Alice, 30 ans, est marin. Elle laisse Félix, son homme, sur la terre ferme, et embarque comme mécanicienne sur un vieux cargo, le Fidelio. A bord, elle apprend qu’elle est là pour remplacer un homme qui vient de mourir et découvre que Gaël, son premier grand amour, commande le navire.
Dans sa cabine, Alice trouve un carnet ayant appartenu à son prédécesseur. La lecture de ses notes, entre problèmes mécaniques, conquêtes sexuelles et mélancolie amoureuse, résonne curieusement avec sa traversée.
Au gré des escales, au milieu d’un équipage exclusivement masculin, bercée par ses amours qui tanguent, Alice s’expose au bonheur de tout vivre à la fois et tente de maintenir le cap…
Festival de Locarno 2014, prix d’interprétation féminine et prix Europa Cinemas
Avec : Ariane Labed • Melvil Poupaud • Anders Danielsen Lie
Réalisation : Lucie Borleteau • Production : Why Not et Apsara • Scénario : Lucie Borleteau, Clara Bourreau • Image: Simon Beaufils
Réalisateur
Née en 1980, elle fait ses éudes de cinéma à Saint-Denis Paris 8. Depuis, elle travaille dans le cinéma, a fait un peu de production, collaboré en scénario ou en mise en scène avec des réalisateurs – Claire Denis, Arnaud Desplechin, Lou Ye… – joué dans quelques films, et parfois au théâtre. Elle a réalisé trois moyens-métrages.
FIDELIO, L’ODYSSÉE D’ALICE est son premier long métrage.
Filmographie
2014 Fidelio, l’Odyssée d’Alice (97 min) fiction
2012 La grève des ventres (30 min) fiction
2008 Les voeux (33 min) fiction
2003 Nievaliachka, la poupée qui ne tombe pas (32 min) documentaire
ENTRETIEN AVEC LUCIE BORLETEAU
‘‘ Historiquement, le discours de l’absence est tenu par la Femme : la Femme est sédentaire, l’Homme est chasseur, voyageur ; la Femme est fidèle (elle attend), l’Homme est coureur (il navigue, il drague). ’’ Roland Barthes – Fragments d’un discours amoureux
Quel a été le point de départ à l’écriture de ce film ?
L’origine du film, c’est une amie très proche qui a choisi d’entrer à
l’école de la Marine Marchande au moment où j’entamais mes études de
cinéma. Pendant des années, j’ai rêvé au film que je pourrais faire à
partir de son destin si romanesque. Longtemps, j’ai pensé réaliser un
documentaire. J’ai rencontré des hommes et des femmes qui naviguent ou
ont navigué, je les ai écoutés parler du métier, du monde, des
difficultés ou des joies à concilier la vie de marin et la vie
amoureuse. Et je me suis lancée dans l’écriture d’une fiction. C’est à
bord d’un porte-container où j’avais embarqué comme passagère pour
traverser l’Atlantique que j’ai rédigé une première version. J’étais la
seule passagère, la seule femme, la seule Française, et sur les deux
semaines de voyage il y avait neuf jours en pleine mer. Les personnages
secondaires ont pris vie sous mes yeux et se sont incarnés dans
l’écriture dès ce début. Certaines situations aussi… Après deux ans
d’écriture avec la scénariste Clara Bourreau, tout a été filtré, codé,
mélangé, on ne saurait dire aujourd’hui ce qui vient de mon amie, de mes
rencontres, de la littérature ou de notre imagination.
Comment s’est déroulé le tournage à bord du bateau ?
La plus grande difficulté de fabrication et de production que nous
avions à résoudre, c’était celle du tournage sur un cargo. Je savais dès
le départ que je ne voulais pas tourner en studio : le décor ‘‘ réel
’’ d’un bateau de la marine marchande, notamment la salle des machines,
procure une impression très forte. Et je savais que ces sensations
réelles seraient un atout pour les acteurs, mais aussi un défi pour
l’équipe. Les contraintes – espaces réduits, possibilité d’éclairage
quasi nulle comme à la passerelle de nuit, ambiances sonores
indomptables du vent sur le pont et encore pire à la machine – ont été
fertiles pour la mise en scène. Après beaucoup de recherches, nous avons
eu la chance de trouver un navire qui correspondait à ce que je
cherchais, un bateau de l’âge du Fidelio (20 à 30 ans) encore en
activité : un décor habité, patiné, qui avait une âme. Toutes les scènes
“ de bateau ” ont été tournées à bord, avec des traversées en mer de
plusieurs jours pour les séquences qui le nécessitaient. Nous avons vécu
une collaboration étroite avec les marins, de l’électricien du bord qui
s’est intégré à notre équipe de tournage jusqu’au commandant. Les deux
équipes étaient mutuellement fascinées les unes par les autres et pour
les acteurs c’était un luxe de pouvoir poser des questions directement
aux marins pour nourrir leurs personnages !
