Exotica Erotica etc. d'Evangelia Kranioti
Film soutenu

Exotica, Erotica, etc.

Evangelia Kranioti

Distribution : A3 Distribution

Date de sortie : 24/08/2016

France - 2015 73 minutes - DCP - couleur - 1.85

L’océan et les ports, lieux d’errance et de désir. Là où se croisent cargos, containers géants, hommes qui voyagent et femmes qui espèrent. Sandy, ancienne prostituée chilienne tisse avec ferveur et poésie le récit de ses amours passées. A l’autre bout du monde, Yorgos, ancien capitaine grec, lui fait écho en méditant sur la vie des marins faite de départs. Par mémoires interposées les deux s’engagent dans un dialogue au-delà des frontières géographiques et temporelles.
Embarquée à bord des navires de la marine marchande grecque, l’artiste Evangelia Kranioti a parcouru la Méditerranée jusqu’à la Mer Noire, voyagé de l’Atlantique au Pacifique, du Pôle nord au détroit de Magellan. Exotica, Erotica, Etc. réalisé lors de 12 traversées et dans vingt pays est une déclaration d’amour à ces femmes et hommes oubliés, dont les trajectoires marginales et la solitude sont paradoxalement essentielles à l’existence même de nos sociétés.

Séléction à la Berlinale 2015 – Forum
Prix du public – Meilleur documentaire – Festival du Film de Femmes de Créteil 2016
Meilleur Documentaire et Meilleur Premier Film – Hellenic Film Academy 2016 (Grèce)
Prix Orpheus du Meilleur Documentaire – LA Greek Film Festival 2016

Réalisation Evangelia Kranioti • Image Evangelia Kranioti • Montage Yorgos Lamprinos • Montage son et mixage Jérome Gonthier • Musique Eric Neveux • Production Charlotte Vincent – Aurora Films • Avec le soutien de la région Ile-de-France, Agnés b. et The  J.F. Costopoulos Foundation

Evangelia Kranioti

Artiste plasticienne née à Athènes, Grèce et basée en France. Diplômée de droit (Maîtrise en droit public, Université Nationale et Capodistrienne d’Athènes) et d’arts visuels (Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, diplôme & post-diplôme avec les félicitations du jury), elle est également diplômée du Fresnoy – Studio national des Arts Contemporains (Tourcoing) avec les félicitations du jury à l’unanimité (2014).
Lauréate de nombreuses bourses, Evangelia Kranioti a reçu le soutien d’institutions telles que : la Fondation J.F. Costopoulos, le Fonds de Dotation Agnès b, la Fondation Basil & Elise Goulandris, la Fondation Marc de Montalembert, le Ministère de la Culture et le Ministère des Affaires Étrangères (FR), le Centre Méditerranéen de la Photographie, la Cité internationale des Arts de Paris, Capacete Rio de Janeiro et la Fundação Alvares Armando São Paulo, entre autres.
Elle est également récompensé par plusieurs prix; dont deux Iris de l’académie Hellénique du Cinéma (meilleur premier film et meilleur documentaire), le Emerging International Filmmaker Award au Hot Docs IFF festival, le Prix Special du Jury du 30ème festival de Mode et de Photographie de Hyères, le Prix Photographique de la Fondation des Treilles, le Prix des Amis de Fresnoy, etc.
Son travail embrasse photographie, video, film, installation et est régulièrement présenté à l’international : Paris Photo, Maison Européenne de la Photographie, Biennale de Thessaloniki, Musée national d’art moderne (GR), MAC Créteil, Galerie Vincent Sator, Galerie du Jour Agnes b., Galerie Xippas, Kyotographies (JP), Centro Helio Oiticica (BR), Biennale de Belleville, CentQuatre, Bruxelles Nuit Blanche, Musée de Beaux arts de Rennes, MUSA Vienna (AU), Austrian Cultural Forum NY, NY Photo Festival, Centre d’art contemporain de Genève.
En 2015, elle réalise son premier documentaire EXOTICA, EROTICA, ETC. dont la première se déroula dans la section Forum de la Berlinale 2015.

PROPOS DE EVANGELIA KRANIOTI

L’aventure d’Exotica, Erotica, Etc. a commencé peu avant le nouvel an de 2006, en tant que recherche photographique sur les gens de la mer en Méditerranée. Pendant trois ans, grâce à diverses bourses et résidences, j’ai pu réaliser un périple dans les îles grecques, l’Italie du Sud et la Corse, à la recherche des histoires de gens de la mer : pêcheurs, plongeurs, marins, leurs épouses, leurs enfants. Cette
première étape a donné lieu à deux livres d’artiste où portraits et
paysages photographiques côtoient des histoires de vieux loups de mer et des linogravures à l’ancienne, retraçant ainsi l’héritage méditerranéen contemporain entre tradition et mutation, voyage et nostalgie.

