui se répondent et se lient par contraste et comparaison.
Wiseman fournit une vision brute et laisse au spectateur le soin de se
créer son propre avis. Il choisit pour tous ses tournages de prendre
lui-même le son et dirige son cameraman en communiquant par des signes
convenus.
Après son premier film Titicut Folies, il réalise et produit,
au rythme de un par an, une série de documentaires aux titres
évocateurs dans lesquels il poursuit son étude des règles du “vivre
ensemble“ tel qu’il est agi dans les grandes institutions dont s’est
dotée la société américaine : High School (Collège) et Law and Order (Le commissariat de police) en 1969, Hospital en 1970, Juvenile Court (Tribunal pour mineurs) en 1973, et Welfare (Aide sociale) en 1975. Durant cette période, il réalise deux documentaires sur les rapports avec le monde animal : Primate en 1974 et Meat en
1976, respectivement sur l’expérimentation scientifique animale et
l’élevage de masse des bœufs destinés à l’abattoir et la consommation.
Ces deux films, particulièrement impressionnants, mettent en relief
l’interrogation qui traverse l’ensemble de son œuvre : le phénomène
institutionnel et ses rapports complexes avec le théâtre de la vie.
Il se lance ensuite dans l’observation des modèles de la société de consommation avec Model en 1980 puis The Store
en 1983. Comme dans chacun de ses précédents films, il prend le temps
d’écouter et de regarder en privilégiant les longs plans séquences.
Acuité de l’observation, humour féroce et compassion caractérisent ses
plongées dans l’agence de mannequins et le grand magasin Neiman Marcus,
temples de la modernité occidentale. Il s’immisce en 1995, dans les
coulisses du théâtre et réalise La Comédie-Française ou l’amour joué. Il
aborde de nouveaux les thèmes sociaux avec Public housing
(1997), analyse des logements sociaux dans un ghetto noir de Chicago,
Belfast, Maine (1999), véritable radiographie du quotidien d’une ville
côtière de la Nouvelle Angleterre. Domestic violence
(2001-2003), filmé à Tampa, en Floride montre le travail du principal
centre d’accueil offrant un abri aux femmes et enfants victimes de
violences physiques. Dans State legislature (2006), ode à la
démocratie représentative et au travail législatif, Wiseman suit les
travaux des deux chambres du Parlement de l’Idaho. En 2002, il réalise
une œuvre de fiction: La Dernière Lettre, poignant monologue
résumant les derniers jours d’une mère juive dans un ghetto en Ukraine,
qu’il avait mis en scène au théâtre en 1988. Passionné de théâtre, il
met en scène plusieurs pièces jusqu’à « Oh les beaux jours » de Samuel
Beckett à La Comédie Française, en 2006.
Les films de Frederick Wiseman ont été sélectionnés et récompensés dans
de très nombreux festivals à travers le monde, aux premiers rangs
desquels Cannes, Venise et Berlin. L’ensemble de son œuvre a été
récompensé à plusieurs reprises. Il est membre d’honneur de l’Académie
Américaine des Arts et des Lettres.