Comment avez-vous constitué le trio Ariane Labed, Melvil Poupaud et Anders Danielsen Lie ?
J’avais vu Ariane Labed dans Attenberg plus d’un an auparavant et je
pensais à elle comme une possible Alice. Lorsqu’elle est descendue en
bleu de travail dans les machines d’un bateau pour les essais, j’avais
la caméra en main et c’est devenu évident : j’avais envie de la filmer,
comme on peut avoir envie de peindre un portrait. Il y avait mon désir,
et il y avait son mystère, son talent, son corps longiligne et son
regard profond, sa voix, et ses épaules qui avaient la carrure de la
femme marin que j’imaginais, féminine et sensuelle, exerçant sans forcer
un métier viril dans un univers masculin. Melvil Poupaud, c’était comme
un rêve de cinéphile adolescente. Gaël est devenu un cousin lointain du
Gaspard de Conte d’été, quittant les plages bretonnes pour embarquer
vers le grand large. Le rôle de commandant lui va comme un gant. Le
couple qu’Ariane et Melvil forment, c’est pour moi l’arrivée d’un
souffle romanesque dans la matière réaliste du scénario. Pour le rôle de
Félix, l’amoureux qui reste à terre, il fallait un acteur qui marque
tout de suite les esprits parce qu’après l’avoir entraperçu le
spectateur ne le revoit pas pendant les deux tiers du film. Je voulais
un charisme fort mais différent de Melvil. J’ai longtemps cherché qui
pourrait incarner ce rôle, mais là aussi on peut parler d’évidence quand
j’ai su que Anders Danielsen Lie, qui m’avait éblouie dans Oslo, 31
août, était intéressé par le projet. Dès les essais avec Ariane, c’est
devenu une certitude. Le fait qu’il ait un accent agit comme un charme
immédiat, il a en lui un ailleurs.
Le bateau est-il pour vous aussi un personnage ?
Quand les marins parlent de leur navire, ils en parlent souvent comme
d’une personne. Le Fidelio est un personnage que j’ai ausculté pendant
tout le film, il a un destin. Le cargo m’intéressait aussi comme
microcosme qui a vu la mondialisation avant tous les autres lieux de
travail. Le casting de l’équipage respecte cette variété de nationalités
mais aussi de milieux, de parcours – la plupart des officiers ont fait
des études supérieures, les marins ne sont pas tous bourrus et
burinés. Du point de vue de l’intrigue amoureuse, le bateau est un huis
clos qui devient au gré des sentiments d’Alice son paradis ou son enfer :
dans le milieu du film, tout semble parfait et idéal à bord, mais
lorsqu’elle embarque après avoir revu Félix en France, tout va de
travers… En ce lieu unique, le désir, l’amour, la mort. La vie, donc.
Huis clos que vous avez décidé de filmer en format scope…
C’était surtout le format idéal pour la mer et les horizons monstrueux
de la salle des machines, et curieusement aussi pour les décors étroits
du bateau, coursives, cabines : la largeur de l’écran renforce
l’impression de claustrophobie. Le scope produit des cadres intéressants
pour les scènes de groupe, dans des espaces étroits où on ne pouvait
pas beaucoup découper, et aussi pour les scènes de couple, permettant
d’éviter le champ-contrechamp, dans les affrontements notamment. C’est
aussi le bon format pour filmer une femme endormie ou allongée !
Le film est nourri de la vie des marins, qu’est-ce qui vous intéressait dans le fait de filmer leur travail ?