Après le périple Méditerranéen, est venu le tour du Nouveau Monde. En 2009, grâce à une bourse du gouvernement français je suis partie au Brésil à la recherche des histoires d’amour de marins méditerranéens dans les Tropiques. Dans la terra incognita des ports, je voyais les marins se mêler à des créatures nocturnes, mus par un désir charnel de se sentir vivants. Ces brefs mais intenses instants pendant
lesquels toutes barrières – idéologiques, culturelles, politiques, éthiques ou sociales – tombent et où un être humain se retrouve nu face à un autre être humain, sont à l’origine de mon intérêt pour les prostituées rencontrées dans les ports, et à travers elles, l’érotisation des lieux
lointains. Exotiques lorsqu’on les isole de leur contexte, mais banales dans leur réalité, les femmes des ports forment une possibilité de couple archetypal avec les marins, offrant ainsi une métaphore sur la relation à l’Autre.

Mon film est enfin né de mes douze traversées à bord de tankers, cargos et porte-conteneurs. Seule femme à bord, du détroit de Magellan à l’Asie en passant par le Pôle Nord, du Panama aux confins de la Mer Noire, j’ai visité vingt pays, filmé 450 heures et recueilli un vaste corpus photographique. Ces éléments constituent l’archive audiovisuelle d’Exotica, Erotica, Etc., une réflexion sur le désir et l’errance.

En pleine mer, comme en pleine nuit, la mémoire devient fiction. Hommes et femmes naviguent entre un impérieux désir d’oubli et l’envie de se réinventer. Aux antipodes de Pénélope, les hommes tissent leurs récits chaque nuit à bord, dans un effort de réparer le lien entre passé et présent que brisent les jours. Leurs histoires tentent d’empêcher que cette fissure ne devienne un gouffre béant. Les bateaux ne laissent pas de traces sur l’eau; de même, il n’y a pas de preuves de l’histoire personnelle de chacun, seulement des histoires, des récits, des hypothèses (en grec, le mot υπόθεση signifie également le sujet ou le synopsis d’un film). Exotica, Erotica, Etc. est un film sur les fictions personnelles, ces hypothèses qui constituent la mémoire.

À bord, on travaille et on dort. Souvent on traverse plusieurs fuseaux horaires les uns après les autres et on finit par errer entre éveil et sommeil, réalité et fiction, comme sous hypnose. Cet usage du monde mais aussi de son propre corps, provoque une perte de repères considérable. Le déplacement n’est pas seulement physique ou spatial ; il secoue l’intimité, remet en cause le sentiment d’appartenance, questionne l’identité même d’un individu. Prendre le bateau une ou deux fois peut être fascinant, fructueux ou édifiant, mais après plusieurs voyages, le pouvoir d’aliénation de cette vie de départs se fait sentir. On se demande : où est ma vie,  où suis-je ? On peut donner avec précision la position géographique du navire mais on se sent perdu, au large de soi-même. C’est dans ce contexte particulier que naissent les histoires des marins.    
                                               
Exotica, Erotica, Etc. s’ouvre sur une lumière qui s’allume devant l’océan. La pénombre théâtrale de cette première séquence permet de faire osciller le film entre documentaire et fiction.

Quand je travaille j’ai souvent en tête cette phrase de Georges Séféris : « Au fond je ne suis qu’une question de lumière ». De ma pratique de la photographie documentaire, j’ai gardé un attachement profond à la lumière naturelle. J’entends par là que j’utilise essentiellement la lumière rencontrée sur place – qu’elle soit naturelle ou artificielle – sans intervenir avec une source lumineuse supplémentaire. Ce qui m’intéresse est le potentiel mythique brut des lieux et des gens, auquel je ne souhaite rien ôter, ni ajouter.

Les récits des marins qui m’ont poussée à filmer, baignent dans une lumière cinématographique. Or personne ne vit dans un studio de cinéma parfaitement éclairé, encore moins les vieux marins. L’océan, les ports insalubres des métropoles moites, les cabines et les chambres tristes, voilà la scénographie de leur vie, comme celle de Kavvadias*. De premier abord, tout le romanesque de la mer est fait d’une réalité banale; mais aussitôt filtré par la lumière de la mémoire et la grâce du récit, ça devient fiction. C’est ainsi que naissent les mythes.