Filmographie
1967 TITICUT FOLLIES
1968 HIGH SCHOOL
1969 LAW AND ORDER
HOSPITAL
1971 BASIC TRAINING
1972 ESSENE
1973 JUVENILE COURT
1974 PRIMATE
1975 WELFARE
1976 MEAT
1977 CANAL ZONE
1978 SINAI FIELD MISSION
1979 MANOEUVRE
1980 MODEL
1982 SERAPHITA’S DIARY
1983 THE STORE
1985 RACETRACK
1986 DEAF – BLIND – ADJUSTMENT & WORK MULTI-HANDICAPPED
1987 MISSILE
1989 NEAR DEATH – CENTRAL PARK 1991 ASPEN
1993 ZOO
1994 HIGH SCHOOL II
1995 BALLET
1996 LA COMÉDIE FRANÇAISE
1997 PUBLIC HOUSING
1999 BELFAST, MAINE
2001 DOMESTIC VIOLENCE
2002 DOMESTIC VIOLENCE 2 – LA DERNIÈRE LETTRE
2004 THE GARDEN
2006 STATE LEGISLATURE
2009 LA DANSE, LE BALLET DE L’OPERA DE PARIS
2010 BOXING GYM
2011 CRAZY HORSE
2013 AT BERKELEY
2014 NATIONAL GALLERY 2015 IN JACKSON HEIGHTS 2017 EX LIBRIS – THE NEW YORK PUBLIC LIBRARY 2018 MONROVIA, INDIANA
PARUTIONS
À l’occasion de la sortie en salle, de EX LIBRIS – The New York Public Library, Frederick Wiseman, à l’écoute, composé d’un essai et d’un entretien au long cours, revient sur les oeuvres
majeures du réalisateur.
De la préparation au montage, en passant par le financement et le
tournage, ce livre permet de découvrir, étape par étape, comment ce
cinéaste fabrique ses documentaires et de comprendre pourquoi
il inspire les plus grands, de Martin Scorsese à David Simon, en passant par Raymond Depardon.
FREDERICK WISEMAN, À L’ÉCOUTE
Essai de LAURA FREDDUCCI,
Entretien mené par QUENTIN MÉVEL et SÉVERINE ROCABOY – Édition PLAYLIST SOCIETY – parution le 24 octobre 2017
LA « NEW YORK PUBLIC LIBRARY »
Fondée en 1895, la New York Public Library offre le plus grand réseau
de bibliothèques publiques des États-Unis, réunissant – outre la
bibliothèque centrale située sur la 5ème avenue à Manhattan –
87 bibliothèques réparties dans les arrondissements de Manhattan, du
Bronx et de Staten Island et 4 centres de recherches spécialisés.
Chacune des 88 bibliothèques de quartier propose l’accès gratuit aux
livres, aux ordinateurs, au WiFi ainsi que des formations pour tous les
âges.
C’est une organisation à but non lucratif, gérée de façon indépendante avec des fonds à la fois publics et privés.
Elle est dirigée par Anthony Marx depuis juillet 2011.
EN QUELQUES CHIFFRES
Visites 17,4 millions E-visites 25,1 millions
Prêts 22,6 millions
Détenteurs de cartes de bibliothèques 1,9 millions
Propositions de formation 103 500
Nombre de participants 2 millions
Ordinateurs en accès libre 4 647
Sessions informatiques ouvertes 3,2 millions
Documents dans les collections de la bibliothèque (livres, objets, images, etc.)
46,4 millions de documents de recherches
8,7 millions de documents de prêt
ENTRETIEN AVEC FREDERICK WISEMAN
Vous êtes connu pour votre oeuvre sur les institutions
américaines qui vous a valu un Oscar d’honneur cette année. Qu’est-ce
qui a suscité votre intérêt pour la bibliothèque publique de New York ?
J’ai toujours aimé et beaucoup fréquenté les bibliothèques, parce qu’on
y découvre des choses inattendues et parce qu’on peut tout y trouver,
par exemple les horaires des trains entre Pinsk et Minsk en 1875 ou la
correspondance entre William Butler Yeats et Ottoline Morrell de 1902 !
Je ne m’étais alors pas imaginé tout ce que représentait une
bibliothèque comme celle de New York, surtout dans les quartiers
populaires. La New York Public Library (NYPL) a son bâtiment central
célèbre, mais aussi près de 90 branches partout dans la ville. C’est
aussi l’immensité de leurs archives, de leurs collections, la diversité
de leur programmation et l’implication réelle et passionnée de ses
équipes, tout comme leur dévotion et capacités à aider les autres qui
m’ont attirés.
Un des intervenants du film dit que les bibliothèques sont des « piliers de la démocratie ». N’est-ce pas excessif ?