Filmer le travail d’une mécanicienne, c’était filmer un travail peu
connu du public, assez opaque – même si les conseils de mon amie marin
nous ont permis de garder une intrigue technique vraisemblable – mais
aussi filmer le danger potentiel – la machine comme une grosse bête à
dompter. Filmer le travail, c’était donner à voir une solidarité entre
les hommes, unis contre les forces contraires de la mer ou de la
machine, malgré de grandes différences de communautés, de langues,
malgré aussi un certain racisme plus ou moins conscient. La vie de marin
a ceci de particulier qu’on ne quitte jamais son lieu de travail et que
dans la vie à bord coexistent le collectif et l’intime. Les
Français embarquent 3 mois, les Roumains 4 mois, les Philippins jusqu’à 9
mois sans rentrer chez eux ! De plus, en mer, le temps est suspendu :
la durée des voyages est déconnectée de l’immédiateté à laquelle nous
sommes habitués. La vie à bord, rythmée par les repas pris en commun,
les célébrations, qui se poursuivent même au cours des escales, et aussi
l’ennui, les plages de repos, sont également là pour mettre en valeur
les moments passés dans l’intimité d’Alice.
Le film traite du désir, comment avez-vous abordé les scènes de sexe ?
En contraste avec la vie collective, “ publique ”, j’avais envie de
filmer frontalement des choses qui ne sont pas faites pour être montrées
: le sexe, l’intime. Il y a en fait très peu de scènes de sexe “
explicites ” dans Fidelio et c’était présent dans le scénario même : ce
qui m’intéresse, c’est de filmer les corps qui parlent, ou bien se
taisent, juste avant, juste après. Le désir qui monte, l’amour qui naît
ou renaît. Pour toutes ces scènes, l’important pour moi était qu’elles
se déroulent dans une humeur lumineuse, de plaisir, de simplicité. Cela
nous amusait beaucoup avec Ariane de penser que nous verrions Alice “
jouir ” de plusieurs manières, selon les scènes. Il m’importe toujours
qu’il y ait de la joie et de la vitalité dans le sexe. Ce n’est jamais
morbide ou dangereux. Et quand elle a affaire à un homme qui veut la
forcer, elle s’en sort.
Le journal de bord du mort trouvé dans sa cabine accompagne Alice tout au long de son odyssée personnelle…
L’arrivée d’Alice sur le Fidelio se déroule dans une brume propre aux
fantômes, et c’est la voix d’un mort, Le Gall, qui va la guider dans ses
introspections. Cette intrigue parallèle du journal est arrivée
tardivement dans l’écriture, comme la pièce manquante qui donnerait une
autre dimension à un scénario en forme de chronique. Nous avons tourné
autour d’enjeux plus forts souvent retenus dans les films maritimes plus
ou moins récents – naufrage, attaque de pirates, clandestins à bord,
trafic, catastrophe écologique – mais toutes ces grandes intrigues
allaient escamoter ce qui était pour moi le coeur du sujet, à savoir la
mécanique des sentiments. Et Le Gall, un homme malade du coeur qui se
tourmente de n’avoir jamais vécu l’amour, est devenu le miroir inversé
d’Alice qui trop aime mais bien étreint.
Quel est votre point de vue sur les jeux amoureux du personnage d’Alice ?
Le film semble reprendre l’éternel motif de la femme qui hésite entre
deux hommes. Certains se reconnaîtront dans son amour pour Gaël,
d’autres préféreront son histoire avec Félix. Pour moi, il serait idéal
que le spectateur soit lui aussi dans la difficulté de faire un choix.
Mais ce n’est pas tant la problématique du choix entre les hommes qui
m’intéresse, plutôt celles des hommes qui se superposent, et de l’amour
infini, et non pas indivisible. Je fais le portrait d’Alice à cet
instant, parce que dans ce moment de vie, elle a une attitude qui peut
paraître amorale : elle envisage de s’épanouir avec deux hommes dans sa
vie. L’utopie permet à Alice d’accéder à ce qu’elle est vraiment. Elle
prend conscience que la pureté de ses sentiments envers ceux qu’elle
aime n’empêche pas qu’ils souffrent par sa main. Alice se révèle comme
quelqu’un de profondément altruiste, qui ne cherche pas son propre
plaisir en tout et en tout le monde mais au contraire cherche le bonheur
en l’autre. Si le sous-titre d’odyssée m’a accompagnée comme un
talisman depuis les débuts de l’écriture, c’est qu’il s’agit sans doute
d’une variation contemporaine sur la conjugalité, et plus largement, sur
les liens qui se tissent entre les humains. Le dernier plan est celui
d’une Alice en mouvement, en questions, qui ne sait où elle va mais
ressort plus vivante que jamais de sa traversée.