J’ai donc décidé que ces endroits ordinaires deviendraient la toile de fond de mon film. Je n’ai pas cherché à les embellir, à les rendre plus exotiques ou dramatiques à travers ma caméra. Cependant je les ai regardés longuement et j’ai laissé leur lumière – aussi sombre qu’éclatante – m’envahir. Plus que tout je voulais avoir un passé avec eux, une histoire; avec ces villes, ces gens. Avant de filmer, j’ai voulu vivre. Comme l’affirme Zyranna Zateli une grande écrivaine grecque, « pour fasciner, il faut d’abord être fasciné ». D’où les années de voyages, pendant lesquelles je ne filmais pas pour réaliser un film, mais pour ne pas oublier ; pour que ces moments vécus ne soient pas perdus dans le bruit du monde.

Se mêlant aux deux voix, masculine et féminine, la lumière devint une troisième ; la voix-off de mon regard. Structurellement, elle seule m’a permis de faire cohabiter au sein de la même séquence des plans tournés dans des lieux différents, parfois même avec des années d’écart. Au montage, avec Yorgos Lamprinos, nous avons même donné aux scènes entières le nom de leur lumière : la scène noire, la scène rouge, la scène bleue… Nous avons utilisé la lumière comme le liant en peinture. C’était le fil qui nous a permis de tisser ensemble tous les autres éléments du film.

Alain Cavalier a dit  : « Je filme seul mais je ne suis jamais dans la solitude, je vis avec les gens que je filme, je leur prends des forces pour nourrir le film (…) ». Toujours dans le livre le Travail du cinéma II de Dominique Villain, à la question « Quelle différence faites-vous entre la vie et le cinéma ? » il répond « Ma vie – la vie, ça n’existe pas – ma façon de vivre ressemble à ma façon de filmer. » Ces deux phrases résument assez bien mon rapport physique avec cette incarnation qu’est le cinéma et les êtres que je filme.

Pour moi aussi, « filmer est une affaire d’outil ». Je fais partie de cette génération pour qui réaliser un film n’est pas forcément lié aux contraintes de l’industrie. Les caméras légères, le numérique, l’indépendance technique; tout cela m’a permis de rentrer dans le cinéma par un geste immédiat et intime, presque innocent. J’ai filmé Exotica seule, sans équipe. À tout moment, mes pensées pouvaient devenir image puis mouvement, de façon organique ; sans passer par la parole, sans avoir besoin d’expliquer quoi que ce soit à personne… Je travaillais directement avec la matière et la lumière, dans le silence et la liberté totale. La proximité avec les personnes que je filmais dépendait des aléas d’une rencontre strictement personnelle entre eux et moi ; parfois cela fonctionnait, parfois pas. Mais je n’avais pas des comptes à rendre ; ma seule contrainte était le temps. Avec le recul, je réalise que ce premier film n’aurait pas pu exister autrement. […]

Exotica, Erotica, Etc. est une déclaration d’amour ; à ces hommes et femmes dont les trajectoires marginales et la solitude sont essentielles au fonctionnement et à l’existence même de nos sociétés.

Gerasimos Lykiardopoulos écrit dans son livre Mythe et poétique du Voyage, « Derrière toutes les histoires du Quart de Kavvadias*, derrière la relation littéraire purulente de la prostituée et du marin, derrière le mélodrame des départs continus et de la trahison sexuelle répétée, il y a quelque chose d’inavouable, qui ne peut pas être prononcé. Il ne s’agit pas tant de la tristesse provoquée par la séparation physique des corps – mais plutôt de leur incapacité d’aimer “jusqu’au bout”, une incapacité de vivre. » Ce soupçon fait naître une culpabilité profonde, qui traverse non seulement le travail de Kavvadias, mais également les récits de ceux que j’ai rencontrés lors de mes périples. Cette faille humaine inhérente à toute relation amoureuse, m’intéresse. Le désir est un tonneau des Danaïdes, que l’on s’acharne à remplir et qui ne cesse de se vider.
extraits d’un échange avec Léandre Bernard-Brunel
Moment grec – Artistes et intellectuels dans la Grèce d’aujourd’hui
Editions  du Regard, septembre 2016


* Níkos Kavvadías [1910-1975] écrivain, poète et marin grec.