Je n’avais pas pensé à cela avant le tournage mais, quand j’ai entendu
cette phrase, je me suis dit que c’était absolument exact, que cela
correspondait à ce que j’étais en train de filmer. La NYPL, ce n’est pas
seulement un endroit où on va chercher des livres ou consulter des
archives : c’est une institution qui est centrale pour les habitants et
les citoyens, notamment dans les quartiers pauvres comme le Bronx, comme
l’étaient auparavant les Community Centers. C’est très impressionnant
d’arriver dans un endroit où les gens travaillent vraiment à aider les
autres, et notamment les plus pauvres ! On voit dans le film l’étendue
du spectre d’activités proposées par la NYPL : des cours de langue pour
les immigrés, des cours d’informatique, des aides à la création
d’entreprise… On sent à quel point les différents lieux où la NYPL est
installée sont importants dans la vie des gens. Mais, surtout, ce sont
des endroits où tout le monde peut venir, sans exception, sans avoir
besoin de présenter une carte d’identité. Bien sûr, si vous voulez
emprunter un ouvrage, il faut montrer une attestation de domicile, mais
la NYPL incarne l’idée profondément démocratique d’être ouverte à tous
et de mêler tout le spectre de la société, des membres du comité
d’administration de la NYPL – qui représentent une des classes les plus
riches de New York, aux habitants parmi les plus pauvres de Harlem pour
lesquels la bibliothèque de quartier est absolument essentielle. Pour
moi, la New York Public Library est une illustration de la démocratie «
engagée » au quotidien et représente l’une des meilleures facettes de
l’Amérique. Alors non, dire que les bibliothèques sont des « piliers de
la démocratie » ne me semble pas excessif.
Votre film montre que l’accès à la culture pour tous et l’éducation populaire et civique sont un projet moderne…
C’est tout à fait moderne, parce que la New York Public Library est
connectée à tout ce qui se passe dans la société. Dans cette
bibliothèque, on ne fait pas que lire : il y a des archives de danse, de
théâtre, de musique, on donne des conférences, on organise des
projections, on s’occupe des aveugles, des étudiants, des chercheurs…
C’est pour cela que c’est une des institutions les plus démocratiques
des États-Unis, parce qu’elle est en prise sur tout.
J’ai tourné le film à l’automne 2015 et je n’avais alors aucune
motivation politique, je pensais simplement que c’était un bon sujet.
Mais, par chance, en raison de ce que j’ai trouvé pendant le tournage,
et à cause de l’élection de Trump, c’est devenu un film politique.
Peut-on faire le pari de l’intelligence de la New YorkPublic Library face à la grossièreté de Trump ?
Les millions de volumes et les milliards de mots contenus dans la NYPL
peuvent-ils faire pièce aux tweets présidentiels en 140 caractères ?
Je pense que la New York Public Library est bien plus représentative de
l’Amérique que Trump, une personne dont le vocabulaire, la pensée et le
narcissisme sont ceux d’un enfant de 5 ans. La NYPL représente la
grande tradition démocratique de l’Amérique que Trump aimerait détruire.
Cet esprit démocratique, présent à la NYPL comme dans d’autres lieux,
est constitutif de l’Amérique et représente ce qu”elle a de meilleur.
Alors que les bibliothèques peuvent avoir une image austère, votre film montre beaucoup de moments joyeux…
Oui, il y a quelque chose de joyeux parce que l’esprit est contagieux,
parce que ceux qui travaillent à la NYPL sont inventifs et généreux. Ce
n’est pas la solution pour tout ce qui se passe en Amérique, mais c’est
magnifique qu’une telle institution existe. L’actuel président de la
bibliothèque s’est donné comme objectif de continuer les missions
traditionnelles de la bibliothèque, mais aussi d’aider les populations
pauvres. Il est lui-même, comme beaucoup d’Américains, issu d’une
famille immigrée, et mesure à quel point une action volontariste est
nécessaire dans certains quartiers pour donner accès à la culture et à
internet. Et il croit aux vertus contagieuses des bibliothèques où un
jeune garçon venu assister à une discussion sur le sport qu’il aime,
peut ensuite être intéressé par un cours informatique, avant de se
retrouver avec un livre qu’il ne connaissait pas entre les mains, et va
ensuite pouvoir apprendre l’espagnol ou l’anglais, ou suivre une
pratique de slam…
Je ne fais pas de sentimentalisme, mais je pense que dans un moment où
les États-Unis sont dotés d’un gouvernement très darwinien, il est utile
de montrer des gens qui travaillent de manière passionnée à aider les
autres.
Dans tout votre travail vous filmez des lieux et des
institutions en montrant autant la manière dont ils fonctionnent que
dont ils dysfonctionnent. Dans le cas de la NYPL, on a l’impression que tout marche. Pourquoi ce choix ?
Souvent, dans mes films, je porte un regard critique, mais je pense
que, si vous tombez sur un endroit ou ce qui est fait est positif, il
faut savoir le montrer.Je ne rentre jamais dans un sujet avec une
position idéologique, en me disant : « c’est chaotique, ça ne fonctionne
sûrement pas ». Si je conserve des ornières idéologiques, si je ne
filme que les choses que je veux voir, je ne suis pas en mesure de voir
ce qui se passe à côté de moi ou derrière moi. Les choses que j’aime le
plus en faisant ces films, c’est découvrir ce que je ne sais pas et me
laisser surprendre. Et, dans ce sens, je crois qu’il est aussi important
de monter les réussites et les événements heureux que des choses
terribles.
Après des semaines de tournage et 160 heures de rushes, le film est
donc constitué par la substantifique mœlle de ce que j’ai appris au
moment du tournage. Quand on me demande, comme cela m’est arrivé il y a
quelque temps lors d’une projection de Welfare au Centre
Pompidou, « quel est le sujet de votre film », je réponds que si je
pouvais répondre à cette question en 25 mots, le film n’est pas
nécessaire !
Pourquoi Ex Libris dure-t-il 3H20
et pas six heures ou 2H20 ? Comme le film procède par blocs de séquences
que vous laissez vivre, on se demande s’il n’aurait pas été possible
d’en rajouter ou d’en enlever ?
Mes films durent la durée nécessaire, lorsqu’ils aboutissent après des
mois de montage. Parfois, cela peut être six heures, comme pour Near Death, parfois 84 minutes, comme pour Titicut Follies.
Je n’accepte aucune restriction de la part des chaînes de télévision,
parce que j’ai lutté, au début de ma carrière, avec la télévision
publique, pour cela. Le film dure la durée que je pense être juste. Mon
devoir se situe envers les gens que je filme, et envers les spectateurs,
et pas envers les chaînes de télévision qui estiment que l’attention du
public ne peut dépasser 52 minutes ou qui ont besoin de caler un nombre
élevé de programmes dans la même soirée.
Qu’est-ce que ça signifie la durée « juste » ?
C’est ce que je pense. Je n’effectue pas de sondage ! La durée me
paraît juste pour l’histoire que je veux raconter. Je ne décide pas de
la structure ou de la longueur avant d’avoir monté les séquences que je
veux et peux utiliser. Habituellement, pour ce film-ci comme les
précédents, je passe huit à dix mois au montage avant de faire un
premier assemblage pendant deux ou trois jours, dont la durée n’est
souvent guère éloignée de la durée définitive du film.
Je n’ai pas la mentalité hollywoodienne. Je ne peux pas me mettre des
électrodes artificielles sur la tête pour commencer à m’interroger si le
rire serait assez fort ici, si on aurait besoin de musique là, où s’il
faudrait raccourcir telle ou telle séquence. Je dois suivre mon
jugement. Dire cela peut donner l’impression d’être prétentieux, mais je
n’ai pas d’autres jugements que le mien.
A quel moment considérez-vous que le travail de montage est terminé ?
Quand je pense avoir fait de mon mieux avec tous les rushes à ma
disposition ! Comme toutes les autres décisions, cela reste très
subjectif. Le montage final est une mosaïque. Je dois arriver à une
structure narrative et thématique, et j’y arrive par le choix et le
montage des séquences. Je peux parler de n’importe lequel de mes films
en sachant exactement comment les cinq premières minutes sont liées aux
cinq dernières, pourquoi il y a une coupe directe ici, pourquoi une
transition en quelques images là…
Pour moi, un film doit marcher dans deux voies parallèles : une voie
littérale et une voie abstraite. La voie littérale, ce sont les mots que
les gens utilisent, comment ils se comportent, pourquoi quelqu’un fume,
pourquoi quelqu’un demande une cigarette à tel moment, pourquoi on se
trouve dans tel ou tel bâtiment à tel moment… La voie abstraite est
constituée par les idées suggérées par ces éléments littéraux. La
question que je me pose à chaque instant est de savoir comment ces deux
voies sont connectées et reliées entre elles. Je sais donc que le
montage est terminé quand j’ai achevé cette conversation avec moi-même
qui me permet de savoir pourquoi chaque plan se situe là où il se
trouve, quelle est sa relation avec le plan précédent et celui qui suit,
et quelles sont les correspondances entre toutes les parties du film.
Vous montez toujours en analogique ?
Non, je suis passé au numérique, malheureusement… Le premier film que
j’ai monté en numérique était La Danse, sur le ballet de l’Opéra de
Paris, en 2009. Mais le tournage s’était fait en analogique. Depuis,
tous mes films sont à la fois tournés et montés en numérique.
Cela a-t-il modifié vos pratiques de montage ?
Non, je trouve qu’on raconte beaucoup de conneries sur les différences
entre le montage analogique et numérique. Ce n’est pas la machine qui
effectue les choix et les coupes ! Ca me prend exactement le même temps
de monter le film en numérique ou en analogique. Le travail se fait dans
la tête, pas dans la machine. Ce n’est pas parce que la machine est
informatisée que je peux lui dire : « tiens, voilà cinq heures de rushs,
prépare-moi une séquence de cinq minutes. » Le système numérique Avid
que j’utilise aujourd’hui est d’ailleurs issu du système analogique
Steenbeck. La seule chose qui va plus vite est la possibilité de
récupérer tel ou tel plan, mais ça n’est pas nécessairement une bonne
chose. Quand la bobine était sur le mur, qu’il fallait aller la
chercher, la poser sur la Steenbeck pour chercher tel ou tel plan, ce
n’était pas du temps perdu. On revoyait ce qu’il y avait avant et après
et cela pouvait donner des idées. Peut-être que je dis ça parce que j’ai
monté en pellicule pendant 40 ans, mais pour moi, le montage, c’est
comme pour une machine à écrire : ce qui compte, ce n’est pas la
position des doigts, mais ce qu’on a dans la tête. C’est le cerveau qui
commande la machine, pas l’inverse.
Dans Ex Libris, vous faites le choix de ne pas
suivre un personnage plus qu’un autre, une histoire plus qu’une autre,
alors que, par exemple, le directeur de la NYPL, qui a une vraie
personnalité, aurait pu servir de fil rouge. C’est une nécessité pour
rendre compte d’une institution ou d’un collectif dans son ensemble ?
C’est la raison d’être d’un montage mosaïque. Si je fais un film en
suivant le directeur, ce ne sera pas un film sur la bibliothèque. Il
devient le sujet. Je ne dis pas qu’on ne peut pas faire un film
intéressant sur lui, mais cela fait partie des millions de choix que je
suis contraint d’effectuer. Si je veux donner l’impression de rendre
compte de la vie quotidienne d’un lieu, d’un espace, dans son ensemble,
je dois composer le film comme une mosaïque même si ce n’est jamais
définitif ou exhaustif.
Vous êtes à la fois le réalisateur et le preneur de son de vos films. Est-ce l’écoute qui guide le regard ?
Non, cela dépend. C’est tout à fait variable selon les séquences.
Parfois les images mènent les mots et quelque fois ce sont les mots qui
amènent l’image. Dans le film At Berkeley, il y a beaucoup de
réunions et de séquences qui sont menées par les mots, mais parfois je
donne priorité à l’image, comme dans La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris.
Pourquoi ce titre, Ex libris,
qui désigne au départ l’inscription à l’intérieur d’un livre du nom du
propriétaire, et prend parfois la forme d’une image ou d’un blason ?
C’est en partie une private joke, puisque, dans la bibliothèque de mon
beau-père, sur tous les livres qu’il avait achetés, il avait mis un ex
libris avec son nom… Mais ce que je veux surtout indiquer est que mon
film ne reflète pas tout ce qui se passe à la New York Public Library,
de la même façon que j’ai intitulé mes films précédents At Berkeley ou In Jackson Heights,
parce qu’il n’est pas possible de filmer tout ce qui se passe dans ces
lieux. Mais ici, plutôt que d’avoir à titrer From The Library, il
existait une expression latine permettant de suggérer cela.
Comme
l’exprime un des intervenants de votre film, contrairement à ce que son
nom peut laisser croire, la New York Public Library n’est pas une
institution seulement publique, mais un partenariat publicprivé,
puisque près de la moitié du budget provient de fonds et de fondations
privées. En France, les PPP (Partenariats Public Privé) ont surtout
servi à socialiser les pertes et à privatiser les profits, et ont sans
doute rarement été le meilleur choix pour le bien public. Comment se
fait-il que, dans le cas de la bibliothèque de New York, cela semble
fonctionner ?
Cela tient sans doute à la différence d’histoire entre les deux pays, à
la centralisation française d’un côté, dont la part admirable est le
volume d’argent public consacré à la culture, qui dépasse de très loin
les 250 millions du National Endowment for the Arts que Trump veut
pourtant supprimer, et à la culture de la philanthropie américaine de
l’autre. C’est Andrew Carnegie qui a été le fondateur des bibliothèques
en Amérique, à la fin du XIXème siècle. Même s’il était très dur dans
ses affaires, il s’est souvenu qu’il était immigré d’Écosse et il a
voulu redonner une partie de sa fortune au pays dans lequel il avait
réussi. Bill Gates ou Warren Buffet empruntent des chemins similaires de
nos jours. Mais au-delà de ces noms très connus, appartenir au board
d’une institution comme la New York Public Library permet de montrer
qu’on a réussi, parce que l’on côtoie les personnes les plus riches mais
aussi censées être les plus cultivées, même s’il faut donner beaucoup
d’argent chaque année pour avoir ce privilège. Les riches Américains
sont donc prêts à débourser de très fortes sommes pour cela, à l’instar
de Stephen Schwarzman, qui a fait fortune à la tête d’un fonds
d’investissement et a donné 100 millions de dollars à la bibliothèque
qui, en échange, a rebaptisé de son nom le bâtiment principal.
Les
bibliothèques comme la NYPL on-telles encore un avenir à l’heure de la
grande bibliothèque numérique accessible depuis n’importe quel
ordinateur connecté à Internet ?
Même s’ils sont en train de numériser et de mettre en accès sur
internet des parties de plus en plus grandes de leur gigantesque fonds,
je ne pense pas que l’avenir soit sombre, parce que la New York Public
Library propose des conférences, des cours dans de nombreux domaines et
des activités de toutes sortes qui donnent envie aux gens de venir s’y
retrouver. Les bibliothèques sont des lieux où les gens veulent se
rendre pour rencontrer d’autres gens, pour échanger, pour se renseigner,
pour s’informer, pour étudier et lire. Cela ne disparaîtra pas avec
internet.